L’invasion de l’Ukraine a été pensée et préparée comme une répétition, à grande échelle, de l’annexion de la Crimée ; elle devait illustrer la capacité de l’armée russe à mener une opération militaire « sans contact », chirurgicale et complexe, à une vitesse éclair. Dans le plan opérationnel initial, les dommages collatéraux devaient rester minimaux. La protection des civils ukrainiens et la préservation des bâtiments à usage civil constituaient même la clef de voûte de sa réussite : il s’agissait, d’une part, de créer des conditions propices au consentement de la population, en obtenant le soutien public des populations russophones et l’absence de résistance organisée de la « majorité silencieuse » ; il s’agissait, d’autre part, de préserver les infrastructures critiques en vue de faciliter l’installation d’un régime pro-russe après le renversement du président ukrainien Volodymyr Zelensky, qui devait fuir le pays ou être liquidé.
Dans les mois ayant précédé l’invasion, le pouvoir russe a intensifié sa guerre informationnelle en direction des civils ukrainiens. À l’été 2021, Vladimir Poutine a d’abord publié un long article affirmant l’unité historique des Russes et des Ukrainiens et récusant l’existence de la nation ukrainienne. À la veille de la guerre, il a forgé un ennemi commun, « le régime de Kiev », qualifié de « nazi » et accusé de commettre un « génocide dans le Donbass ». Dans son « adresse à la nation russe » du 21 février 2022, il a présenté l’État ukrainien comme une invention factice sans fondement historique. Au petit matin du 24 février, dans une déclaration de guerre qui ne disait pas son nom, il s’est adressé aux civils et aux militaires ukrainiens, leur présentant « l’opération militaire spéciale » comme une entreprise de libération. Ce même jour, le ministre russe de la Défense Sergueï Choïgou annonçait qu’ordre avait été donné de traiter les combattants ukrainiens « avec respect ». Ces actions dans le champ informationnel visaient à légitimer le coup de force et à en garantir le succès en incitant les Ukrainiens à la coopération et à la capitulation.
Comment dès lors expliquer la brutalisation immédiate du conflit, ainsi que la multiplication des crimes de guerre et des pertes civiles dès les premiers jours de l’invasion ? S’il n’y avait pas au départ d’intention délibérée de porter préjudice aux populations civiles, pour quelles raisons une approche désinhibée de la violence a-t-elle si vite prévalu sur le terrain ? Les crimes et les violences de guerre de l’armée russe en Ukraine procèdent-ils d’un dessein délibéré, voire d’une directive politique et militaire « par le haut », visant à subjuguer l’Ukraine par tous les moyens, découlent-ils d’une « adaptation » ad hoc de l’armée russe, contrainte de déployer d’autres instruments de coercition pour pallier ses échecs opérationnels et tactiques ou bien reflètent-ils une dérive « par le bas » des combattants russes, usant de la violence pour décompenser et imposer leur domination dans les territoires conquis et occupés?
Oscillant entre intentionnalité et inévitabilité, ces violences résultent d’une combinaison de facteurs idéologiques, conceptuels, contextuels, structurels et culturels que cette enquête se propose d’élucider. Il y a d’abord la permissivité induite par une propagande débridée et par un discours politique allant jusqu’à comparer l’Ukraine à une femme à soumettre. Il y a ensuite des causes doctrinales, liées à l’instrumentalisation de la composante civile dans la pensée militaire russe contemporaine. Il y a bien sûr le jeu de la contingence : le fiasco militaire des deux premières semaines, l’impréparation mentale et logistique des troupes russes, conjuguée à la pression exercée sur les soldats de rang subalterne, a entraîné un déchaînement de violence. Il y a enfin des causes culturelles et structurelles liées à la persistance d’une tradition impériale de mépris et de subjugation de l’Ukraine, à la routinisation de la violence dans la société russe et à la prégnance d’une culture de l’humiliation et de la punition au sein de l’armée russe.
Essai de typologie des violences de guerre russes
Dressons pour commencer un état des lieux provisoire des violences et crimes de guerre commis par les forces armées russes en Ukraine depuis un an. Les crimes de guerre sont énumérés à l’article 8 du Statut de Rome. Il s’agit à la fois des violations des lois et coutumes de la guerre, des infractions graves aux Conventions de Genève et à son premier Protocole additionnel et d’autres violations particulièrement sérieuses du droit des conflits armés qui, suivant des usages militaires codifiés par la suite dans des traités, préconise d’épargner la vie des non-combattants et de protéger les blessés, les malades, les naufragés et les prisonniers de guerre.
