À l’occasion de Diwali, fête des lumières hindoue, des soldats indiens et chinois ont, tout sourire, échangé des friandises le long de la frontière commune à la République de l’Inde et à la République populaire de Chine, une des plus militarisées au monde. Un geste surprenant donc, et peut-être surinterprété – certains y voyant la fin d’un désaccord frontalier vieux de plus de 60 ans. La protection ou la défense des frontières terrestres occupe une place majeure dans la sécurité et le maintien de la souveraineté de l’Inde depuis son indépendance. Tant la Line of Control (LoC) avec le Pakistan, que la Line of Actual Control (LAC) avec la Chine restent en effet encore aujourd’hui contestées, et le risque d’un conflit interétatique est bien réel. Les affrontements sino-indiens de juin 2020 dans la vallée de Galwan et, plus récemment encore, ceux de décembre 2022 dans la région du Yangtse en Arunachal Pradesh sont venus le rappeler. Les accusations d’incursions depuis le territoire pakistanais sont, quant à elles, inscrites depuis bien longtemps dans le paysage médiatique. Si la presse indienne s’est félicitée ces derniers mois d’un apaisement des tensions, symbolisé par l’accord sur le désengagement des troupes chinoises des deux derniers points sur la LAC en octobre 2024, d’autres indices fragilisent cette lecture. Parallèlement à l’établissement d’un nouvel héliport chinois le long de la LAC (Nyingchi, Tibet), le ministère indien de la Défense a notamment approuvé de nouveaux budgets annuels visant l’achat rapide d’équipements par les commandements en charge de la LAC. L’Eastern Command, responsable du Sikkim et de l’Arunachal Pradesh, devrait ainsi voir son budget doubler.
Face à cette menace constante, ou en tout cas perçue comme telle par Delhi, le gouvernement indien a pensé, et mis en place, une architecture de sécurité complexe faisant intervenir, dans ces zones stratégiques, des forces à la fois policières, paramilitaires et militaires. Alors que les actions de ces troupes sont plus ou moins encadrées par des réglementations qui leurs sont propres, la question de leurs potentielles interactions semble peu posée, en tout cas non réglée, d’autant qu’elles interviennent dans des zones où la distinction entre temps de paix et de guerre est brouillée, dites de no war no peace. Bien que rarement défini précisément par les stratégistes et politistes indiens, ce concept de no war no peace est omniprésent dans de récents articles de presse, voire de certains think tanks indiens, qui traitent de la question des tensions sur la LAC. Il a de facto des implications majeures sur la répartition des mandats à la frontière.
Dès lors, il nous a semblé nécessaire de chercher à définir cette notion et à nous l’approprier. Popularisé dans le contexte post-Guerre froide, en particulier dans des régions comme l’ex-Yougoslavie et la péninsule coréenne, le concept de no war no peace comprend toute situation caractérisée par un état de tension persistante, des différends non résolus et une violence sporadique. En titre de plusieurs ouvrages récents, il est employé ici pour décrire une absence à la fois de guerre active et de paix durable dans le cadre d’un statu quo précaire.
Cet article tente ainsi de qualifier les implications de ce statu quo particulier sur la répartition des mandats entre forces policières, paramilitaires et militaires aux frontières indo-chinoise et indo-pakistanaise, et sur la manière dont elles interagissent de facto entre elles. Si l’organisation et le rôle des forces de sécurité est juridiquement encadré en temps de paix et de guerre, la situation persistante de no war no peace le long de la LAC et de la LoC complique l’application effective de la législation. Et si l’élaboration progressive de textes additionnels spécifiques au contexte frontalier a partiellement comblé un vide juridique, le nombre et la complexité des lois laissent dans les faits une marge importante à la pratique et au politique, à la faveur de concurrences et d’une militarisation de l’ordre public.
Frontières sous contrôle : législation et pratiques en temps de paix et de guerre
En Inde, les pouvoirs relatifs au maintien de l’ordre et à la garantie des intérêts nationaux sont strictement distingués par la septième annexe de la Constitution, qui attribue à l’Union les forces militaires et aux États les forces de sécurité intérieure (FSI). Ce partage de compétences n’est cependant établi qu’en cas de situation « ordinaire », autrement dit lorsqu’aucun trouble majeur ne vient perturber le maintien de l’ordre public. En cas de trouble avéré, le gouvernement central et le président déclarent une des trois situations d’urgence comme définies dans la partie VIII de la Constitution, telle que l’« urgence nationale » en cas de guerre, une agression extérieure ou une rébellion armée. Ces situations bousculent le partage de compétences avec les États, et l’Union acquiert les pouvoirs de police afin de protéger la souveraineté et l’unité du pays.
