Impressions des îles Salomon : leçons géopolitiques du sommet du Forum des îles du Pacifique

Le Rubicon en code morse
Déc 10
Port d’Honiara avec des bateaux et des navires ancrés, îles Salomon.

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Le 54ᵉ sommet du Forum des îles du Pacifique, qui s’est tenu dans la capitale des îles Salomon en septembre 2025, a confirmé les tensions structurelles entre les ambitions indopacifiques de certaines puissances (Australie, Chine, États-Unis en tête) et les aspirations à l’autonomie des États insulaires. De retour de ce terrain convoité, marqué par des héritages coloniaux persistants et des risques climatiques grandissants, Éric Frécon questionne les marges d’action des acteurs locaux pour s’affranchir des influences extérieures. Son texte, au ton libre et incarné, explore trois axes : les limites de l’engagement australien (entre sentiment de paternalisme et incompréhension des attentes locales) ; l’ambivalence de la présence chinoise (perçue comme une alternative intéressante, mais suscitant certaines craintes de dépendance) ; et l’émergence d’un régionalisme pacifique, porté par des initiatives cultivées en interne (comme la Pacific Resilience Facility) et une tentative de faire émerger une diplomatie propre à la région. Tout ceci pour interroger la viabilité d’une « troisième voie », conçue pour naviguer entre alignements géopolitiques et autonomie souveraine.

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Dans cette zone grise et informelle de la recherche académique où se mêlent indistinctement « observation participante » et « entretiens non-directifs », opère aussi le chercheur en visa « holiday », malgré son travail. Dans ce flou statutaire, moins vaut comme compagnon Le Robert de l’universitaire ou Le Guide du routard du voyageur que le Pilote de guerre, emporté par hasard sur le vol 358 pour Honiara, capitale des îles Salomon et hôte du 54e sommet des dirigeants du Forum des îles du Pacifique (FIP), qui s’est tenu du 8 au 12 septembre dernier.

Dans le ciel d’Arras en 1940, Antoine de Saint-Exupéry y prolonge les réflexions d’André Gide sur le fleuve Congo : nourritures célestes, Nourritures terrestres… Aujourd’hui, ce sont les îles du Pacifique que le chercheur en relations internationales doit apprendre à mieux appréhender, comme l’explique Joanne Wallis dans le sillage d’Amitav Acharya. Or, afin de bien « voir » et d’ainsi allier l’« esprit » à l’« intelligence », Saint-Exupéry conseille de « participer » (que ce soit aux embouteillages dans les minibus bondés ou aux pauses café dans les food courts, le tout en esquivant les crachats rouge bétel dont les trottoirs portent les stigmates écarlates). Quant à Gide, il recommande de « sentir le sable » (et la poussière du central market) avant tout espoir de « connaissance ». À ce titre, leurs reportages respectifs de retour d’Union soviétique, en 1935 et 1936, se distinguaient par leur connexion au terrain et à l’humain.

Ces inhabituels, quoique indispensables, prérequis méthodologiques semblent avoir été parfois oubliés par certaines organisations de la société civile (CSO), cloîtrées à Honiara dans quelques cafés à l’air conditionné. La géopolitique de ces établissements, aux abords des hôtels des délégations ou des salles de réunion, importe davantage que celle de la région. Seuls les journalistes et quelques chercheurs y viennent à leur rencontre. Toujours les mêmes visages. Gentrification des cafés… Gentrification de l’activisme ? C’est, en l’espèce, un penchant tentant et une hypothèse à simplement garder à l’esprit. Car actuellement, l’indéniable – et nécessaire ! – rôle des CSO a été unanimement reconnu lors des discours introductifs du sommet. Une matinée leur est heureusement consacrée lors de chaque réunion annuelle, afin que ces organisations puissent partager leurs travaux très utiles, professionnels et approfondis.