En date du 6 février 2023, le Haut-commissaire aux droits de l’homme de l’ONU recensait 18.817 victimes civiles en Ukraine, dont 7155 morts parmi lesquels on comptait 438 enfants. Tenues secrètes, les pertes militaires sont, d’après diverses sources, très élevées. Le Centre pour les libertés civiles, association ukrainienne de la société civile couronnée du prix Nobel de la paix, et la branche ukrainienne de l’Union des Droits humains Helsinki, documentent les crimes de guerre perpétrés depuis le début de la guerre en 2014. Dans le cadre du projet « Un tribunal pour Poutine », ils ont constitué une base de données qui établit, depuis le 24 février 2022, plus de 26.000 « atrocités documentées » susceptibles de constituer des crimes de guerre. Le ministère ukrainien de la Culture et de l’Information politique a quant à lui mis en place une plateforme numérique collectant des preuves visuelles des crimes russes.
En l’état des connaissances, on peut établir quatre modalités d’action principales des violences de guerre en Ukraine. Certaines ont prévalu au début du conflit ; d’autres ont été activées plus tard ; la plupart courent sur toute l’année. En premier lieu, il faut distinguer les assassinats, les violences physiques et sexuelles, ainsi que les vols et les pillages, découlant d’interactions sur le terrain entre des soldats russes et des résidents de villes et de villages ukrainiens conquis. Le massacre de Boutcha, dont la chronologie a été minutieusement reconstituée en est l’exemple le plus connu. Les meurtres des civils, sommairement exécutés ou abattus dans la rue, s’élevaient à 650 en décembre 2022. Ces chiffres ne rendent pas compte des morts violentes survenues dans les territoires qui demeurent sous occupation militaire russe.
Concernant les crimes sexuels liés au conflit, seuls 155 d’entre eux ont donné lieu à l’ouverture d’une information judiciaire d’après le Procureur Général d’Ukraine – un chiffre qui est très loin de refléter l’étendue et la gravité du problème d’après l’historienne ukrainienne Marta Havryshko, spécialiste des crimes sexuels en temps de guerre qui enquête auprès de victimes. D’après une commission d’enquête de l’ONU, on sait que, dans les premiers mois de l’invasion, les victimes de violences sexuelles avaient entre 4 et 82 ans. Des témoignages recueillis par des assistantes sociales montre que les violences sexuelles se sont fréquemment accompagnées d’actes de cruauté, comme l’émasculation filmée d’un combattant ukrainien.
En deuxième lieu, il faut mentionner les dommages matériels colossaux affectant directement la population. En droit, les dommages collatéraux sont distingués des attaques délibérées sur des biens de caractère civil. Si les dommages collatéraux découlaient, au début de la guerre, de l’incapacité de l’armée russe à conduire des frappes de précision sur la base de renseignements collectés en temps réel, ils procèdent, depuis les contre-offensives ukrainiennes réussies de l’automne 2022, d’une stratégie de destruction totale de l’adversaire. Non seulement l’armée russe recourt massivement aux feux d’artillerie dans les zones de combat, mais elle a amélioré ses performances de tir dans la profondeur, visant des immeubles d’habitation et surtout des infrastructures critiques, notamment électriques et hydrauliques, afin de paralyser l’économie et de démoraliser les civils en les privant d’électricité, de chauffage et d’eau courante.
En un an, 20.000 immeubles et 120.000 maisons ont été détruits sur l’ensemble du territoire ukrainien, tandis que l’UNESCO confirme l’endommagement de 238 sites culturels, dont 105 édifices religieux, 18 musées et 11 bibliothèques. Le Donbass, très urbanisé, est ravagé par les tirs d’artillerie et les combats urbains et couvert de mines. L’imagerie satellitaire montre qu’à Bakhmout, où des combats acharnés se poursuivent, 5500 bâtiments sur 28.000 sont détruits. De même, des villes comme Marioupol ou Popasna ont été réduites en champs de ruines. Dans la région de Kharkiv, plus de 600 bâtiments d’habitation avaient été détruits dans le premier mois de la guerre ; au terme d’un an de guerre, ce sont 6116 bâtiments détruits à Kharkiv même, dont 3352 immeubles, 1809 maisons et 280 écoles.
En troisième lieu, il faut mentionner la violence institutionnalisée dans les territoires conquis. D’une part, les autorités russes ont renforcé l’appareil répressif. Les milices des territoires de Luhansk et Donetsk ont été rejointes par des détachements des services de sécurité russe (FSB) et d’autres services de sécurité qui font des rotations de trois mois dans les territoires annexés. Charge à eux d’y maintenir l’ordre et de démasquer ceux qu’ils nomment des « saboteurs » et des « infiltrés ». Toute personne suspectée d’accointance avec l’Ukraine est interrogée et souvent torturée. Enfin, la Russie impose une politique coercitive de russification qui associe le renoncement forcé à la citoyenneté ukrainienne, la refonte complète des programmes scolaires, la conscription forcée des hommes et des déplacements forcés de population.
