La bataille pour l’océan Indien : comment l’Union européenne et l’Inde peuvent renforcer la sécurité maritime

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Nov 02

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Cet article a été initialement publié en anglais par The European Council on Foreign Relations (ECFR) le 3 août 2023 sous le titre « The battle for the Indian Ocean: How the EU and India can strengthen maritime security ».

 

Tout au long du siècle dernier, la Chine était principalement une puissance terrestre. Mais dans son livre blanc de 2015 sur la stratégie militaire, Pékin a explicitement défini son objectif de devenir une « puissance maritime » avant de commencer à moderniser et à développer la marine de l’Armée populaire de libération (PLAN). L’expansion de la PLAN, qui est passée du statut de garde-côte à celui de marine de haute mer capable d’opérer à l’échelle mondiale et dans les eaux profondes des océans ouverts, a jeté les bases permettant à la Chine d’étendre sa présence globale dans la région Indopacifique. Depuis 2008, la PLAN a participé à des patrouilles antipiraterie au large de la Somalie, déployé des sous-marins et des navires en permanence dans l’océan Indien et établi des bases militaires stratégiques dans la région, par exemple sur les îles Coco (Myanmar) et à Djibouti. En outre, la Chine a obtenu les droits d’utilisation de plusieurs ports de l’océan Indien – qui font partie du « collier de perles » – ce qui lui a permis d’étendre son réseau militaire et commercial.

L’utilisation stratégique des ports par la Chine, ainsi que sa présence militaire croissante dans l’espace maritime en général, suscitent de plus en plus le mécontentement d’autres acteurs de l’océan Indien, notamment l’Inde et l’Union européenne. Pour l’Inde, l’océan Indien est un théâtre stratégique et économique clé, et le centre de ses engagements diplomatiques, militaires et régionaux. New Delhi se considère comme le « fournisseur net de sécurité » de la région, un statut menacé par la présence croissante de la Chine dans son voisinage. Pour l’Europe, l’océan Indien est une porte d’entrée principale vers les marchés prospères de l’Indopacifique : l’Europe exporte plus de 35% de ses marchandises vers l’Asie et quatre de ses dix principaux partenaires commerciaux se trouvent dans la région. L’Europe est donc fortement tributaire de la sécurité des lignes de communication maritimes qui traversent l’océan Indien. La présence navale croissante de la Chine dans la région lui permet en fin de compte de disposer de capacités dites d’anti-accès ou de déni de zone afin d’empêcher ou de limiter la liberté d’autres acteurs opérant dans la région. Ces capacités permettraient à Pékin de contrôler le trafic dans certaines parties de l’océan Indien, ce qui pourrait affecter les lignes de communication maritimes européennes et restreindre la capacité de l’Inde à opérer dans la région, limitant ainsi son influence et sa sécurité. Dans sa « Stratégie de l’UE pour la coopération dans la région Indopacifique » de 2021, le Conseil européen a souligné la « concurrence géopolitique intense » dans la région Indo-Pacifique et les répercussions négatives potentielles sur « le commerce et les chaînes d’approvisionnement ». La stratégie annonçait une politique de « partenariat et de coopération », plaçant l’engagement avec les partenaires de la région au premier plan. L’UE a déclaré que la coopération avec l’Inde, en particulier, était une priorité dans son engagement avec l’Indo-Pacifique. Dans ce contexte, le présent document propose que l’UE et l’Inde établissent conjointement un programme régional de renforcement des capacités maritimes pour les petits États insulaires et côtiers de l’océan Indien, sur le modèle de l’exercice de coopération et de formation en Asie du Sud-Est (SEACT) lancé par les États-Unis.

Un tel programme permettrait de répondre en partie aux besoins de certains petits pays de l’océan Indien en matière de sécurité maritime. Ce faisant, il rassemblerait les acteurs régionaux autour de l’UE et de l’Inde et augmenterait ainsi, à moindre coût, la visibilité et la capacité de l’Europe et de l’Inde à assurer la sécurité dans l’Indopacifique. Le programme constituerait l’un des éléments d’une approche multiforme visant à répondre efficacement à l’assertivité de la Chine dans l’océan Indien.

