Ce texte est une adaptation et une mise à jour de l’article « Maroc-Algérie : les enjeux d’un conflit structurel », paru en 2023 dans l’Annuaire français de relations internationales.
Vieux de plus de 60 ans, le conflit qui oppose Alger à Rabat prend une dimension nouvelle avec la reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental par les États-Unis (2020), l’Espagne (2022), la France (2024) et le Royaume-Uni (2025). Il évolue également dans une région qui a connu de grandes modifications sur le plan géopolitique, avec des acteurs étatiques et non étatiques qui opèrent en Libye, ou encore au Sahel. Une reconfiguration qui bénéficie davantage au Maroc qu’à l’Algérie, en perte d’influence, qui craint un déséquilibre dans la relation avec son voisin, alors que ce dernier bénéficie désormais d’un précieux appui de la part d’Israël. Comment expliquer la persistance de ce contentieux entre les deux grands États du Maghreb, malgré les changements à l’œuvre dans la région ?
Revendication territoriale et affirmation nationaliste
À l’origine de ce conflit sans fin, il y a la question du territoire. Des revendications marocaines sur une partie ouest du territoire algérien font naître les premières tensions après l’indépendance de l’Algérie. Le territoire réclamé par Rabat figure sur la carte du « Grand Maroc », publiée en 1956 dans Al-Alam, l’organe de l’Istiqlal, le parti nationaliste marocain fondé par Allal al-Fassi en 1944. Deux ans après l’indépendance du pays, le roi Mohamed V reprend à son compte cette revendication, provoquant un désaccord sur la définition même de la frontière. Pour le Maroc, la France, en dessinant les frontières de cette région, avait donné à l’Algérie des territoires historiquement contrôlés par des tribus, dont certaines avaient pourtant fait allégeance aux souverains du Maroc. Les Marocains mettent ainsi en avant ce qu’ils appellent leurs « droits historiques ».
Carte du « Grand Maroc »
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Source : Kimon Berlin via Wikimedia Commons
Face à ces prétentions, Ahmed ben Bella, premier président de l’Algérie, soutenu par l’Armée de libération nationale (ALN), affirme au moment de l’indépendance de son pays que le territoire aurait été « libéré avec le sang de […] martyrs ». Il s’appuie ainsi sur le principe, retenu par l’Organisation de l’unité africaine (OUA) lors de sa création en 1963, de l’intangibilité des frontières, notamment celles issues de la colonisation européenne. Existent donc deux conceptions différentes de l’histoire et du droit, défendues par des pays gouvernés par des régimes politiques différents. Deux États qui commencent à se disputer l’hégémonie du Maghreb, en pleine guerre froide.
Par ailleurs, le succès de la révolution algérienne suscite un sentiment d’insécurité chez le voisin marocain. Rabat craint une déstabilisation des fondements de son régime politique si l’Algérie parvient à franchir la frontière. L’aide apportée par Alger aux opposants marocains, en leur offrant notamment l’asile, vient renforcer cette peur. Pour Hassan II, qui succède à son père en mars 1961, la gauche marocaine, en particulier ses acteurs acquis aux thèses révolutionnaires (notamment issus de l’Union nationale des forces populaires, un parti né en 1959 d’une scission de l’Istiqlal), pouvait contribuer à la propagation de la révolution algérienne au Maroc.
Des incidents à la frontière s’ajoutant à l’interdiction algérienne de voir des ressortissants marocains pénétrer le territoire accroissent les tensions entre les deux États et provoquent le déclenchement de la guerre des Sables en 1963. Le conflit, opposant les armées des deux pays, éclate dans la région de Tindouf et Hassi Beida en Algérie et s’étend de l’autre côté de la frontière, au Maroc. Les combats cessent en février 1964, quand l’OUA obtient un cessez-le-feu qui laisse la frontière inchangée, la zone contestée restant algérienne. Après cette guerre, la question territoriale se dissipe dans un premier temps, avant d’être réglée par un traité de paix signé à Ifrane en 1969, puis par un accord signé à Tlemcen en 1970, que Rabat finit par ratifier en 1992.
