Guerre Russie-Ukraine : les paradoxes du soutien chinois à la Russie

Le Rubicon en code morse
Fév 15
Flag of China and Russia painted on a concrete wall with soldier. Relationship between China and Russia

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Dans la perception occidentale du conflit en Ukraine, un soutien logistique chinois plein et entier à la Russie pourrait être le véritable « game changer » de la guerre, compte tenu de la puissance industrielle et financière du pays. C’est bien la raison pour laquelle les exportations chinoises sont sous surveillance renforcée, des biens à double usage aux matériels militaires. Alors que les signaux faibles se multiplient en provenance de la Chine sur le camp que cette dernière a décidé de soutenir, l’Occident au sens large ne réagit pas. C’est pourtant sur les lignes logistiques et financières de la Russie, désormais dirigées vers la Chine, que pourrait se décider le sort de l’Ukraine.

 

Un intérêt chinois pour le conflit en Ukraine « mesuré »

« In the Ukraine War, China Is the Only Winner ». Ce constat est le titre d’un article publié en mai 2023 sur le site américain National Interest. Si le propos ne fait pas consensus en Europe, il résume bien une idée circulant outre-Atlantique sur l’intérêt que la Chine peut tirer de la guerre en Ukraine : entre diversion pour attirer l’attention et les moyens américains sur le front européen (bien loin de Taïwan et de la mer de Chine du Sud), et obtention de matières premières à des prix défiants toute concurrence, de la part d’une Russie devant impérativement trouver les moyens de financer sa guerre. Pour l’Atlantic Council, il est bien question d’une « economic lifeline » entre la Chine et la Russie depuis au moins 2022.

Même dans l’hypothèse où la Russie perdrait la guerre, avec toutes les conséquences possibles pour le pouvoir de Poutine, la Chine pourrait saisir l’occasion de disposer d’une Russie durablement affaiblie à ses frontières. Quoi qu’il en soit, l’affaire semble suffisamment profitable indépendamment de l’issue, pour que la Chine se soit abstenue officiellement de dissuader la Russie. Même le partenariat « sans limites » entre la Chine et la Russie, annoncé début février 2022 en marge de la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques de Pékin, a finalement trouvé rapidement des limites.

Quoi qu’il en soit, juste après le 24 février 2022, la Chine esquivait habilement les questions des journalistes désireux de savoir si elle avait été prévenue de l’invasion russe de l’Ukraine, se refusant non seulement à parler « d’invasion », mais expliquant que la Russie n’avait pas à demander « d’autorisation » (ce qui n’était pas la question posée). Mais la Chine a aussi visiblement pris la mesure de l’ampleur des sanctions occidentales contre la Russie, et contrairement à son belliqueux voisin, elle ne semble pas encore prête à se couper de ses principaux clients et débouchés, particulièrement dans le contexte d’une économie qui vacille sur ses bases. La Chine a d’ailleurs donné rapidement certains gages à l’Occident : elle a par exemple décidé en septembre 2022 de stopper les livraisons de moteurs de camion pour Kamaz. En août 2023, la Chine décide également de suspendre, au moins officiellement, les exportations de drones commerciaux et de loisir à destination de la Russie comme de l’Ukraine. Mais une enquête du New York Times semble indiquer que cette décision concerne beaucoup plus l’Ukraine que la Russie. Il y a apparemment une différence entre ce que la Chine dit et ce que la Chine fait.

 

Le louvoiement chinois

Au fur et à mesure de l’enlisement du conflit, considérant que l’économie mondiale s’est désormais adaptée à la nouvelle donne énergétique de redistribution des flux de pétrole et de gaz, la Chine pourrait, sans se compromettre auprès de ses clients européens, maintenir un soutien « low profile » à destination de la Russie, contre la poursuite des échanges gaz et de pétrole à des tarifs préférentiels. La Chine ne semble pas opposée au fait de transformer l’Est de l’Europe en abcès de fixation pour les maigres forces européennes, mais aussi pour une partie des forces américaines.

En effet, dans l’hypothèse d’une victoire russe ou même d’un simple statu quo, similaire à celui qui a prévalu de 2014 à 2022, les pays limitrophes de la Russie (les pays baltes, mais aussi la Finlande ou la Roumanie) demanderaient probablement un renforcement de la présence américaine sur leur sol, seule garantie aujourd’hui reconnue pour dissuader la Russie de pousser plus loin son éventuel avantage. Or, tout ce qui est susceptible d’affaiblir à terme le « pivot » américain vers le Pacifique et réduire le volume des forces américaines vers le Pacifique est bon à prendre pour la Chine.