Cet article analyse les principaux axes et modes de pénétration de la Chine dans l’océan Indien, ainsi que la fragmentation politique de la région et la faible capacité des États insulaires et côtiers qui facilitent cette pénétration. Il propose ensuite un programme conjoint UE-Inde de coopération et de formation dans l’océan Indien (IOCAT) pour le renforcement des capacités maritimes des États insulaires et côtiers, qui permettrait de renforcer la sécurité maritime dans l’océan Indien.

La pénétration de la Chine dans l’océan Indien

Après avoir étendu ses revendications en mer de Chine méridionale, Pékin a progressivement renforcé sa présence militaire dans l’ensemble de l’Indopacifique afin de protéger ses investissements économiques massifs dans la région dans le cadre de son initiative Belt and Road Initiative (BRI) et d’assurer son propre approvisionnement énergétique en pétrole et en charbon, moteurs de la croissance chinoise. L’évolution de cette stratégie peut être retracée à travers les dix livres blancs sur la défense que la Chine a publiés depuis 1998, chacun d’entre eux marquant une nouvelle étape de son ambition de devenir une puissance navale et de son positionnement militaire à l’étranger.

Le livre blanc de 1998 indique que la Chine « ne stationne pas de troupes et n’établit pas de bases militaires dans un pays étranger ». Dans un contraste frappant, le livre blanc le plus récent, rendu public en 2019, souligne la nécessité de sauvegarder les « droits et intérêts maritimes de la Chine » et « les intérêts d’outre-mer », et mentionne ouvertement l’existence d’une base de la PLAN à Djibouti. Les livres blancs sur la défense publiés entre ces deux documents révèlent le développement des capacités de guerre navale de la Chine. Le livre blanc sur la défense de 2000, qui indique que la marine dispose « d’armes de surface, de sous-marins, d’aviation navale, de défense côtière et de corps de marine, ainsi que d’autres unités spécialisées », fournit la première indication que la Chine a acquis la capacité de mener des opérations défensives au large des côtes. Le livre blanc sur la défense de 2002 indique que la Chine possède non seulement des sous-marins à propulsion nucléaire, mais aussi des capacités de contre-attaque nucléaire. Les deux livres blancs suivants, publiés en 2004 et 2006, insistent sur le renforcement des capacités navales en termes d’armement et d’équipement, ainsi que sur « l’extension progressive de la stratégie d’opérations défensives en mer ». Tous deux mettent l’accent sur le renforcement des capacités en matière d’opérations maritimes intégrées.

L’expansion militaire de la Chine est allée de pair avec son développement économique. Le livre blanc sur la défense de 2008 a donné à la marine une importance nouvelle et sans précédent. Près de quatre pages sont consacrées à ce corps d’armée, alors que les documents précédents ne contenaient qu’un ou deux paragraphes. Le contexte de ce livre blanc est important : en 2007, la Chine avait dépassé les États-Unis en tant que premier exportateur mondial. Pour la Chine et pour l’Occident, 2008 a été une année charnière. Elle a vu l’organisation des Jeux olympiques de Pékin – un triomphe politique pour les autorités chinoises – mais les performances chinoises ne se sont pas limitées au cadre sportif. C’est aussi l’année de la crise financière la plus importante depuis 1929, qui ne sera surpassée qu’en 2020 par les conséquences économiques de la pandémie de Covid-19. Les dirigeants chinois, entre autres, ont interprété la crise comme le signe d’un Occident en déclin et d’une opportunité à saisir, mais aussi comme le début d’une période de concurrence acharnée. Le livre blanc de 2008 affirmait que « les luttes pour les ressources stratégiques, les emplacements stratégiques et la domination stratégique [s’étaient] intensifiées », et suggérait en outre que la PLAN développe « des capacités de coopération dans les eaux lointaines ». C’est également en 2008 que la Chine a envoyé pour la première fois un contingent naval en mission antipiraterie dans le golfe d’Aden.