Si elle n’a pas modifié les frontières, la guerre des Sables a néanmoins permis de consolider les deux États fraîchement indépendants, tout en y renforçant le nationalisme. En Algérie, elle a ouvert la voie à une plus grande influence de l’armée dans le jeu politique. Au Maroc, elle a conforté le pouvoir de Hassan II, qui a décidé de faire un lien entre cette question territoriale et la nature même de son régime politique. Or, cette notion de territoire marocain amputé dont il faudrait recouvrer l’intégrité est aussi porteuse de contradiction de la part de l’exécutif marocain.
En effet, en adoptant la forme constitutionnelle du royaume en 1957, le Maroc devient de fait un État nation. Dès lors, la carte du « Grand Maroc » dessinée par l’Istiqlal et correspondant aux régions sur lesquelles s’était exercée l’influence des sultans marocains, ne peut plus constituer une référence pour la revendication de certains territoires, car elle correspond à une vision impériale du Maroc. En tant qu’État indépendant, membre des Nations unies, le Maroc aurait dû être dans l’obligation d’accepter les frontières héritées de la colonisation. Pourtant, il ne reconnait alors ni les frontières de l’Algérie ni l’existence de la Mauritanie (indépendante en 1960, reconnue par le Maroc en 1969) et il revendique le Sahara occidental au nom de ce qu’il appelle ses « droits historiques ».
Le Sahara occidental : abcès de fixation dans le contentieux entre Rabat et Alger
Le Front populaire de libération de la Seguia el-Hamra et du Rio de Oro (Front Polisario), mouvement autonomiste sahraoui créé en 1973, conteste les revendications marocaine et mauritanienne du Sahara espagnol. Il s’oppose dans un premier temps à l’armée espagnole pour libérer ce territoire qui, selon lui, appartient aux Sahraouis. Dans un second temps, il s’engage militairement contre le Maroc et la Mauritanie, en formant une armée de libération du peuple sahraoui, équipée et formée par la Libye et par l’Algérie, et dont la base de repli se trouve à Tindouf en Algérie.
À partir de 1975, l’aide que l’Algérie apporte à ce mouvement envenime les relations entre Rabat et Alger et réveille une tension toujours vive. Deux ans après la création du Front Polisario, l’Algérie de Houari Boumediene décide de lui venir en aide, en accueillant des réfugiés sahraouis, en armant le mouvement et en mettant à sa disposition sa diplomatie, alors puissante. Pour Rabat, l’affront est total, d’autant qu’il voit l’engagement d’Alger, non pas comme une défense du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais plutôt comme la preuve d’une volonté d’affaiblir son voisin en le privant de ses « provinces du Sud ».
Il est vrai que, pour l’Algérie, soutenir les indépendantistes sahraouis présente un double intérêt : priver le Maroc du Sahara occidental et faire en sorte que le premier ne puisse pas revenir sur la question de sa frontière avec l’Algérie.
Si c’est donc à travers le Front Polisario qu’Alger et Rabat se sont depuis lors faits face, on observe en réalité un enchevêtrement de deux conflits ; celui au sujet de leur frontière et pour le leadership régional, et celui au sujet du Sahara, le dernier conflit de décolonisation en Afrique. Or, c’est bien le lien inextricable entre ces deux disputes qui a contribué à rendre la seconde totalement indépassable. Le conflit saharien s’est en effet durablement engouffré dans la brèche du contentieux entre Alger et Rabat.
En 1991, l’Organisation des Nations unies (ONU) se voit confier son règlement et constate alors à quel point l’Algérie et le Maroc l’ont nourri afin d’assurer la victoire totale de leur camp. Cette logique de guerre a rendu le référendum d’autodétermination des Sahraouis, prévu par l’ONU pour 1992, impossible à organiser, tant les protagonistes ont grossi les listes électorales. À Rabat comme à Alger, le maintien de ce conflit de basse intensité a, dans les faits, permis aux classes politiques nationales de se maintenir à la tête de leur État respectif.