Afin de mieux en bénéficier, ces acteurs mériteraient d’ailleurs d’être davantage impliqués lors des dialogues non pas seulement multilatéraux mais aussi bilatéraux et « 1.5 », quand s’associent officiels et chercheurs. En attendant, et preuve de leur réussite, certaines associations se gargarisent de refuser des financements, particulièrement de l’Union européenne (UE), à cause des contraintes administratives. Mais à trop échanger avec les décideurs et intellectuels, le lien avec les premiers concernés, les habitants, pourrait-il à l’avenir se déliter ? Cet écosystème tendrait-il à friser l’entre-soi, voire la « circulation circulaire de l’information » chère à Pierre Bourdieu, d’un café ou d’un événement à l’autre ? C’était l’impression ressentie lors d’un panel sur la décolonisation, sans personne pour apporter la contradiction et où par exemple l’exercice multilatéral Marara, en Polynésie française, fut utilisé pour illustrer la militarisation croissante de l’océan Pacifique – alors qu’il s’agit d’un entraînement dédié aux actions humanitaires en cas de catastrophes naturelles (HADR, en alternance avec l’exercice Croix du Sud, organisé en Nouvelle-Calédonie). De même, à rebours de l’idée d’une éventuelle militarisation, les méconnus accords FRANZ, dédiés à la coordination des mêmes opérations de secours entre la France, l’Australie et la Nouvelle-Zélande, sont placés à Paris sous la tutelle d’une cellule au sein du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères et non pas du ministère des Armées.

Ce risque de détachement avec la réalité vaut également pour les grandes et moyennes puissances, telle l’Australie, dont les allures aux accents parfois paternalistes peuvent agacer malgré la bonne volonté de vouloir financer les projets les plus utiles. En conséquence, quels sont les impacts potentiels à court et moyen terme de cette prise de distance ou de hauteur ? Le rival chinois pourrait surfer sur cette vague décolonialiste, mais la suspicion émerge parmi certains pans de la population à l’encontre de cet investisseur trop opaque. Reste l’option régionaliste : celle de la prise en main de son propre destin. Il est temps, car la méthode simpliste consistant à faire monter les enchères et les investissements entre grandes puissances rivales ne s’avère guère tenable à long terme.

Le risque d’incompréhension face aux importants efforts australiens

Au gré des entretiens, il est apparu que Canberra donne le sentiment d’abuser, à mesure que son incohérence pointe à force de (parfois) dire sans (toujours) faire. Il y a tout d’abord eu le choc en Australie après la victoire du non au référendum constitutionnel de 2023 visant à créer un organe consultatif représentant les Aborigènes du pays et les indigènes du détroit de Torres. Au même moment, Penny Wong, la ministre des Affaires étrangères, promouvait pourtant sa First Nations public diplomacy. De même, il a fallu attendre novembre 2025 pour voir le premier traité entre un État fédéré australien (Victoria) et ses peuples premiers ratifié. À titre de comparaison, il existe au Canada 70 textes semblables, de longue date.

A suivi la question des énergies fossiles. Celle-ci était déjà apparue lors du Commonwealth Heads of Government Meeting (CHOGM) à Samoa en octobre 2024. Là, les pays du Pacifique insulaire ne s’étaient pas privés de faire pression sur Canberra. Néanmoins, et sans complexe, les imposants pickups australiens, ainsi que les publicités vantant les qualités du charbon australien sur Facebook, se posent en contradiction frontale avec la stupeur d’une visite sur un atoll du Pacifique, victime directe des énergies fossiles. Celui de Tarawa, par exemple, sur les îles Kiribati, subit l’érosion et la montée des océans, au point que l’eau potable vient à manquer. Le discours du Premier ministre australien, Anthony Albanese, à la tribune des Nations unies contre le changement climatique aura-t-il suffi à dissiper la défiance et à réchauffer les relations diplomatiques ? Ce n’est pas évident, si l’on considère sa non-participation à la COP 30 au Brésil, l’absence de mesures fortes contre les énergies fossiles dans l’accord final et le compromis qui désigne la Turquie comme hôte de la prochaine conference of the parties. Il n’en demeure pas moins que des soutiens ont été réitérés envers l’Australie, qui sera en charge des négociations lors de la COP 31, en vue d’en faire une « COP du Pacifique ». Il conviendra dès lors de vérifier si Canberra saisit cette opportunité pour renouer les liens distendus.