Les livres blancs sur la défense qui ont suivi ont tous souligné la nécessité d’opérer plus loin des côtes chinoises afin de protéger les intérêts de la Chine à l’étranger. Le livre blanc sur la défense de 2010 insistait notamment sur le développement de capacités permettant de mener des opérations dans des eaux lointaines et sur la construction d’infrastructures terrestres et de plateformes logistiques de surface permettant à la PLAN d’opérer loin de ses bases nationales. Le document de 2013 a coïncidé avec le lancement du premier porte-avions chinois, le Liaoning, qui a marqué une nouvelle étape pour la PLAN. Le livre blanc de 2015 a réitéré la mission de l’APL consistant à « sauvegarder la sécurité des intérêts chinois à l’étranger » et la nécessité pour la PLAN de « passer progressivement de la défense des eaux du large » à la combinaison de la défense des eaux du large avec la « protection de haute mer ». Cela montrait clairement l’intention de la Chine de « prendre l’initiative stratégique dans la compétition militaire ». Quelques mois plus tard, la Chine a lancé un ambitieux programme de modernisation de ses forces armées, investissant massivement dans la mise à niveau des équipements militaires et des navires, en mettant particulièrement l’accent sur la mise en service d’un plus grand nombre de sous-marins nucléaires et de porte-avions.

La militarisation de la présence chinoise dans l’océan Indien

Absente militairement de l’océan Indien jusqu’en 2008, la Chine y a considérablement renforcé sa présence militaire ces dernières années. Outre la construction d’une base militaire à Djibouti, Pékin a renforcé sa présence navale dans la région. Elle a déployé un sous-marin nucléaire dans l’océan Indien pour la première fois en 2013, puis un sous-marin conventionnel et son navire de soutien se sont rendus à deux reprises dans des ports sri-lankais en 2014. Après avoir acquis son premier porte-avions en 2015, la Chine en a ensuite commandé deux autres, démontrant qu’elle a systématiquement choisi l’option maximaliste pour renforcer ses capacités navales.

Ces capacités de réaction rapide aident la Chine à soutenir la BRI et, plus généralement, à protéger ses citoyens et ses intérêts. Selon Joshua T. White, ancien conseiller principal et directeur des affaires de l’Asie du Sud au Conseil national de sécurité des États-Unis, la PLAN a cinq objectifs dans l’océan indien : 1) mener des activités non combattantes axées sur la protection des citoyens et des investissements chinois et sur le renforcement de la puissance douce (soft power) de la Chine ; 2) entreprendre des activités antiterroristes, unilatéralement ou avec des partenaires ; 3) recueillir des renseignements à l’appui des exigences opérationnelles et contre des adversaires clés ; 4) soutenir les efforts de diplomatie coercitive auprès des petits pays de la région ; et 5) permettre des opérations efficaces dans un environnement conflictuel. Ces capacités préparent donc la Chine, entre autres, à être en mesure de dissuader, d’atténuer ou de mettre fin à une interdiction commerciale.

M. White souligne également le déploiement par la Chine d’un certain nombre de moyens de surface tels que des croiseurs à missiles guidés, des destroyers, des frégates, de grands docks de transport amphibie, une flotte émergente de navires d’assaut amphibie encore plus grands, ainsi que des navires de soutien et auxiliaires, tandis que l’armée de l’air de l’APL développe sa flotte de transport aérien à long rayon d’action.

Les capacités de la Chine soulèvent des questions sur la nature de la menace à laquelle elles sont censées répondre. La lutte contre la piraterie, par exemple, n’est plus un problème majeur dans le golfe d’Aden. Cela n’a pas empêché la Chine de déployer un destroyer à missiles guidés, Taiyuan, et une frégate, Jingzhou, ainsi que quelque 690 marins, dans le golfe d’Aden lors de la crise du Covid-19, officiellement pour la protection des navires et des embarcations traversant la région. En plus de ces actions, Pékin a déployé des drones sous-marins et des navires-espions dans la région de l’océan Indien afin d’effectuer une surveillance sous-marine et d’acquérir une meilleure compréhension de l’environnement marin dans lequel la PLAN opère.

L’engagement diplomatique de la Chine auprès des petits États de l’océan Indien

La mise en œuvre du programme de modernisation de la Chine a été concomitante à celle de la BRI. Avec la BRI, la Chine a étendu son influence sur les pays de la région par le biais d’investissements, par exemple en finançant et en construisant plusieurs installations commerciales et portuaires dans des pays tels que le Kenya et la Tanzanie, mais aussi le Pakistan, le Sri Lanka, la Birmanie et le Bangladesh. La BRI a engendré une série de réalignements et transformé la région en un vaste espace de concurrence géopolitique. Certains petits États sont devenus de plus en plus dépendants de Pékin pour le commerce et les infrastructures et, dans certains cas, très endettés vis-à-vis de la Chine.