Pourtant, en 1988, le président algérien Chadli Bendjedid, conscient des avantages que pouvait apporter une intégration du Maghreb (jusqu’alors empêchée par le contentieux entre Rabat et Alger), avait décidé de rétablir les relations diplomatiques de son pays avec le Maroc, rompues depuis 1976. De part et d’autre de la frontière, on décide de contourner le conflit au Sahara occidental en renforçant les échanges commerciaux et d’énergie, avec la construction d’un gazoduc reliant l’Algérie à l’Europe via le Maroc. L’Union du Maghreb arabe (UMA – avec la Tunisie, la Mauritanie et la Libye) voit même le jour en 1989. C’est sur cette lancée que le règlement du conflit sur le Sahara occidental est confié à l’ONU en 1991.
Toutefois, malgré cette volonté de rapprochement et les atouts que pouvait procurer cette coopération horizontale, les relations entre les deux classes politiques sont restées marquées par un manque de confiance patent. Le 24 août 1994, un attentat se produit dans un hôtel de Marrakech, tuant deux touristes espagnols. Le commando terroriste est composé de trois ressortissants français d’origine algérienne et marocaine passés par l’Afghanistan avant de participer à la guerre de Bosnie. Driss Basri, le ministre marocain de l’Intérieur accuse les militaires algériens d’avoir fomenté cette attaque et exige des visas d’entrée pour les Algériens au Maroc. L’Algérie, qui nie toute responsabilité, impose la réciprocité en matière de visas et ferme sa frontière terrestre avec son voisin.
Depuis, les relations se tendent de manière chronique. Si le passage du gazoduc algérien par le Maroc n’a été remis en question que beaucoup plus tard (en 2024), l’UMA est restée une coquille vide, sans projets, sans avancée réelle, tandis que le conflit du Sahara occidental s’est figé. Par exemple, le référendum d’autodétermination prévu par les Nations unies n’a pu être organisé, faute d’entente entre les parties sur la composition du corps électoral. C’est de cette situation de paralysie au niveau géopolitique qu’a hérité Mohamed VI à la mort de son père, Hassan II, en 1999. La même année, Abdelaziz Bouteflika est élu président de la République algérienne. Son projet affiché de faire bouger les lignes en réduisant la conflictualité dans la région se heurte à l’armée à qui il doit son arrivée à la tête de l’État.
La politique régionale de Mohamed VI
En matière de diplomatie, Mohamed VI a voulu maintenir les alliés traditionnels du Maroc (Union européenne, États-Unis, États du Golfe) tout en s’ouvrant à d’autres partenaires, comme la Russie ou la Chine. Malgré ces changements qui prennent en compte le nouvel environnement géopolitique international, et notamment la fin de la guerre froide, le Sahara occidental reste au centre de la diplomatie marocaine – une constante depuis 1975. Sur ce dossier, Rabat entend faire reconnaître ce qu’il appelle la « marocanité » du Sahara à l’ensemble de ses partenaires, anciens et nouveaux, en les contraignant à faire un choix clair entre le Maroc et l’Algérie. Que ce soit au sujet du Sahara ou de la rivalité hégémonique entre ces deux grands États du Maghreb, la victoire totale sur l’Algérie est toujours l’objectif de la politique régionale et internationale du Maroc.
La grande nouveauté du régime de Mohamed VI en matière de politique étrangère est certainement sa politique africaine. Il constate que, bloqué par l’Algérie, son pays ne peut étendre son influence à l’est. Au nord, s’il bénéficie certes de partenariats importants, le Maroc n’a pas la capacité à se hisser au rang des puissances européennes. Il lui reste donc l’Afrique, continent pour lequel Hassan II n’avait pas manifesté grand intérêt, contrairement à Mohamed V, fervent défenseur du panafricanisme.
Le Maroc a ainsi renoué avec le continent africain, en revendiquant un enracinement ancien, des relations multiséculaires, l’existence de routes caravanières, ou encore les allégeances des tribus nomades. Pour les promoteurs de cette politique africaine, il s’agit donc de raviver des liens qui ont certes faibli, mais ne se sont jamais rompus, comme en atteste le rôle joué par le Maroc au sein de l’OUA (même si Rabat la quitte en 1984, lorsque la République arabe sahraouie démocratique, proclamée en 1976, y est admise). En 2017, le Maroc fait d’ailleurs son retour au sein de ce qui s’appelle depuis 2002 l’Union africaine (UA).