Par ailleurs, Canberra ne comprend pas la déception provoquée par sa politique de visa chez les îliens. C’est tout d’abord le cas lorsque ces derniers désirent simplement voyager. À cet égard, certains comparent – certes au gré de quelques raccourcis – la liberté de circulation au sein de l’UE et celle au sein de l’auto-proclamée « famille du Pacifique ». Ils regrettent qu’il leur soit presque plus difficile de se rendre en Australie que pour la plupart des Européens. À l’appui, des analystes ont parlé d’« asymétrie » de visas afin de rendre compte de la facilité qu’ont les Australiens pour voyager dans le Pacifique, quand les îliens doivent, eux, faire face à d’importantes barrières administratives pour la réciproque. Il en va de même pour le système du Pacific Australia Labour Mobility (PALM), qui peine à instaurer un modèle véritablement gagnant-gagnant à cause de la précarité de certains travailleurs venus du Pacifique.

En sus de ces contrariétés, une nouvelle inquiétude émerge chez des Salomonais qui suivent ces questions : celle de la souveraineté sur les données, notamment par le biais des câbles sous-marins (Coral Sea Cable System, ainsi que Hawaiki Nui 1 et Adamasia Cable System à l’horizon 2027, tous reliés vers l’Australie ou les États-Unis) et dans le cadre des accords de police signés avec Canberra. Ceux-ci s’accompagnent d’une digitalisation des pratiques, d’où un sentiment de vulnérabilité électronique accru. À cet égard, un agent de l’Australian Border Force avait déjà été aperçu avec son ordinateur portable lors du passage de l’immigration à l’aéroport de Bonriki, sur les îles Kiribati ; quelques mois plus tard, ce sont deux agents aux ascendances plus certainement celto-anglo-saxonnes que mélanésiennes qui ont été croisés dans un café aseptisé aux abords de l’aéroport d’Honiara avec de superbes tee-shirts « SI [Solomon Islands] Customs ». Cette scène illustre la perception d’une surveillance intrusive et apporte de l’eau au moulin décolonialiste puisque, dans ce cas, la frontière entre coopération et ingérence devient de plus en plus ténue.

Enfin, lors d’entretiens, des voix se sont élevées à propos de la balance commerciale trop inégalitaire entre Canberra et Honiara. Entre juillet 2024 et juillet 2025, les exportations australiennes ont augmenté de 5,1 à 7,8 millions de dollars américains pendant que les importations chutaient de 6,5 millions de dollars australiens à 0. En 2023, la balance commerciale penchait du côté de l’Australie à hauteur de 11,7 millions de dollars, contre 29,7 en 2022, 40,5 en 2021 et 40,6 en 2020.

Au lieu de prendre acte, de répondre, d’anticiper ou de déminer, l’Australie et la Nouvelle-Zélande n’ont envoyé que des hauts fonctionnaires pour la cérémonie d’ouverture à Honiara – ce qui est, semble-t-il, une habitude. Le Premier ministre Anthony Albanese est arrivé en dernière minute pour la retraite des chefs d’État et de gouvernement, juste avant de partir avec les premiers. Plus ennuyeux fut son refus d’ouvrir la porte aux journalistes non australiens à l’occasion d’un point-presse, ce qui a profondément heurté les participants du pays d’accueil ou venus des îles. Pire, au lieu de s’en expliquer le lendemain, il a ignoré l’incident et répondu négligemment au journaliste solidaire de ses collègues îliens.

Cette attitude fait écho au manque d’interaction des policiers australiens avec leurs homologues salomonais dans le cadre du Royal Solomon Island Police Force (RSIPF) and Australian Federal Police (AFP) Policing Partnership Program (RAPPP). L’enjeu est de taille dans cette « guerre des polices » non seulement dans les îles Salomon, après des accords de sécurité signés avec Pékin en 2022 puis Canberra en 2024, mais dans le Pacifique en général, où chacun cherche à renforcer la coopération opérationnelle en vue de consolider son influence respective et ses modes de gouvernance. À Honiara, tandis que l’accord avec Canberra peine à monter en puissance et que les gradés australiens préfèrent s’entretenir avec les officiers salomonais, les six policiers chinois en poste au quartier général sympathisent avec leurs homologues locaux. Le reste des forces de l’ordre chinoises s’en va dans les îles plus reculées pour y enseigner les arts martiaux ou, sur le terrain des normes, pour y exporter son modèle de surveillance des villages (ou Fengqiao, un héritage maoïste contre les « ennemis réactionnaires »). Ainsi, alors que l’Australie s’affiche en 4 mètres par 3 le long de l’avenue principale, l’homme de la rue emprunte des bus dans lesquels tout est écrit en chinois. Mieux, il passe devant le nouvel hôpital offert par la Chine, qui pourra enfin procurer des soins approfondis à sa population.