Pékin s’est également engagée dans une diplomatie active à l’égard des petits États insulaires de la région. Géographiquement, quatre de ces États insulaires jouent un rôle central dans la protection des voies de communication maritimes dans l’océan Indien : le Sri Lanka et les Maldives sont situés sur la route la plus directe entre la Chine et le Moyen-Orient, tandis que Maurice et les Seychelles sont situés sur les routes maritimes Asie-Afrique.

S’engager avec ces quatre États insulaires a également une valeur politique pour la Chine dans le contexte de sa concurrence avec les États-Unis et l’Inde. Depuis des décennies, la Chine tente d’établir des installations à proximité de l’Inde, ce qui augmenterait sans aucun doute la vulnérabilité de New Delhi. Par exemple, depuis 1986, Pékin a tenté d’acquérir, directement ou indirectement, l’une des îles de l’archipel des Maldives.  La Chine est le seul pays à posséder une ambassade sur chacune des six îles de l’océan Indien. Pékin est également un partenaire de dialogue dans les organisations régionales et sous-régionales qui incluent les États insulaires : l’Indian Ocean Rim Association – dont le Sri Lanka, les Maldives, Maurice et les Seychelles sont tous membres – et la Commission de l’océan Indien, dont les États membres bordent tous le canal du Mozambique et incluent Maurice et les Seychelles. La participation de la Chine à ces organisations lui permet non seulement d’entretenir des relations avec ces États, mais aussi d’être reconnue comme un acteur régional légitime.

Toutefois, la Chine ne se contente plus d’un strapontin au sein des organismes régionaux existants. Elle tente désormais de réunir les États de la région selon ses propres termes. En novembre 2022, l’Agence chinoise de coopération internationale au développement (CIDCA) – une organisation associée au ministère chinois des Affaires étrangères – a organisé la première réunion du Forum Chine-région de l’océan Indien sur la coopération au développement, qui a rassemblé quelque 19 États, à l’exclusion de l’Inde et des États membres de l’UE.  Selon la CIDCA, le forum vise à « mettre en commun la sagesse et les ressources » et à permettre à la Chine de « renforcer la coopération avec les pays de la région de l’océan Indien afin de développer l’économie bleue et de faire progresser la mise en œuvre de l’IGD (Initiative mondiale pour le développement) dans la région » et de « développer constamment les intérêts convergents » entre la Chine et les pays de l’océan Indien.

L’engagement et les investissements de la Chine ont apporté des avantages financiers à ces États insulaires. Ils ont également attiré l’attention d’autres acteurs régionaux, tels que l’Inde et les États-Unis, qui ont commencé à leur tour à courtiser les États insulaires. L’Inde, par exemple, a renforcé son engagement diplomatique avec ces pays : le président Narendra Modi s’est rendu à plusieurs reprises au Sri Lanka, aux Maldives, à Maurice et aux Seychelles depuis son premier mandat en 2014. L’Inde a également accordé des prêts importants à Maurice en 2017 et aux Maldives en 2018, en partie pour les aider à rembourser leur dette vis-à-vis de la Chine. Les grandes puissances régionales, comme l’Inde et la France (qui s’identifie comme un État résident dans l’océan Indien), perçoivent l’implication de la Chine dans les États insulaires comme une menace, car leur présence dans l’océan Indien est régulièrement contestée par des acteurs locaux, que ce soit en mer d’Arabie ou dans le sud-ouest de l’océan Indien, avec le soutien plus ou moins actif de Pékin et de Moscou.

La coopération de la Chine avec ses partenaires de l’océan Indien

La politique régionale de la Chine vise également à rassembler d’autres puissances clés de l’océan Indien autour de son agenda. La Chine joue donc sur ses convergences existantes avec le Pakistan, la Russie et l’Iran, sans nécessairement partager pleinement leurs motivations.