D’autre part, les autorités russes ont mis en place un véritable système carcéral. D’après le Centre des libertés civiques, 20.000 Ukrainiens sont retenus prisonniers dans les territoires occupés, en comptant les personnes emprisonnées en « DNR-LNR ». Des civils, notamment des femmes, sont emprisonnés en Russie même, sans procès ni avocat, dans des centres de rétention préventive (SIZO en russe). Les soldats capturés et les civils arrêtés ou enlevés sont détenus ensemble dans 27 camps de « filtration ». Les combattants ukrainiens libérés à la suite d’échanges de prisonniers rapportent des pressions physiques et psychologiques, des tortures et des maltraitances ; ils sont sous-alimentés, ne reçoivent aucun soin et doivent parfois boire de l’eau souillée.
Ce système carcéral a été mis en place en amont, dans les semaines précédant l’invasion, et s’est étendu après la conquête de Marioupol en avril 2022, afin de faire le tri entre les « éléments nuisibles » et les personnes inoffensives. Les civils détenus subissent des interrogatoires, des humiliations et des fouilles corporelles. Leurs données biométriques sont collectées et leurs activités sur les réseaux sociaux vérifiées. Une blessure de guerre ou un tatouage suffisent à les qualifier d’ennemis. L’emploi d’électrochocs et des passages à tabac sont attestés, de même que des séances de rééducation idéologique pour les détenus jugés « déloyaux ». L’ampleur du phénomène reste difficile à établir. En août 2022, le Département d’Etat américain estimait qu’entre 900 000 et 1,6 millions de civils ukrainiens (dont des milliers d’enfants) seraient passés par cet archipel de détention provisoire et extrajudiciaire.
En dernier lieu, on peut voir dans le chaos migratoire une quatrième catégorie de violence de guerre. Cette crise migratoire d’une magnitude inégalée en Europe depuis la Seconde guerre mondiale a été instrumentalisée pour affaiblir le gouvernement ukrainien et intimider les dirigeants européens. On comptait, à la fin du mois de janvier 2023, 5,4 millions déplacés internes en Ukraine, ainsi que 8.046.560 réfugiés ukrainiens en Europe et environ un million en Russie.
Les autorités ukrainiennes ont identifié 13.899 enfants déportés depuis les territoires annexés vers la Russie. Une enquête fouillée et circonstanciée de l’Observatoire des conflits de l’université de Yale confirme la déportation d’au moins 6000 enfants et leur placement dans 43 lieux identifiés où ils sont pour certains soumis à de la rééducation politique et retenus contre la volonté de leur famille. Par un oukaze du 30 mai 2022, Vladimir Poutine a simplifié les procédures de naturalisation pour les enfants-orphelins venant d’Ukraine. Des sources russes font état de l’adoption de milliers de jeunes enfants ukrainiens par des familles en Russie en 2022. Implacable et protéiforme, la violence de guerre du pouvoir russe trouve ainsi son achèvement dans des politiques d’enlèvement d’enfants au nom de considérations « humanitaires ».
La guerre informationnelle comme creuset des crimes de guerre
Le premier catalyseur des violences de guerre est la guerre informationnelle que le Kremlin mène, de manière ininterrompue et systématique, depuis la révolution orange de 2004-2005 pour disqualifier l’Ukraine. Ce discours s’ancre dans une rhétorique impériale de mépris des « Petits-Russiens » (terme péjoratif désignant les Ukrainiens) et dans une propagande soviétique de dénigrement du nationalisme ukrainien, rabattu sur ses affinités électives avec « l’ennemi fasciste ». Au cœur de l’argumentaire propagandiste russe, il y a l’idée que l’Ukraine se serait égarée de sa trajectoire historique naturelle en se tournant vers l’Ouest, que ses gouvernants successifs seraient des collaborateurs zélés d’un Occident haineux, lequel prendrait en otage les civils ukrainiens pour affaiblir stratégiquement la Russie.
Cette guerre informationnelle crée un climat de violence larvée et se décline sur trois fronts : l’audience russe, le public ukrainien et la scène internationale, principalement occidentale. La propagande russe adopte via la télévision une stratégie de communication désinhibée dès le tout début de l’année 2022, conjuguant campagne de déshumanisation des « nazis » et démenti des violences de guerre russes. Dès la deuxième semaine de l’invasion, la guerre informationnelle russe se recentre sur la scène intérieure : il ne s’agit plus de convaincre les Ukrainiens de collaborer, mais de consolider la cohésion de la société russe et de préserver son adhésion continue à cette « opération », de plus en plus perçue comme la guerre personnelle de Poutine.