Ces considérations régionales, du point de vue chinois, restent en tout cas l’une des hypothèses pouvant expliquer la visibilité de plus en plus importante des échanges commerciaux entre la Chine et la Russie : 240 milliards de dollars de biens échangés en 2023, en augmentation de 26,3% sur un an. Les exportations chinoises vers la Russie ont bondi de 47% en un an et de près de 65% par rapport à 2021. La Russie serait ainsi passé de la 10e à la 6e place des partenaires économiques de la Chine en valeurs des échanges commerciaux entre 2022 et 2023. Parmi ces échanges de pétrole, de voitures, de smartphones, etc., existe-t-il des exportations plus problématiques au regard des sanctions occidentales (auxquelles la Chine ne participe pas) ? En juillet 2023, Politico publiait par exemple une enquête détaillée sur de possibles livraisons d’équipements militaires (casques et gilets pare-balles entre autres) par des entreprises chinoises à des « clients » fortement soupçonnés de venir de Russie. Mais la réalité des échanges entre la Chine et la Russie va bien au-delà des gilets pare-balles.

 

Composants électroniques, machines-outils…

Le sujet d’éventuelles munitions chinoises fournies à la Russie est surveillé de très près, notamment lors des « prises de guerre », lorsque des troupes ukrainiennes s’emparent de stocks de munitions russes. Les doutes ont été nombreux par exemple au sujet de munitions qui, bien que d’origine chinoise, ne semblent pas avoir été fournies par la Chine dans le cadre de ce conflit. Mais les États-Unis continuent de soupçonner la Chine, avec des rappels réguliers de la vigilance américaine sur ce sujet : « White House officials said there are ‘indications’ that China is contemplating supplying Russia with weapons. There is no indication Chinese leaders have decided to arm Russia, but they haven’t taken it off the table » La Maison-Blanche s’est encore récemment exprimée à ce sujet. Derrière la politesse diplomatique, les médias américains ont relayé à plusieurs reprises des analyses des services de renseignements américains nettement plus explicites. S’il est désormais de notoriété publique que la Corée du Nord approvisionne la Russie en munitions par trains complets, une aide militaire de la Chine représenterait un changement d’échelle, non seulement en raison des stocks qu’elle peut fournir, mais aussi de sa capacité à en fabriquer en flux continus.

À défaut de trouver des obus estampillés « Made in China », l’Ukraine a cependant noté que parmi les débris de missiles russes retrouvés partout en Ukraine, se trouvaient de plus en plus de composants chinois dans l’électronique embarquée. À la suite des frappes de décembre 2023, les Ukrainiens notent que la quasi-totalité des vecteurs employés a été fabriquée au second semestre 2023. Se pose donc la question du contournement des sanctions pour l’obtention des composants nécessaires à la fabrication de ces missiles, sachant que la Russie n’est pas capable à ce jour d’en fabriquer la plupart. Or, la Chine est devenue en parallèle en 2023 le premier fournisseur de machines-outils à commandes numériques de la Russie, des équipements indispensables à la fabrication de nombre de composants et pièces détachées utilisés par le complexe militaro-industriel russe : selon un rapport du renseignement américain de juillet 2023, la Chine fournirait directement aux industriels de défense russes des composants essentiels et des pièces de rechange. Les importations russes en provenance de Chine de roulements à billes industriels – très importants dans la fabrication de véhicules – ont par exemple fortement augmenté depuis 2022 (+345%), ainsi que celles transitant par le Kirghizistan (+2500%). Très récemment, des soldats mentionnaient sur des vidéos estampillées du ministère de la Défense russe des équipements (pneus et tentes apparemment) fournis par la Chine.

 

… et véhicules utilisés sur le front

Toutefois, ce n’est pas dans le domaine des munitions, de l’électronique ou des pièces de rechange que la réalité d’un soutien militaire de la Chine à la Russie est devenue plus tangible, mais dans celui des véhicules. Il y a des précédents récents en la matière, puisque la Chine a ouvertement fourni des blindés à la Tchétchénie. Bien que le dirigeant tchétchène, Ramzan Kadyrov, se vante d’en équiper les forces nationales déployées en Ukraine, les véhicules en question n’ont jamais été observés sur le front. En l’état, ce contrat, dont les modalités ne sont pas connues, pourrait avoir été passé avant le déclenchement de l’invasion de l’Ukraine. En revanche, les fortifications russes de la ligne Sourovikine n’auraient pas pu être construites aussi efficacement et rapidement sans le recours massif à des engins de chantier chinois, dont les importations ont augmenté drastiquement durant les mois de construction de cet obstacle défensif.