Si le partenariat entre la Chine et le Pakistan est sans conteste le plus ancien – les deux pays ayant pour objectif de contrer l’Inde – Islamabad n’est plus le seul partenaire de Pékin dans l’océan Indien. Une opposition commune aux États-Unis a conduit la Chine et la Russie à coopérer dans le domaine naval. Cette coopération navale a pris son essor en 2012, lorsque la Chine et la Russie ont mené leur premier exercice conjoint dans le Pacifique, suivi en 2015 d’un autre exercice conjoint en mer Méditerranée, puis en 2016 en mer de Chine méridionale et en 2017 d’un autre exercice naval conjoint en mer Baltique. Ce n’est toutefois qu’en 2019 que Pékin et Moscou ont décidé d’étendre leur coopération à l’océan Indien, où ils ont mené deux exercices trilatéraux avec l’Afrique du Sud et l’Iran, respectivement en novembre et décembre 2019. Néanmoins, l’importance militaire de ces exercices est restée modeste en raison de leur faible niveau technique.

Les stratégies « zone grise » de la Chine dans l’océan Indien

La présence de la Chine dans l’océan Indien ne se limite pas à des exercices militaires. La Chine est passée maître dans l’utilisation de stratégies de zone grise en mer de Chine méridionale et dans l’océan Indien. Les stratégies de zone grise font référence à l’utilisation de tactiques ambiguës par un État pour atteindre ses objectifs stratégiques sans s’engager dans un conflit militaire ouvert. Par exemple, la Chine a eu recours à la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (INN) pour servir ses intérêts stratégiques plus larges. Avec environ 3 000 navires, la Chine a construit la plus grande flotte de pêche en eau profonde du monde, ce qui lui permet d’opérer dans les eaux internationales et d’empiéter sur les eaux territoriales d’autres pays. En 2021, la marine indienne a signalé 392 incidents de pêche INN dans le nord de l’océan Indien. Tous les États côtiers de l’océan Indien, y compris les États insulaires et les partenaires supposés de la Chine dans la région tels que l’Afrique du Sud, l’Iran et le Pakistan, se plaignent des pratiques de pêche INN de la Chine, qui ont des conséquences économiques et écologiques importantes pour des États littoraux qui dépendent de la pêche pour leur sécurité alimentaire (réunions à huis clos avec des fonctionnaires, Singapour et Paris, 2022 et 2023). Dans le même temps, les navires de pêche sont souvent utilisés pour faire passer clandestinement des personnes, de la drogue et des armes, ainsi que pour mener des missions d’espionnage et recueillir des renseignements, ce qui est particulièrement préoccupant compte tenu de la présence généralisée de la flotte de pêche chinoise.

Dans ce contexte, la Chine capitalise sur l’effacement de la distinction qui prévalait jusqu’au milieu des années 2000 entre menaces traditionnelles et non traditionnelles, les premières relevant des questions de souveraineté entre États et les secondes de la coopération internationale centrée sur la protection des biens communs. Par exemple, la Chine a construit sa base à Djibouti au nom de l’amélioration de la logistique de la lutte contre la piraterie, à laquelle les puissances occidentales l’ont invitée à participer. De même, les capacités de soutien logistique dont la Chine se dote progressivement lui permettent de mieux connaître l’environnement grâce à la présence de plus en plus fréquente de ses navires océanographiques et de ses navires-espions.

La faiblesse de la réponse régionale

À l’exception de l’Inde et de la France, les acteurs régionaux de l’océan Indien sont souvent impuissants face à cette situation, bien qu’ils aient renforcé leur arsenal normatif ces dernières années. Par exemple, l’amendement de Djeddah au code de conduite de Djibouti de 2017 de l’Organisation maritime internationale appelle les États signataires à coopérer pour lutter contre la pêche INN, la piraterie, ainsi que d’autres crimes en mer tels que le trafic de drogue et la traite des êtres humains. Cependant, de nombreux États insulaires et côtiers disposent de ressources économiques limitées et d’une juridiction maritime sur des zones considérables, ce qui les empêche d’acquérir les navires et, plus généralement, les capacités et le savoir-faire nécessaires pour exercer un contrôle efficace en mer. Le contrôle de leurs eaux territoriales et de leurs zones économiques exclusives (ZEE) est donc un défi presque impossible à relever pour nombre d’entre eux. La côte africaine de l’océan Indien est ainsi devenue l’enjeu de nouvelles luttes d’influence sans que les États de la région aient les moyens, militaires ou autres, de défendre leur souveraineté maritime.