Le discours de l’Église orthodoxe russe prend d’emblée, par la voix du patriarche Kirill, des accents messianiques et eschatologiques, présentant le conflit comme une guerre civilisationnelle contre « les forces de la décadence ». La violence est sacralisée. Dans cette guerre sainte et totale, tous les moyens sont permis. Les souffrances des civils apparaissent comme un mal nécessaire pour faire advenir le salut de la Russie. L’ennemi ukrainien est diabolisé à partir du moment où l’armée russe opte, à l’automne 2022, pour une stratégie de destruction totale jusqu’à épuisement. Dès lors, des propagandistes associent « l’Occident » à l’Antéchrist, qualifient la civilisation occidentale d’« avant-garde du satanisme » et appellent à « désataniser » l’Ukraine.
Régulièrement les autorités russes sont allées jusqu’à inverser la culpabilité : les Ukrainiens ont été accusés d’avoir inventé des exactions et de provoquer délibérément des pertes en leur sein, en refusant, par exemple, d’ouvrir des couloirs humanitaires. Ainsi Maria Zakharova, la porte-parole du ministère russe des Affaires étrangères, a-t-elle estimé que les charniers de Boutcha étaient une mise en scène. Une reconstitution minutieuse du déroulement de l’opération a depuis attesté l’implication du 234e régiment d’assaut aérien et la complicité de son commandant. Sur la question des crimes sexuels en Ukraine, les plus hauts représentants russes gardent le silence, s’inscrivant dans une longue tradition, soviétique puis russe, d’omerta sur les viols commis par l’Armée rouge à la libération en 1945 et par l’armée russe en Tchétchénie.
Du côté des plateaux de télévision, le déni va de pair avec une justification de la violence et le recours à une rhétorique d’annihilation et d’extermination. Ces appels décomplexés à la violence marque une gradation supplémentaire dans la guerre informationnelle. Les exemples sont légion. Un conseiller en communication du Kremlin s’est ainsi fendu d’une tribune sur le site officiel Ria Novosti pour expliquer que la « dénazification de l’Ukraine » impliquait d’éradiquer ses inclinations européennes et que ce « nettoyage total » requérait de subjuguer « la masse nazie de la population » pour au moins une génération. Un journaliste de RT a incité l’armée russe à commettre davantage d’exactions, allant jusqu’à suggérer « de brûler ou de noyer des enfants ukrainiens ». Aux heures de grande audience, animateurs et invités de talk shows prônent sans ambages la destruction des infrastructures civiles, justifiant ces « frappes de représailles » (sic) comme un moyen parmi d’autres d’entraver les approvisionnements en armes.
Il y a lieu de supposer que le basculement dans la violence est facilité par un sentiment de toute puissance et une permissivité totale (vsedozvolennost’) que la guerre informationnelle ante bellum et in bello concourt à renforcer. Présentant jadis le Tchéchène comme un terroriste et aujourd’hui l’Ukrainien comme un nazi pogromiste, celle-ci contribue à la démonisation de l’adversaire. Cette action dans le champ des perceptions légitime la violence au moment de la commission des faits, tandis que le déni systématique, jusqu’au plus haut niveau, et l’absence de mesures pour y remédier l’absolvent a posteriori.
Une doctrine permissive : les civils comme levier de pression
Le glissement dans la violence à l’égard des non-combattants a par ailleurs été facilité par la pensée militaire russe contemporaine qui prône d’utiliser la population civile comme un levier de pression continu contre le système ennemi. Par l’intermédiaire des civils, de leur plein gré ou à leur insu, s’exerce une pression incrémentale sur le commandement militaire et sur les dirigeants politiques. Cette conception instrumentale du rôle des civils dans les guerres dites « de nouvelle génération » ne constitue pas une doctrine formalisée, mais un corpus de principes et de concepts militaires qui trouvent leur origine dans les guerres impériales et soviétiques, tout en s’inspirant pour partie de la pensée militaire occidentale contemporaine.
La population civile est considérée comme une partie intégrante du dispositif ennemi, et ce quel que soit le stade du conflit (ante bellum, in bello et post bellum). Il s’agit donc de l’effrayer, de la démoraliser, de l’amadouer, de la manipuler, de la polariser ou de la désorienter. La pression sur les civils s’applique principalement par le biais de la guerre informationnelle et psychologique. Tantôt elle sert à préparer ou à éviter la phase cinétique du conflit, tantôt elle vise à réduire cet affrontement armé en conditionnant les civils de façon à forcer leur gouvernement à capituler ou à consolider des gains acquis par les armes sur le terrain.
Lorsque ces moyens de pression, dits non violents, s’avèrent insuffisants, d’autres instruments de coercition sont mobilisés, de concert ou séparément, pour obtenir les effets désirés. Dans le domaine militaire, un usage limité de la force est considéré comme utile dès lors qu’il inspire la peur chez les civils. Dans le domaine économique, tel est le cas s’il permet de s’emparer des ressources économiques vitales, notamment énergétiques, et de démoraliser les civils. Dans le domaine diplomatique, les civils sont instrumentalisés afin d’exercer une pression sur les décideurs et de les forcer à entamer des pourparlers, à un moment opportun pour la Russie.