Les choses sont devenues encore plus claires début février 2024, lorsque, selon un compte-rendu du ministère de la Défense russe, le ministre de la Défense chinois Dong Jun aurait confirmé de façon explicite, lors d’une rencontre bilatérale, le soutien de la Chine à la Russie. À noter toutefois que cette déclaration publique n’a pas été relayée du côté chinois. À ces éléments « politiques » s’ajoute un contrat récemment passé entre la Russie et la Chine pour des véhicules militaires tout-terrain chinois, à mi-chemin entre le quad et la voiturette de golf, contrat dont la publicité a été assurée côté russe par Poutine lui-même début novembre 2023. Restait à savoir si ces véhicules participaient directement aux hostilités. Or, non seulement ces véhicules ont été déployés sur le front, y compris dans des versions armées, mais ils ont en plus manifestement déjà été utilisés (et perdus) au combat. Bien qu’il s’agisse de véhicules légers, non blindés et non armés dans sa version d’origine, nous parlons bien d’une aide militaire directe : la Chine contribue militairement à l’effort de guerre russe en Ukraine, sans que cela ne suscite la moindre réaction en Occident. Mais ces quelque 2000 véhicules légers sont en réalité peu significatifs à côté d’une aide nettement plus discrète, mais probablement bien plus importante : les prêts consentis par les banques chinoises toujours présentes en Russie.

 

L’argent chinois au secours des finances russes

Fin décembre 2023, les États-Unis ont annoncé des sanctions à venir contre les banques étrangères qui contribueraient à financer la guerre en Ukraine, directement ou indirectement. Sans accès aux marchés financiers internationaux (sur lesquels les taux d’intérêt seraient prohibitifs pour la Russie en raison de sa notation désastreuse), la Russie et les entreprises russes ne peuvent en effet emprunter que sur leur marché intérieur. C’est la raison pour laquelle la Russie continue d’imaginer tous les obstacles juridiques possibles pour que les dernières banques occidentales présentes ne puissent pas se désengager de Russie facilement. Si certaines banques européennes sont dans le collimateur des États-Unis, comme la banque autrichienne Raiffeisein, c’est la Chine qui est en réalité explicitement visée. En effet, les prêts chinois à la Russie se sont considérablement développés en deux ans. Les prêts accordés par l’Industrial and Commercial Bank of China (ICBC) et la Bank of China se sont ainsi élevés à près de 9 milliards de dollars  en Russie entre février 2022 et mars 2023, contre 2,2 milliards avant cette date, soit quatre fois plus.

La Chine pousse également fortement à l’usage du Renminbi en Russie : si avant l’invasion de l’Ukraine le part du Renmimbi dans les paiements des exportations représentait moins de 1%, celle-ci est montée à plus de 16% désormais. Au sein du National Welfare Fund, le « bas de laine » russe, la Russie a procédé à la vente massive des devises qu’elle considère « toxiques » – euros, dollars et yens – et détient depuis majoritairement des Renminbis au titre de liquidités utilisables. La Russie est actuellement dans le top 3 des utilisateurs de Renminbis hors Chine ; avant mars 2022, la Russie n’atteignait pas le top 15. À partir de septembre 2022, les deux principales banques russes, Sberbank et VTB, ont libellé une partie de leurs prêts en Renminbis, avec de fait des connexions directes aux réseaux bancaires chinois. Or, dans un contexte de baisse drastique des recettes pétro-gazières (-22% en 2023), la Russie a plus que jamais besoin de liquidités pour financer la hausse inédite de ses dépenses de défense et de sécurité. Il semble néanmoins que les pressions américaines commencent à produire des effets, la Chine ayant par exemple annoncé très récemment restreindre l’accès au crédit des clients russes par les banques d’État chinoises. Reste à savoir si les déclarations officielles seront suivies d’effets réels, ou si la Chine, peu encline à agir sous la contrainte, ne va pas saisir l’occasion pour renforcer son soutien militaire direct, ce que laisseraient supposer les récentes déclarations du ministre de la Défense chinois.

Comme le soulignent Markus Garlauskas, Joseph Webster et Emma C. Verges dans leur article sur le site de l’Atlantic Council, tant que le soutien de la Chine à la Russie se poursuit, les chances pour l’Ukraine de reprendre le contrôle de son territoire resteront limitées. Il est indispensable que les différents gouvernements occidentaux réalisent à la fois l’ampleur de ce soutien chinois, mais comprennent en plus que la victoire de l’Ukraine pourrait dépendre de notre capacité et de notre volonté à amoindrir ce soutien, à la fois de plus en plus important et de moins en moins discret.

 

Crédit photo : Tomas Ragina

Auteurs en code morse

Pierre-Marie Meunier

Pierre-Marie Meunier est ancien officier du renseignement militaire, et actuellement directeur des opérations d’un cabinet de conseil en communication. Il est diplômé d’un double master en information/communication et relations internationales.

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