La côte africaine de l’océan Indien reste presque entièrement dépendante du monde extérieur pour sa propre sécurité maritime. Les forces navales africaines ont été notablement absentes des trois opérations navales mises en place pour assurer la sécurité maritime au large de la Corne de l’Afrique : l’EUNAYFOR Atalanta de l’UE, l’Ocean Shield de l’OTAN et la Combined Maritime Task Force (CTF 151) multinationale. Les Seychelles ont été le seul pays africain à contribuer à la CTF 151. L’Afrique du Sud, le Mozambique et la Tanzanie ont lancé la seule opération panafricaine de lutte contre la piraterie dans l’océan Indien, l’opération Copper, en 2011 dans le canal du Mozambique, mais l’Afrique du Sud a mené l’opération seule malgré les tentatives de mise en commun. Ils l’ont depuis régulièrement prolongée, sauf en 2012.

La plupart des États n’ont d’autre choix que de conclure des accords bilatéraux avec des puissances extrarégionales telles que les États-Unis, la Chine, l’Inde, l’UE ou la France (avec laquelle même l’Afrique du Sud entretient une coopération maritime en dépit de relations politiques complexes). Il existe une série de programmes de renforcement des capacités de portée et d’ambition variables, souvent menés sur une base bilatérale et dont peu d’exemples concernent une grande partie de la région. Par exemple, les Émirats arabes unis ont financé le programme MASE visant à promouvoir la sécurité maritime dans la région de l’Afrique orientale et australe et de l’océan Indien, qui s’est déroulé de 2012 à 2020. Son objectif général était de renforcer la sécurité maritime dans la région et de créer un environnement propice au développement économique. Plus spécifiquement, il visait à renforcer la capacité des États et des organisations de la région à mettre en œuvre la stratégie et le plan d’action régionaux contre la piraterie et pour la sécurité maritime. Il comprenait diverses initiatives de développement, allant de la formation professionnelle aux capacités nationales et régionales en matière juridique, de renseignement et de coordination régionale. Le programme CRIMARIO (Critical Maritime Routes in the Indian Ocean) est un autre exemple. Lancé et financé par l’UE, il vise à renforcer la sécurité et la sûreté maritimes dans l’ensemble de la région de l’océan Indien en aidant les nations côtières à améliorer leur connaissance de la situation maritime grâce à des réseaux d’échange d’informations et à la gestion des incidents sur le web, ainsi qu’à des ateliers inter-institutions, à des formations et à un renforcement des capacités. Lorsque le programme CRIMARIO I s’est achevé en décembre 2019, l’UE a étendu la portée géographique du projet pour interconnecter l’Indo-Pacifique dans le cadre de CRIMARIO II, qui s’étend de 2020 à 2025.

Mais cette dépendance des États africains de l’océan Indien à l’égard des puissances extérieures pose un problème aux pays qui les soutiennent, qui doivent mobiliser une grande partie de leurs propres ressources navales, ce que peu d’entre eux sont prêts à faire. L’outil des présences maritimes coordonnées de l’UE, déployées dans le golfe de Guinée en 2021, fournit un cadre flexible dans lequel les États membres de l’UE allouent volontairement des ressources navales et aériennes à des zones prioritaires d’intérêt maritime pour l’UE. La stratégie de coopération Indopacifique de l’UE a étendu le concept des présences maritimes coordonnées au nord-ouest de l’océan Indien lors du Forum interministériel de Paris en février 2022, mais elle peine à mobiliser un nombre suffisant de participants européens bien que l’UE et les États membres aient affirmé à plusieurs reprises qu’ils devaient préserver leurs canaux de communication maritime dans la zone. Il est donc nécessaire de mettre en commun les ressources, de travailler en étroite collaboration avec les États côtiers et insulaires et de mieux les équiper, plutôt que de s’appuyer sur les capacités des États extrarégionaux.