À n’en pas douter, la conceptualisation des civils comme levier de pression continu sur le système ennemi n’est pas propre à la pensée militaire russe. L’abondante littérature académique sur la question des civils dans la guerre moderne se montre critique des différentes pensées militaires occidentales car, si elles ont développé des outils visant à minimiser les dommages collatéraux, elles n’en continuent pas moins à les considérer comme un phénomène inévitable.
Une première spécificité de la pensée militaire russe tient cependant à l’incorporation de la composante civile dans l’exercice d’une pression intégrale et multidimensionnelle – à la fois informationnelle, psychologique, économique, politique et militaire – sur le système ennemi, principalement en temps de paix. Une deuxième spécificité tient au rôle dévolu dans la doctrine russe aux feux massifs d’artillerie. Considérés comme un mode d’action légitime, ils visent la composante civile du dispositif ennemi, ainsi que l’ont illustré les deux guerres de Tchétchénie, l’intervention russe en Syrie et le modus operandi adopté en Ukraine.
Une troisième spécificité tient à la marginalité de la question des droits des civils en temps de guerre dans les écrits des académies militaires russes. Le principe de protection des civils dans les conflits armés existe bien. Le Règlement militaire général des forces armées de la Fédération de Russie reconnaît le principe de minimisation des dommages collatéraux qui inclut la protection des civils et de leurs biens. Toutefois, cette question est peu prise en compte par la doctrine et la littérature militaires : quasi-absente de la charte de combat de 2005, distribuée aux soldats russes, elle est à peine mentionnée dans un des manuels les plus récents, publié en 2022 à l’attention des officiers. De plus, il n’existe pas de dispositif de surveillance, de sorte qu’en cas d’infraction, les militaires ne sont pas sanctionnés ni jugés devant un tribunal militaire.
Dès lors qu’ils combattent en zone urbaine, les soldats de toute armée sont confrontés à un dilemme : suivre le principe d’auto-préservation face à l’adversaire ou répondre au principe de protection des civils sur le terrain. Dans le cas de l’armée russe, la balance penche nettement en faveur de l’auto-préservation en raison d’habitudes bien ancrées : celle de réprimer sévèrement le non-respect du plan, celle d’ignorer les crimes de guerre et celle de ne reconnaître aucun mérite au fait de sauver la vie des civils. Pris ensemble, ces éléments contribuent à diluer la distinction entre les combattants et les non-combattants, ténue dans la guerre moderne et accentuée, en Ukraine, par l’emploi des forces de défense territoriale, des réservistes ayant joué un rôle déterminant dans la résistance opposée dès les premiers jours de la guerre.
Un contexte propice : la violence comme adaptation aux fiascos successifs
Ante bellum, la guerre informationnelle et la pensée militaire ont créé un terreau propice au basculement dans des violences de guerre. In bello, l’échec du plan opérationnel initial a été un déclencheur imprévu, mais irréversible. Les pertes civiles et les crimes de guerre commis au début de l’invasion découlent non pas du plan opérationnel, mais de son fiasco. En l’état des connaissances, il apparaît qu’il n’y avait pas, au tout début, de volonté délibérée de terroriser et de tuer la population ukrainienne. Survenu rapidement, l’acharnement sur les civils résulte aussi des déboires de l’armée russe sur le terrain.
Au lancement des opérations, les forces aériennes russes étaient chargées de neutraliser les défenses anti-aériennes ukrainiennes, tandis que les commandos d’élites des forces d’opérations spéciales devaient fondre sur la capitale pour réaliser une action de décapitation du pouvoir. L’opération aéroportée des forces spéciales russes sur l’aéroport de Hostomel, situé près de Kyiv, ne s’est pas réalisée comme prévu, compromettant d’emblée le plan d’ensemble. L’armée russe s’est, de plus, révélée incapable de procéder à des frappes ciblées, sur la base d’informations reçues en temps réel, alors que des précautions avaient été prises pour conserver les infrastructures civiles dans l’espoir d’être accueillis avec « du pain et du sel ». Cet échec est dû au dysfonctionnement du système de reconnaissance-frappe, du fait d’un taux de précision des munitions guidées inférieur aux standards occidentaux. Or comme l’explique Dima Adamsky, la neutralisation des défenses anti-aériennes forme la pierre angulaire des opérations.