Dans ce contexte et pour le Français de passage, affleure peu à peu le souvenir lointain de la Françafrique et de ses excès. Néanmoins, parce que la comparaison s’avère souvent piégeuse, jamais l’hypothèse n’aurait été soulevée si elle n’était pas venue d’un parlementaire et ancien ministre salomonais en poste avant la bascule vers Pékin en 2019. À terme, et toutes proportions gardées, pourraient se dessiner la même arrogance, la même impression que l’Australie joue à domicile ou en terrain conquis, la même opacité et le même excès à l’égard de micro-États comme Tuvalu. Ceux-ci sont contraints de se lier les mains sur le terrain sécuritaire, au détriment de leur souveraineté et en échange de visas pour leurs réfugiés climatiques. C’est ce qu’a dénoncé l’opposition à Funafuti (ou Vaiaku) dès fin 2023 et ce qu’a admis le nouveau Premier ministre tuvaluan en février 2024, en manifestant son désir de rediscuter l’Australia-Tuvalu Falepili Union de façon plus transparente.

Si souligner cette possible dérive menace de renforcer la rhétorique décolonialiste chinoise, la nier pourrait dangereusement accélérer la perte de terrain australienne. Car à force de pousser les États à choisir un camp, en l’occurrence celui en confrontation avec Pékin, Canberra commencerait à lasser. Vanuatu a, par exemple, refusé de signer le traité Nakamal avec l’Australie la veille de la réunion du FIP, avant de signifier vouloir conclure un mémorandum d’entente avec la police chinoise. Puis ce fut la Papouasie-Nouvelle-Guinée qui reporta la signature d’un traité de défense avec son voisin au sud – à cause des pressions chinoises ou de ses parlementaires ? Il convient évidemment de ne pas surinterpréter ces réactions, puisque cet accord a finalement été signé, que le traité Nakamal n’est pas du tout enterré et que le mémorandum avec les forces de l’ordre chinoises n’en interdit pas d’autres avec différents partenaires. Malgré tout, ces deux coups de théâtre diplomatiques constituent des avertissements à l’attention du gigantesque Office of the Pacific (OTP) du Department of Foreign Affairs and Trade (DFAT) australien ; à titre de comparaison, l’océan Indien n’occupe qu’une branch, soit deux échelons en dessous dans l’organigramme du ministère. Plus généralement, ces négociations ne feraient que rappeler les marges de manœuvre (agency) des États insulaires, dont doivent mieux tenir compte les Australiens – ainsi que les Chinois, finalement tout autant mis en garde au gré des retournements de situation en septembre-octobre derniers à Port Moresby.

En résumé, la première place de l’Australie parmi les donateurs du Pacifique, à hauteur de 38 % du total de l’aide publique internationale en 2008-2022 (contre 9 % pour la Chine et 7 % pour les États-Unis selon la Pacific Aid Map du Lowy Institute), ne doit pas empêcher de poser la question de la qualité de ses engagements, qui devraient par exemple cibler davantage les infrastructures. Sinon, et en écho aux réflexions de Bertrand Badie, une sorte de néo-décolonisation pourrait prendre corps pour progressivement répondre au sentiment croissant d’humiliation, voire d’indépendances inachevées. Pékin n’est pas à l’abri des mêmes erreurs, bien au contraire, ce qui pourrait renforcer d’autant plus le régionalisme du Pacifique.

Deuxième puis troisième voies : de la Chine au régionalisme

Faut-il en conclure que tout est acquis à la Chine et que Pékin n’a qu’à attendre avant de cueillir les fruits de ce ressentiment à l’égard de l’ancienne puissance coloniale ? À écouter les premiers concernés aux îles Salomon, rien n’est moins sûr.