L’Inde est la seule puissance régionale qui s’efforce à la fois de sécuriser la zone et de développer les capacités des États côtiers et insulaires les moins bien dotés. En 2021, par exemple, elle a offert des prêts à l’île Maurice pour l’achat d’équipements liés à la défense et en 2022, elle a fait don d’un dock flottant de 20 millions de dollars à la marine sri-lankaise. En outre, les plus grands navires des marines des deux pays sont des patrouilleurs offshores construits par l’Inde, qui a construit une piste d’atterrissage et une jetée sur l’île mauricienne d’Agaléga à des fins de surveillance. L’Inde a également lancé un projet de radar de surveillance côtière aux Seychelles et a modernisé la jetée et la piste d’atterrissage de l’île d’Assomption à des fins de surveillance. Les navires et les avions de la marine indienne effectuent régulièrement des opérations conjointes de surveillance, de patrouille et de relevés hydrographiques dans les ZEE de l’île Maurice, des Seychelles et des Maldives. Elle effectue également des patrouilles conjointes avec l’Indonésie et multiplie depuis 2005 les exercices navals conjoints avec les pays du Conseil de coopération du Golfe ainsi que, depuis octobre 2022, avec les marines mozambicaine et tanzanienne.

Renforcer la sécurité maritime dans l’océan Indien

Il est donc urgent pour l’UE de développer ses propres capacités navales et de renforcer ses partenariats dans la région, ainsi que d’aider les États côtiers à se doter des moyens de protéger leurs eaux territoriales et leurs ZEE. Un programme de renforcement des capacités maritimes des États insulaires et côtiers de l’océan Indien, organisé à l’échelle de l’ensemble de la région dans le cadre de la coopération de l’UE avec l’Inde et sur le modèle du programme SEACAT, constituerait une contribution utile à ces objectifs. Un tel modèle, envisagé par d’éminents experts maritimes indiens, ne répondrait pas à l’ensemble du problème posé par la pénétration chinoise dans l’océan Indien, selon une conversation des auteurs avec des experts maritimes indiens (Bruxelles, juillet 2022), mais permettrait de limiter l’espace dans lequel la Chine opère aujourd’hui, et de répondre en partie aux difficultés des États côtiers à contrôler leurs eaux territoriales et leurs ZEE qui sont nettement plus étendues que leur masse continentale. Elle permettrait également à l’UE et à l’Inde d’éloigner les États côtiers de l’orbite de la Chine et de les aligner autour d’un axe UE-Inde.

Le ministère américain de la Défense a lancé l’exercice SEACAT en 2002 sous le nom de « Coopération contre le terrorisme en Asie du Sud-Est », mais il a été rebaptisé en 2012 pour refléter l’accent mis sur l’avancement de la formation des marines et des garde-côtes régionaux, avec un objectif déclaré d’interopérabilité, reflétant implicitement le désir des pays riverains de la mer de Chine méridionale de contrer les ambitions hégémoniques de la Chine dans la région. SEACAT a été conçu pour améliorer la coopération entre les pays d’Asie du Sud-Est et les aider à faire face aux crises et aux activités illégales dans le domaine maritime en utilisant des tactiques, des techniques et des procédures standardisées. La participation à l’exercice SEACAT a considérablement évolué au fil du temps. En 2018, seuls neuf pays participaient à l’exercice ; en 2022, 21 pays y participaient. Toutefois, les pays riverains de l’océan Indien ne sont que très peu représentés. Seuls le Bangladesh, l’Inde et la France participent à l’exercice.

L’UE et l’Inde – en dialogue avec les États côtiers et insulaires de l’océan Indien ainsi qu’avec les États membres de l’UE – devraient donc suivre cet exemple et mettre en place un programme de coopération et de formation dans l’océan Indien (IOCAT). Une fois mis en place, ce programme pourrait être étendu à d’autres États membres de l’Asie du Sud et de l’UE, notamment le Bangladesh, les Maldives et le Sri Lanka, ainsi que la France et l’Allemagne. Le champ d’application concret et le programme évolueraient en fonction de l’émergence de nouveaux besoins et des capacités des États participants. Cela permettrait au programme de fournir un cadre suffisamment flexible pour répondre aux défis d’aujourd’hui et prendre en compte les défis potentiels de demain.