En dépit de ces errements, l’armée russe poursuit le plan opérationnel initial envahissant toujours plus de territoires, dispersant ses forces et subissant de fortes pertes. Censée mener une opération sans contact, elle s’embourbe en milieu urbain et dans des villages. Les soldats russes qui, en principe, ne devaient pas entrer en relation avec les civils ukrainiens, s’engagent dans un processus de conquête et d’occupation du territoire, mais aussi de contrôle et de gestion des populations, sur une superficie représentant près d’un cinquième du pays. La brutalité immédiate de ces contacts peut être imputée au manque de préparation opérationnelle et mentale des soldats, aux problèmes logistiques d’approvisionnement en produits de première nécessité, à la résistance inattendue et tenace des Ukrainiens, mais aussi aux pertes humaines colossales de l’armée russe dès les premiers jours de l’invasion.
Démoralisés, ivres ou affamés, des soldats russes font irruption dans les maisons et les magasins, pillent sans vergogne. Précipités dans des combats de haute intensité sans avoir été prévenus, ils n’avaient pas reçu de consignes claires et cohérentes sur la conduite à tenir à l’égard des civils, notamment pour ce qui concerne les butins de guerre. Découvrant avec ébahissement l’opulence de maisons bien tenues, certains soldats, issus des régions parmi les plus pauvres et reculées de Russie, chargent à l’arrière des chars des machines à laver et d’autres biens de consommation qu’ils envoient en Russie via la Biélorussie ou qu’ils revendent sur des marchés.
D’autres se livrent à des violences sexuelles d’une cruauté inouïe. Des enfants sont violés devant leur mère (puis réciproquement), de même que des femmes très âgées, parfois octogénaires, et au moins une femme enceinte. Séquestrées, de tout jeunes filles subissent des viols collectifs et des passages à tabac qui les laissent mutiques et sans dent. Cette férocité tend à montrer que la violence sexuelle n’est pas seulement le fruit d’une pulsion soudaine ou l’exutoire d’une frustration insupportable, mais aussi le résultat de la déshumanisation de l’ennemi.
À la fin du mois de mars 2022, les troupes russes reçoivent l’ordre de quitter les régions de Kyiv et de Soumi et de se réarticuler dans le Donbass. Prenant acte de son revers, l’armée russe s’adapte, d’abord en revenant à la doctrine des feux indiscriminés, y compris sur des bâtiments civils, puis, à partir de l’automne 2022, en frappant délibérément les infrastructures critiques afin de provoquer le maximum de dommages collatéraux.
À mesure que s’accentue la brutalisation du conflit, les violences gratuites contre les civils se multiplient dans les territoires occupés. Les plus hauts taux de viols ont à ce jour été enregistrés dans la région de Kherson (65), tombée aux mains des Russes dès les premiers jours et occupée jusqu’à sa libération en novembre 2022. Ces plaintes officielles constituent seulement la partie émergée de l’iceberg selon notre interlocutrice Marta Havryshko. D’après les entretiens qu’elle a menés auprès de survivants, la violence sexuelle, qui est le plus souvent tue, notamment dans les villages, sert à humilier et à terroriser pour obtenir une soumission totale de la population des territoires occupés, mais aussi, par ricochet, à punir et à briser les hommes sur le front puisque les femmes et filles des combattants de l’armée ukrainienne sont visées en priorité.
Une culture de la punition et de l’impunité : la violence comme matrice politique
En dernier lieu, l’intensité et l’ampleur des violences contre les civils dans le conflit en Ukraine ne sauraient s’expliquer sans tenir compte du climat de brutalité, de peur institutionnalisée et d’acceptation de la violence. Qu’ils soient militaires de métier, volontaires ou mercenaires, les hommes de guerre russes sont pris en étau entre une culture militaire qui sanctionne sévèrement des infractions mineures et une culture politique qui laisse impunis des crimes monstrueux.
L’armée russe est notoirement connue pour recourir à la punition et à l’humiliation, perpétuant la tradition soviétique de permissivité à l’égard des brimades et des maltraitances commises par des soldats plus âgés sur les conscrits et recrues. Ce phénomène qui va parfois jusqu’au viol et au meurtre est appelé dedovchtchina, ce qui signifie littéralement « l’arbitraire des vieux ». Le ministre de la Défense Anatoli Serdioukov (2007-2012) a certes tenté de juguler ces pratiques, mais sans succès patent. Or ce climat de soumission par la peur a sans doute joué sur le terrain ukrainien lorsque les soldats russes ont dû trancher le dilemme entre leur auto-préservation et le respect de la vie humaine et de la dignité d’autrui.
En témoigne le cas de Konstantin Yefremov, lieutenant russe de la 42ème division de fusiliers motorisés basée en Tchétchénie. Dépêché en Crimée le 10 février 2022, il a ensuite servi trois mois dans la région occupée de Zaporijjia où il a été le témoin direct des tortures infligées par ses supérieurs à des snipers ukrainiens. Dans un entretien paru au début du mois de février 2023, il évoque les incertitudes, la peur et les atermoiements qui l’ont hanté sur le terrain. Il avait le choix entre la désertion, sanctionnée de dix ans de prison ferme, et la compromission, certes passive, aux crimes perpétrés par son armée. Yefremov a finalement pris le risque de faire défection et de fuir la Russie en décembre 2022, mais son cas reste minoritaire.