Certes, pour beaucoup, l’heure est encore à la lune de miel sino-salomonaise. Coup de communication parfait : le cortège des voitures officielles – 19 délégations, en incluant celle du FIP – se fermait par une ambulance estampillée, en lettres capitales rouges : « CHINA AID ». Par ailleurs, la République populaire de Chine (RPC) avait fourni 27 SUV avant le forum, avec toutes les suspicions en mùatière d’espionnage qui peuvent accompagner ces démarches, ce qui avait aussitôt provoqué le don australien de 61 véhicules à la police salomonaise. C’était là une nouvelle illustration de l’utilisation du champ policier comme théâtre de rivalités, ce qui permet de rester ainsi sous le seuil de la sphère militaire, nettement plus sensible. Il en avait découlé dans le Solomon Star une double page illustrant ce « marquage très serré » entre les deux protagonistes et mettant face à face ces deux prétendants ainsi que leurs offres respectives.

Sur le terrain économique, malgré un prêt chinois de 66 millions de dollars en 2022 et le spectre habituel du « piège de la dette », le Fonds monétaire international (FMI) a réévalué en 2024 le risque de surendettement national de « bas » à « modéré ». En complément, et alors que, dès 2019, les rapports de la Central Bank of Solomon Islands (CBSI) mettaient en garde le pays quant aux risques économiques d’une relation bilatérale avec la Chine (par exemple, la possibilité d’une dette s’élevant à hauteur de 45 % du PIB), Honiara n’a dépassé le plafond d’endettement recommandé par la banque, soit 35 %, que de 1 % en 2023. Enfin, aux yeux des habitants, il existe désormais un État (la Chine) qui écoute et sait répondre aux attentes, sans contrepartie ni contrainte directe ni publicité outrancière. Même à Malaita, la province salomonaise la plus peuplée, longtemps réputée pro-Taïwan quand Daniel Suidani en était le chef de l’exécutif (ce qui en a fait la cible privilégiée des tenants de la ligne pékinoise), la tendance est à l’équilibre. La population devient plus pragmatique, tentée à son tour par les investissements chinois. Le 21 octobre dernier, le décès de Suidani a constitué un coup dur pour les soutiens de Taïwan.

Toutefois, les expériences sud-asiatiques et d’Asie du Sud-Est invitent à la plus grande méfiance. Semblablement, beaucoup réalisent, dans la province de Guadalcanal et autour, que les travaux ne profitent qu’aux entreprises et travailleurs chinois. On se méfie aussi des invitations à répétition de journalistes ou de parlementaires vers la Chine : perce la crainte d’une propagande relayée et réactivée au retour de ces personnalités tout juste converties au modèle communiste et parfois nouvellement sinophones. La corruption pose également des problèmes. Pour faciliter son acceptation, Pékin avait par exemple promis de tripler les fonds parlementaires à destination de chaque élu. Le levier était pertinent, mais la promesse ne s’est jamais concrétisée. Enfin, l’opacité inquiète. Comme à Kiribati, la bascule diplomatique ne s’est pas conformée au processus constitutionnel. Par exemple, la commission parlementaire en charge de ces questions n’a jamais été consultée comme elle aurait dû l’être. De plus, sur l’île de San Jorge, la signature en septembre dernier du Surface Access Right Agreement (SARA) par des propriétaires terriens mal informés et soudoyés, au profit d’une entreprise minière basée à Hong Kong, la Far East Resources Company, mériterait à elle seule une recherche au carrefour de l’ethnologie et de la science politique.