Dès lors, Rabat conçoit les relations avec son voisin algérien et tous ses potentiels partenaires à partir de cette nouvelle réalité diplomatique et d’une stratégie mise à jour au sujet du Sahara occidental, consistant à accorder une autonomie à cette région sous la houlette d’un Maroc souverain. Rabat se montre ainsi intraitable vis-à-vis des États qui expriment un quelconque soutien à l’autodétermination sahraouie ; une attitude qui n’a pas manqué de provoquer des crises diplomatiques avec l’Allemagne, l’Espagne, la Suède, mais aussi la Tunisie et même la France.
Les nuances disparaissent des postures étatiques : pour conserver ses liens avec le Maroc, il ne s’agit plus d’être attentif au droit international. Dès 2019, Rabat encourage ses alliés à ouvrir des consulats dans les principales villes du Sahara occidental (Laayoune et Dakhla), de manière à exprimer leur reconnaissance de la souveraineté du Maroc sur ce territoire. Ainsi, la politique africaine du Maroc, qui lui donne les moyens d’être une puissance régionale, reste directement ou indirectement liée à la question du Sahara occidental.
En 2020, la reconnaissance par les États-Unis de la « marocanité » du Sahara a d’ailleurs constitué un tournant dans la politique saharienne du royaume, puisqu’elle a lui a permis d’intégrer Israël comme nouvel acteur au Maghreb, ce qui n’a pas manqué de susciter la peur de l’Algérie, qui doit désormais faire face à un axe stratégique entre Rabat et Tel-Aviv.
Israël : nouvel acteur dans la région
En décembre 2020, le Maroc et les États-Unis ont en effet signé un accord qui impliquait une normalisation des relations du premier avec Israël en contrepartie de la reconnaissance par Washington de sa souveraineté sur le Sahara occidental. L’appui franc de Donald Trump à Rabat, qui n’a pas été remis en cause par le président Joseph Biden, a fortement déséquilibré la relation entre le Maroc et l’Algérie, ce double parrainage – américain et israélien – donnant incontestablement une longueur d’avance à Rabat.
D’une part, la reconnaissance de la marocanité du Sahara par les États-Unis a entraîné des actions du même type, par l’Espagne en 2022 et par la France en juillet 2024, lorsque le président Emmanuel Macron a adressé une lettre en ce sens au roi Mohamed VI. Le Royaume-Uni a fait de même en juin 2025. D’autre part, la relation avec Israël présente des avantages économiques et stratégiques pour le Maroc. Ces atouts expliquent que le gouvernement chérifien ait fait le choix de maintenir sa relation avec Israël, en dépit de l’hostilité de la société marocaine, symbolisée par les manifestations gigantesques et régulières organisées notamment en réponse à la guerre à Gaza depuis 2023.
Par ailleurs, à partir de 2021, la coopération militaire entre le Maroc et Israël a renforcé la perception algérienne d’une menace contre son propre territoire. En novembre 2021, Benny Gantz, le ministre israélien de la Défense signe un protocole d’accord avec son homologue marocain sur un échange de renseignements qui établit des liens entre les industries d’armement des deux pays, ouvrant la voie à des exercices militaires conjoints. Pour Alger, nul doute que cet accord vise à l’affaiblir, d’autant que des ministres israéliens n’ont pas hésité à stigmatiser l’ennemi traditionnel de leur allié quelques mois plus tôt. En août 2021, alors qu’il est en visite à Rabat, Yaïr Lapid, le ministre israélien des Affaires étrangères déclare en présence de son homologue marocain Nasser Bourita qu’il est « inquiet du rôle joué par l’Algérie dans la région, du rapprochement d’Alger avec l’Iran et de la campagne menée par Alger contre l’admission d’Israël en tant que membre observateur de l’Union africaine ». Un mois plus tôt, l’Algérie s’était en effet opposée à la réintégration d’Israël au sein de l’UA, en tant qu’observateur, un statut que l’État hébreu avait perdu en 2002.