L’armée russe ne possède pas, par ailleurs, de corps des sous-officiers supérieurs (NCO), un échelon de commandement crucial pour s’assurer de la bonne transmission des ordres, pour les expliciter et les adapter, mais aussi pour donner un sens à l’action, montrer l’exemple et imposer la discipline. Ce défaut d’encadrement a pour corollaire une caporalisation de la troupe et un style de commandement caractérisé par la punition sur des infractions mineures. Les soldats du rang ont peu d’initiative et de responsabilité, tout en étant soumis à des pressions importantes : leur hiérarchie attend d’eux qu’ils appliquent le plan à la lettre. En cas d’échec, ils s’exposent à des punitions physiques, comme l’emprisonnement, ou à des punitions symboliques, comme la dégradation. Ce mode de fonctionnement a pu les inciter à maximiser les dommages collatéraux ou, du moins, à ne pas chercher à les éviter, lorsque les gains opérationnels et tactiques exigés par leurs supérieurs pouvaient être ainsi atteints.
La culture de la punition pour infractions mineures va de pair, dans l’armée russe, avec une norme de l’impunité (beznakazannost’) pour les crimes graves que le Kremlin semble désormais cultiver ouvertement, comme à d’autres périodes passées. Ainsi, le 18 avril 2022, le président Poutine a décoré les soldats de la 64ème brigade de fusiliers motorisés dont la responsabilité dans le massacre de Boutcha a été attestée. En décembre 2022, la Douma d’État a adopté une loi garantissant l’immunité aux militaires de « l’opération spéciale », laquelle serait valable universellement puisque, depuis la réforme constitutionnelle de 2020, la loi nationale russe a primauté sur le droit international.
Cette culture diffuse de la violence s’est trouvée décuplée sur le terrain ukrainien par l’idéologie haineuse de certains bataillons de volontaires et diverses autres formations armées. Formés en 2014 sur des critères idéologiques, ceux-ci sont désormais rattachés à la réserve opérationnelle (BARS suivant l’acronyme russe). On compte parmi eux le bataillon « Russitch » dont le commandant fait l’apologie du crime et se proclame « néonazi et païen » ou encore « la Légion impériale » dont le commandant ultra-orthodoxe affirme livrer une « guerre religieuse » pour ne pas laisser « l’Église orthodoxe russe de Malorossia aux Uniates ».
Réputés impitoyables, les kadyrovsty et les wagnerovsty contribuent, pour leur part, à l’ensauvagement du théâtre d’opération et au déchainement des violences non seulement contre les civils ukrainiens, mais aussi contre les soldats russes eux-mêmes. Garde prétorienne du dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov, les kadyrovtsy sont officiellement rattachées à la Garde nationale (Rosgvardiâ). Au début du conflit, ils ont été instrumentalisés pour créer un sentiment de panique auprès des civils ukrainiens. Les wagnerovsty désignent les mercenaires de la société militaire privée Wagner, dirigée par Evgueni Prigojine, un repris de justice qui sert d’homme de main au président russe en s’investissant dans la désinformation et le mercenariat.
Voulant compenser ses pertes et avoir de la chair à canon à envoyer en première ligne, Wagner a recruté, à partir de l’été 2022, des prisonniers de droit commun dans les colonies pénitentiaires. Ce recrutement permet de minimiser le coût social des pertes, mais aussi d’importer sur le théâtre d’opération les normes des « zek » (prisonniers des camps) et la violence extrême du monde carcéral russe, héritée du goulag. Quelques 40 000 soldats-prisonniers ont été recrutés, lesquels se sont vu promettre l’amnistie et la liberté s’ils survivent. Le 9 février 2023, Evgueni Prigojine a reconnu que Wagner avait cessé d’enrôler dans les prisons. D’après Olga Romanova, présidente de l’ONG La Rous derrière les barreaux, le ministère russe de la Défense envisagerait de constituer des bataillons disciplinaires sur le modèle des « shtrafbat » de la Seconde Guerre mondiale où se côtoieront des criminels sortis de prison et des objecteurs de conscience.
Les kadyrovsty et les wagnerovsty servent certainement aussi à intimider le reste des troupes russes. Selon un document qui circulait à la fin de l’été 2022, un commandant de la milice de DNR-LNR a rédigé une plainte pour demander que les kadyrovtsy cessent de violer ses hommes. De source ukrainienne, après les premières pertes massives parmi les soldats russes, les kadyrovtsy avaient pour rôle de tuer pour l’exemple tout soldat russe refusant de se battre. Un déserteur de Wagner a été mis sauvagement à mort à coup de massue dans une vidéo que Prigojine a saluée en traitant la victime de « traître ». D’après le témoignage d’un soldat ethniquement russe du bataillon de volontaires Akhmat, les non-Tchétchènes combattant en son sein étaient envoyés en première ligne, ce qui tend à montrer que la guerre pourrait aussi raviver des tensions interethniques toujours latentes.