Si l’Australie peut exaspérer, si la Chine déçoit, si la Russie ne cible encore que quelques pays (les îles Cook pour ses pavillons de complaisance ou la Papouasie-Nouvelle-Guinée pour des raisons historiques) et si les États-Unis n’en finissent pas de se désengager (en coupant les fonds de l’Agence des États-Unis pour le développement international), de se recentrer sur leur territoire et leur continent (comme l’a confirmé la National Defense Strategy américaine) ou de ne cibler que les deux premières chaînes d’îles face à la Chine (en échos à ce qui se murmure du côté de l’United States Indo-Pacific Command), sur qui compter ? Malgré la tournée Pacifique de son président Lai Ching-te en décembre 2024, Taïwan ne montre pas de signes forts de réinvestissement. L’île n’a pu garder de bureaux qu’aux Fidji et en Papouasie-Nouvelle-Guinée, en plus d’un récent traité avec Tuvalu. Le Japon, en dépit de ses efforts, de son aide au développement régional (évaluée à 4 milliards de dollars de 2008 à 2022, soit 8 % du total) et de ses trisannuelles Pacific Islands Leaders Meeting (PALM), traîne comme un boulet la question des déchets nucléaires. La Nouvelle-Zélande aurait une carte à jouer si elle apaisait sa relation avec les îles Cook (État associé), si elle réglait la question de sa participation au pilier 2 d’AUKUS et si elle se remobilisait sur les îles du Pacifique, comme certains l’y invitent.

En fin de compte, ce sont deux autres leviers qu’il fallait considérer pour comprendre les dynamiques à l’œuvre : d’une part, le christianisme, représenté lors de la cérémonie d’ouverture par deux prêtres confortablement installés sur leurs chaises, dans la continuité des chefs de délégation, puis invités à bénir les rencontres à venir ; l’image des dirigeants du Pacifique réunis à la messe le dimanche a aussi largement circulé sur les réseaux sociaux. D’autre part, le régionalisme.

Ce dernier thème méritera à l’avenir de plus amples développements étant donné qu’il est au cœur des travaux du FIP à travers sa 2050 Strategy for the Blue Pacific Continent en général et son plan de mise en œuvre pour 2023-2030 en particulier, puisque la question de l’architecture de sécurité était à l’agenda des discussions des réunions du FIP à Honiara et parce que des universitaires ou anciens fonctionnaires du Secrétariat portent ce projet, tels Meg Taylor et Sione Tekiteki. Certes, le projet d’Ocean of Peace, cher au Premier ministre fidjien Sitiveni Rabuka et repris à leur compte par les dirigeants du Pacifique à l’occasion du 54e sommet du FIP (annexe 3 du communiqué final), vient au renfort d’une telle idée. Mais, à condition de prendre de la hauteur à la fois historique et géographique, rappelons qu’un premier mouvement issu de la Commission du Pacifique Sud (devenue Communauté du Pacifique) avait déjà provoqué en 1971 l’exclusion des États-Unis, de la France et du Royaume-Uni de ce qui allait devenir le FIP. Aujourd’hui, un nouveau resserrement se dessine au sein du FIP autour des États insulaires du Pacifique, d’autant plus que les 21 partenaires de dialogue n’ont pas été conviés cette année, à cause des tensions liées au refus d’octroyer des visas aux représentants taïwanais.

Ensuite, la semaine de réunions à Honiara s’est ouverte le lundi matin par une rencontre autour des seuls micro-États insulaires, qui se retrouvent régulièrement au gré des multiples cénacles diplomatiques, qu’il s’agisse principalement des Pacific Small Island Developing States (PSIDS) à l’intérieur du système onusien, de l’Alliance of Small Island States (AOSIS) ou encore de l’Organisation of African, Caribbean and Pacific States (OACPS). Tous ces forums contribuent à favoriser une appétence à travailler ensemble, c’est-à-dire une sociabilité des États insulaires du Pacifique, sur le terreau des déceptions susmentionnées. Cette sociabilité s’est d’ailleurs concrétisée par le biais d’accords bilatéraux conclus entre deux réunions du FIP par certains États insulaires du Pacifique. Ce fut par exemple le cas des Fidji et des îles Salomon le 10 septembre à propos des questions sensibles de sécurité ; de même, les Fidji ont profité du sommet pour renforcer leurs liens avec les îles Marshall. Surtout, le point d’orgue des réunions à Honiara fut la signature d’un accord visant à établir la Pacific Resilience Facility. Cet outil financier, dont la mise de départ est estimée à 162 millions de dollars, a été conçu sous contrôle et à l’initiative des pays du Pacifique dans le but d’anticiper les impacts du réchauffement climatique. Il sera géré depuis le royaume des Tonga.