La colère des Algériens est d’autant plus grande que les propos de Yaïr Lapid succèdent à ceux de Omar Hilale, ambassadeur du Maroc à l’ONU, lors d’une réunion des non-alignés à New York en juillet 2021, affirmant que le « vaillant peuple kabyle mérite, plus que tout autre, de jouir pleinement de son droit à l’autodétermination ». Le 24 août 2021, Alger annonce donc la rupture de ses relations diplomatiques avec Rabat, ferme immédiatement son espace aérien aux avions civils et militaires marocains et coupe l’accès de son voisin à son gaz. Si, depuis 1996, 97 % des besoins du Maroc étaient en effet couverts en prélevant directement du gaz transitant sur son territoire comme droit de passage et en l’achetant à un tarif préférentiel à l’entreprise d’État algérienne Sonatrach, le contrat entre cette dernière et l’Office national de l’électricité et de l’eau potable (ONEE), arrivé à échéance le 31 octobre 2021, n’a pas été renouvelé.
Au moment où la rupture diplomatique est actée avec Alger, Rabat tire parti de la reconnaissance de sa souveraineté sur le Sahara occidental par Washington, en incitant ses partenaires internationaux à emboîter le pas aux États-Unis. Dans son discours prononcé le 21 novembre 2021, à l’occasion du 46e anniversaire de la Marche verte, Mohamed VI affirme : « Aujourd’hui, nous sommes tout à fait fondés à attendre de nos partenaires qu’ils formulent des positions autrement plus audacieuses et plus nettes au sujet de l’intégrité territoriale du Royaume. »
La méthode est payante : face aux pressions du Maroc sur le contrôle des migrants subsahariens voulant accéder aux deux villes espagnoles de Ceuta et Melilla, l’Espagne cède en reconnaissant la souveraineté du Maroc sur le Sahara occidental. Paris en fait de même pour mettre fin à trois années de mauvaises relations diplomatiques avec Rabat.
Le Sahel, nouveau théâtre d’affrontement entre Alger et Rabat
Partout où l’Algérie perd du terrain en matière diplomatique, notamment avec les pays du Sahel et la France, le Maroc semble ainsi marquer des points et gagner en influence. Le déclin algérien n’est pas nouveau, puisqu’il date de 2013, date à laquelle le président Bouteflika est victime d’un accident vasculaire cérébral, lui qui prenait pratiquement toutes les décisions en matière de politique étrangère. Au cours de la grande décennie qui suit, les dirigeants algériens se concentrent sur des difficultés intérieures, avec la remise en cause du cinquième mandat d’Abdelaziz Bouteflika, très diminué et poussé à la démission, puis le soulèvement populaire ou Hirak entre 2019 et 2021. Durant ces années, la diplomatie algérienne entre en sommeil, alors que la géopolitique régionale se modifie considérablement et que de nouveaux acteurs étrangers font leur entrée au Maghreb. Israël, bien sûr, mais aussi d’autres États, notamment en Libye, où la rivalité entre les deux gouvernements de Tripoli et de Benghazi a entraîné les interventions, d’une part, du Qatar et de la Turquie, et, d’autre part, des Émirats arabes unis.
Au Sahel, les changements ont également été très importants. Au Mali, la progression jihadiste a conduit à deux coups d’État (2020-2021), qui ont mené au départ des troupes françaises, elles qui soutenaient justement le gouvernement précédent contre les jihadistes. Les nouveaux dirigeants du pays ont fait appel à des unités paramilitaires russes pour venir en appui à l’armée. Au Mali, cette nouvelle réalité politique a été très préjudiciable à Alger qui, dès les années 1990, avait pris part aux tentatives de réconciliation entre le gouvernement et les Touaregs originaire du Nord du pays. En 2015, Alger avait même négocié un accord pour mettre un terme à ce conflit. En 2021, l’implication algérienne est remise en cause par la junte au pouvoir et la relation entre Alger et Bamako se dégrade. En janvier 2024, le Mali abroge l’accord d’Alger de 2015 et accuse officiellement son voisin d’ingérence dans ses affaires intérieures.