La mise en place d’un tel programme ne devrait pas poser de difficulté technique particulière. L’Inde, la France et l’Allemagne ont toutes trois participé à SEACAT 2022, organisé à Singapour, et sont donc familiarisées avec l’exercice et capables de les mettre en œuvre dans l’océan Indien. Le programme faciliterait également l’interopérabilité entre les partenaires régionaux et les marines européenne et indienne. En outre, le rôle de l’UE permettrait d’impliquer davantage les États membres de l’UE, encore réticents à participer aux présences maritimes coordonnées par manque de navires, dans la sécurité de la région à un niveau compatible avec leurs capacités et intérêts spécifiques. Si l’UE affirme développer sa coopération maritime avec l’Inde, elle n’a pas encore défini officiellement cette coopération. La mise en œuvre d’un programme IOCAT permettrait donc d’approfondir la coopération entre l’UE et l’Inde dans l’océan Indien.

De la théorie à la pratique

L’océan Indien est un théâtre important pour les intérêts européens. Ses routes commerciales maritimes sont essentielles pour les principaux marchés d’exportation de l’Europe en Asie et, par conséquent, pour la prospérité de l’Europe. Toutefois, l’océan Indien est dominé par d’autres puissances, telles que l’Inde, les États-Unis et, depuis quelques années, la Chine, qui s’engage dans la région avec de plus en plus d’assurance. La Chine a accompagné son empreinte militaire croissante dans l’océan Indien d’une militarisation des activités non létales et de l’émergence de tactiques de zone grise, telles que la pêche INN, dans laquelle les activités économiques traditionnelles sont utilisées pour poursuivre des ambitions géopolitiques. La capacité des États côtiers et insulaires de l’océan Indien à protéger la souveraineté de leurs eaux territoriales et de leurs ZEE est donc devenue étroitement liée à la liberté de navigation dans l’océan Indien en général.

L’UE doit donc s’engager d’urgence dans des programmes de renforcement des capacités et des compétences qui l’aideront à préserver ses propres intérêts tout en s’attaquant aux problèmes locaux et en travaillant avec des partenaires de la région, tels que l’Inde. À un moment où les relations bilatérales constituent une priorité pour les deux acteurs, il est impératif que l’UE s’appuie sur cette dynamique et obtienne des résultats tangibles. En lançant un programme IOCAT, l’UE et l’Inde pourraient aller au-delà de la rhétorique et mettre en place une initiative concrète qui unirait les pays de l’océan Indien et au-delà, et augmenterait la visibilité et l’influence de l’UE et de l’Inde dans l’Indopacifique.

Auteurs en code morse

Frédéric Grare et Manisha Reuter

Frédéric Grare est senior policy fellow au sein du programme Asie du Conseil européen des relations étrangères (ECFR) et senior fellow non-résident à la Fondation Carnegie pour la paix internationale, à Washington. Il a précédemment travaillé au Centre d’analyse, de planification et de stratégie du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (MEAE), à Paris, où il s’est concentré sur les dynamiques indopacifiques et les questions de sécurité dans l’océan Indien. Avant de rejoindre le MEAE, il a été directeur du programme Asie du Sud à la Fondation Carnegie pour la paix internationale et chef de la division Asie de la direction des affaires stratégiques du ministère français des armées. M. Grare a également servi en Inde et au Pakistan. Il est titulaire d’un doctorat de l’Institut universitaire de hautes études internationales de Genève et d’une habilitation à diriger les recherches de l’Institut d’études politiques de Paris.

Manisha Reuter est responsable du programme Asie au Conseil européen des relations étrangères (ECFR). Elle travaille sur les relations Inde-UE, les relations Chine-Inde et la sécurité maritime dans l’Indo-Pacifique. Avant de rejoindre l’ECFR en août 2020, Manisha Reuter a travaillé pour le programme Asie du German Marshall Fund of the United States. Elle a également participé au programme de bourses de la Fondation Robert Bosch ainsi qu’au projet financé par le Conseil allemand de la recherche (DFG) intitulé « A BRICS-Variant of Capitalism ? Challenges to the Stability of the Economic Model of Larger Emerging Countries, a Case Study of Brazil and India ». Manisha Reuter est titulaire d’une licence en science politique et en psychologie des affaires de l’université de Lunebourg (Allemagne) et de l’université baptiste de Hong Kong (Chine), ainsi que d’une maitrise en études internationales – études sur la paix et les conflits – de l’université de Francfort-sur-le-Main (Allemagne).

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