En parallèle et sous l’impulsion, entre autres, des travaux d’Anna Powles et de Joanne Wallis, la centralité de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN) intéresse les îliens du Pacifique, ce qui avait d’ailleurs donné lieu à un protocole d’accord entre ASEAN et FIP en 2023. Au-delà de l’ASEAN Way et de la Pacific Way qui présentent des similitudes (austronésiennes ?) autour du dialogue et du consensus, l’heure est à la (re)prise en main de l’agenda régional par les premiers concernés.

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Qui dit « troisième voie » … dit France ?

Les très suivies traversées de pirogues à balancier Tepuke et Uto ni Yalo, depuis la province de Temotu jusqu’à Honiara à l’occasion des réunions du FIP, ont renforcé l’identité maritime de ces peuples appelés aujourd’hui à reprendre diplomatiquement le large. Cet état d’esprit fait écho au discours d’Emmanuel Macron au Shangri-La Dialogue ainsi qu’à la nouvelle stratégie indopacifique de la France selon laquelle l’« objectif d’autonomie stratégique » fait figure de cap à suivre. À cette fin, il est précisément question de « développer des partenariats de souveraineté », notamment en s’appuyant sur les outre-mer, « moteurs dans la mise en œuvre de la stratégie française » – à condition de mieux les consulter, écouter et considérer, comme le suggérait un rapport parlementaire en novembre dernier.

Pour participer à une option tierce, Paris devrait s’appuyer : tout d’abord, sur les leçons douloureusement apprises en Afrique ces dernières années ; ensuite, sur une tradition diplomatique gaullo-mitterrandiste empreinte d’indépendance mais méconnue sous ces longitudes ; enfin, sur un horizon néo-calédonien éclairci. Avec humilité (sans la geste gaullienne ou mitterrandienne, perçue comme de l’arrogance), elle pourrait se mettre au service d’un régionalisme qui a le vent en poupe, de la même manière qu’Emmanuel Macron participa au sommet de la Commission de l’océan Indien en avril et qu’il rendit visite au Secrétariat de l’ASEAN en mai 2025 – une première pour un président français. Mieux : la version anglaise de la déclaration finale du 6e sommet Pacifique-France, face à l’« émergence de nouveaux impérialismes dans le Pacifique », soutient à trois reprises les initiatives demandées par les États du Pacifique eux-mêmes (dites « Pacific-led »).

C’est dans cette lignée que s’est inscrite en novembre 2025 une délégation emmenée par l’ambassadrice française pour le Pacifique, Véronique Roger-Lacan, accompagnée par des représentants de l’ambassade de France de Vanuatu et des îles Salomon. Comme à Tonga en octobre lors de la 14e conférence de la Communauté du Pacifique, il a été question de projets concrets autour de la connectivité aérienne, de la mobilité étudiante, de l’académie du Pacifique (notamment dans la lutte contre le narcotrafic et la pêche illégale), de coopération muséale et du recours aux scories du nickel contre la montée des eaux. Il s’agit ainsi de répondre au mieux aux attentes quotidiennes des habitants, le tout dans un contexte budgétaire français pour le moins tendu.

Si c’était nécessaire, la coupure de courant à Honiara, une fois repartis les invités du FIP, a soudainement rappelé l’urgence de dépasser les tergiversations géopolitiques et de traduire les ambitions diplomatiques en « actions » – un des mots-clés de cette semaine salomonaise.

Crédit photo : Gilmore Tana via iStock.

Auteurs en code morse

Éric Frécon

Éric Frécon (@EfreconMerlyon) est docteur en science politique et Visiting Fellow au sein de l’Australian Strategic Policy Institute (ASPI). Il est par ailleurs chercheur associé à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM) ainsi qu’à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC). Parmi ses dernières publications : « L’influence chinoise dans les Kiribati. À l’épreuve de la longue durée » (IRSEM, 2025).

Comment citer cette publication

Éric Frécon, « Impressions des îles Salomon : leçons géopolitiques du sommet du Forum des îles du Pacifique », Le Rubicon, 10 décembre 2025 [https://lerubicon.org/impressions-des-iles-salomon-lecons-geopolitiques-du-sommet-du-forum-des-iles-du-pacifique/].