En juillet 2023, le coup d’État qui se produit au Niger fait craindre à l’Algérie une intervention militaire à ses frontières. Alger souffle alors l’idée d’une transition civile de six mois avant l’adoption d’une nouvelle constitution, une option rejetée là encore par les nouveaux maîtres de Niamey.
Profitant de cette perte d’influence algérienne au Sahel, le roi du Maroc lance en novembre 2023 le projet « Initiative Atlantique », portant sur la construction d’une autoroute reliant les pays sahéliens au port de Dakhla, au Sahara occidental, afin de leur offrir un débouché vers l’océan. En décembre 2023, les ministres des Affaires étrangères du Mali, du Niger, du Burkina Faso et du Tchad ont rencontré leur homologue marocain Nasser Bourita à Marrakech pour discuter de la mise en place de ce projet dont les avantages économiques paraissent difficiles à évaluer. En réponse, le président algérien Abdelmadjid Tebboune se rapproche du président du Conseil présidentiel libyen, Mohammed el-Menfi, et du président tunisien, Kaïs Saïed. Une rencontre a lieu à Tunis en avril 2024, mais l’objet de l’initiative n’est pas bien défini, ses organisateurs évoquant simplement le renforcement de la collaboration entre leurs pays, l’amélioration de la sécurité à leurs frontières et la recherche d’une paix durable en Libye.
À travers ces deux projets, Rabat et Alger tentent de s’exclure mutuellement de la scène régionale. Cette rivalité entre les deux grands États du Maghreb s’exprime aussi par une course aux armements, comme en témoigne le rapport 2024 de l’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm, publié en 2025. Selon ce document, les dépenses militaires au Maghreb ont atteint 30,2 milliards de dollars en 2024, soit une augmentation de 8,8 % par rapport à 2023, et de 43 % par rapport à 2015. L’Algérie et le Maroc représentent à eux seuls 90 % des dépenses. Cet armement disproportionné a commencé il y a une vingtaine d’années, mais il s’est accéléré depuis 2020. Les dépenses militaires du Maroc ont augmenté de 2,6 % en 2024, atteignant 5,5 milliards de dollars, tandis que les dépenses militaires algériennes ont augmenté de 12 %, atteignant 21,8 milliards de dollars. On peut se demander si ces chiffres traduisent un sentiment d’insécurité face à une menace réelle ou s’ils relèvent d’une démonstration de force.
Dans tous les cas, l’Algérie redoute l’aide stratégique et militaire apportée par Israël au Maroc. Selon le rapport de l’institut suédois, 11 % des armes achetées par le Maroc en 2023 proviennent en effet de l’État hébreu, le plaçant en troisième position des fournisseurs du royaume, après les États-Unis et la France. Les craintes de l’Algérie sont d’autant plus grandes que la coopération stratégique s’intensifie entre le Maroc et Israël, comme en témoigne la présence d’un contingent de soldats israéliens à l’African Lion 2025, cet exercice annuel interarmées multinational, qui s’est déroulé en mai 2025 à Cap Drâa, dans la région de Tan-Tan au Maroc.
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La tension reste donc très élevée entre l’Algérie et le Maroc. Elle ne porte plus seulement sur un territoire contesté (le Sahara occidental), mais se nourrit notamment des nouvelles alliances passées par le Maroc. En réponse, l’Algérie souhaite se repositionner sur la scène internationale. Elle s’appuie pour cela sur les principes et les valeurs auxquelles elle est associée depuis l’époque où elle était considérée comme le pays phare des non-alignés, en défendant notamment les droits des Palestiniens et en affirmant protéger les pays de la région de toute ingérence étrangère. Quant au Maroc, il ambitionne d’être une puissance régionale et se pose en pays pivot incontournable entre l’Europe et l’Afrique, notamment en matière de contrôle des migrants subsahariens.
Crédit photo : Jakub Specjalski
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