Enfin, les conditions de la mobilisation et du déploiement des troupes constituent une autre forme de violence. Nombreux étaient, au début du conflit, les soldats issus des républiques autonomes, comme la Bouriatie et le Daghestan, où l’armée est quasiment le seul employeur et l’unique ascenseur social. Avec les vagues de mobilisation « partielle » de l’automne 2022, ce sont quelques 300.000 hommes mobilisés à la suite de l’oukaze présidentiel du 21 septembre 2022. La veille, la Douma avait adopté une série d’amendements sur la responsabilité pénale des soldats en cas de désertion, de reddition aux forces ennemies ou de refus de combattre, durcissant considérablement les punitions. Pris au hasard, à tout âge et partout, y compris dans les grandes villes, nombreux sont les mobilisés à n’avoir aucun entraînement militaire. Certains ont été envoyés sur le front alors qu’ils avaient été exemptés pour raison de santé.
Nous faisons l’hypothèse que les crimes et les violences de guerre relèvent d’une logique de vengeance et d’exutoire de la part de soldats comprenant parfaitement qu’ils sont envoyés « à l’abattoir ». Car une des violences matricielles de cette guerre est celle du Kremlin contre ses soldats envoyés à la mort sans aucune préparation logistique et mentale. Les services de renseignement occidentaux estiment les pertes russes à 60.000 morts ; en tout 200.000 Russes auraient été tués ou blessés dans la première année de guerre. Comme le notait une psychologue ukrainienne, « le niveau de brutalité des militaires russes est très élevé » car « il leur faut déplacer leur impuissance et leur désespoir sur quelque chose de vivant, de faible, pour voir comment souffre ce quelque chose. Ils se haïssent et projettent cette haine sur leurs victimes. Ils chassent d’eux-mêmes la pensée de leur humiliation, de leur peur et de leur impuissance ».
Conclusion : Le piège de la compromission
Les violences de guerre russes en Ukraine ne sauraient s’expliquer, tant dans leur échelle que leur degré de brutalité, qu’en croisant deux niveaux d’analyse : celui de l’intentionnalité politique par le haut et celui de l’inévitabilité du basculement dans la violence par le bas. Les frappes contre les infrastructures civiles sanctionnées par le haut commandement militaire et les crimes contre les civils commis par de simples soldats, épousent certes des logiques et des temporalités différentes sur le terrain d’opération, mais s’agrègent en un faisceau d’instruments de guerre destinés à subjuguer l’Ukraine par la punition et l’humiliation. Ces deux trajectoires de violence de guerre – intentionnelles et inévitables, par le haut et par le bas – s’alimentent l’une l’autre sur le terrain ukrainien, créant une brutalisation mécanique, rapide et irréversible du conflit.
Cette violence multiforme – psychologique, informationnelle, militaire et économique – découle d’une matrice commune de violence d’État héritée de la révolution bolchevique, des répressions staliniennes et des violences politiques de l’ère Brejnev. Une nouvelle fois, elle se manifeste à travers une perversion du bien et un mépris de la vie humaine, une déshumanisation de l’ennemi et un désintérêt pour le sort des simples gens. L’absence de lustration et de repentance pour les crimes du communisme, y compris pour celui de la famine orchestrée du Holodomor, crée en réalité une « chaîne de l’impunité » qui se répète sans fin. Intact, le corps momifié de Lénine n’est pas près de quitter son mausolée sur la place Rouge. Réhabilitée, la figure de Staline sert d’exemple au lieu de hanter les consciences.
En voulant réunir par la force ce qu’il croit, dans une vision obscurcie par l’hubris, être son peuple, le président russe inflige à la société ukrainienne des traumatismes incommensurables aux effets déstructurants à long terme. Il a aussi pris la société russe en otage, l’a isolée du reste du monde et irrémédiablement compromise. Abyssal est pour elle l’affaissement moral. Réapparaît le spectre de grandes répressions. Les « organisations indésirables » de la société civile sont muselées et « liquidées », les opposants politiques emprisonnés et humiliés, les « agents de l’étranger » intimidés et vilipendés. Mais des consciences s’élèvent encore. Un officier russe a ainsi refusé de retourner tuer en Ukraine. À son procès, cet orphelin a rappelé le modèle de bonté offert par son père et déclaré : « mon âme est entre mes mains ».
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Cet article est dédié à la mémoire de Victor Fainberg (1931-2023), dissident soviétique de la première heure et inlassable combattant de la liberté.
Crédits photo : Kharaim Pavlo
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