La notion de « trouble » à l’ordre public a donc fait l’objet de nombreux débats doctrinaux et politiques, car, dans la pratique, tout ce qui peut être constitutif d’un trouble est contextuel et déterminé par chaque État. La Cour suprême indienne est toutefois venue éclairer son sens dans l’affaire Ram Manohar c. État du Bihar en 1965, et a précisé qu’un trouble à l’ordre public est une action particulière qui affecte la communauté dans son ensemble, et non quelques individus. Cette définition revêt alors une importance capitale, car elle établit le cadre juridique permettant de centraliser le contrôle des FSI, tout en permettant à l’État de limiter les libertés fondamentales. Historiquement, l’urgence nationale a été déclarée à trois reprises, dont une fois en 1962, lors de la guerre entre l’Inde et la Chine, et une autre lors du conflit indo-pakistanais en 1971.
Afin de garantir cet ordre public et ses intérêts nationaux, l’Inde s’appuie alors sur ses FSI et ses forces militaires, les unes comme les autres étant régies par leurs propres textes juridiques, qui viennent, plus ou moins expressément, éclaircir leur rôle et compétences, tout en distinguant le « temps de paix » du « temps de guerre ». Mais un troisième type de forces, les Central Armed Police Forces (CAPF), pourtant absent des textes constitutionnels, vient compléter les pouvoirs régaliens de l’Union. Les CAPF sont composées de sept groupes : les Assam Rifles, les Sashastra Seema Bal, l’Indo-Tibetan Border Police, la Border Security Force (BSF), les National Security Guard, la Central Reserve Police Force et la Central Industrial Security Force. Anciennement appelées les Central Paramilitary Forces (avant que l’Inde décide d’abandonner l’usage de cette expression en 2011), elles continuent d’être présentées comme des forces paramilitaires en raison de leurs formations et missions. En effet, bien que la majorité des CAPF sont dirigées par le ministère de l’Intérieur, et donc par des agents de police haut gradés, elles accompagnent largement les forces militaires, notamment en zones frontalières. Leurs compétences s’avèrent être plus étendues et se confondent parfois avec celles de l’armée, en particulier dans des contextes d’instabilités sécuritaires majeures, telles que des actions insurrectionnelles ou terroristes se situant, a priori, davantage dans le no war no peace.
Delhi semble consciente que la centralisation des pouvoirs répressifs ne peut se pérenniser et qu’il faut pouvoir répondre au mieux aux défis sécuritaires tout en respectant un cadre réglementaire. De fait, le gouvernement indien dispose donc de plusieurs outils juridiques. Certains articles des textes constitutifs des CAPF sont pourtant formulés avec une large imprécision, laissant place à une interprétation autorisant une possible extension de leurs compétences. Par exemple, le Sashastra Seema Bal Act dispose, au point 4 du Chapitre II, que cette force doit, outre assurer la sécurité des frontières, accomplir « toute autre tâche qui pourrait lui être confiée par le gouvernement central », offrant ainsi à Delhi un large spectre dans son déploiement, alors qu’elle est pourtant normalement mobilisée dans la garde des frontières indo-népalaise et indo-bouthanaise.
Ensuite, ces textes se complètent de réglementations dites « spéciales ». Ces lois entérinent non seulement la possible mainmise du gouvernement central sur les compétences de sécurité intérieure, mais permettent aussi l’utilisation de ces pouvoirs en dehors du contexte d’urgence nationale. Si certains soutiennent que ces textes sont nécessaires pour venir compléter et renforcer le cadre législatif existant (dont des dispositions du code pénal), les réfractaires soulignent qu’elles brouillent le partage de compétences entre l’Union et les États – et entre l’armée, la police et les CAPF.
Le socle juridique indien, déjà marqué par une multitude de dispositions définissant les rapports entre l’Union et les États, vient donc se complexifier par la multiplication de réglementations « spéciales ». Ces lois deviennent alors la nouvelle norme pour répondre au contexte politique et sécuritaire complexe du no war no peace.
À la croisée des frontières : le cadre légal face aux réalités du no war no peace
Des frontières contestées, qui brouillent la distinction entre maintien de l’ordre et défense
Depuis l’obtention de son indépendance, l’Inde a vu ses frontières évoluer dans une zone de no war no peace, en miroir d’une menace perçue comme potentiellement imminente. Elle y a ainsi régulièrement, puis de manière permanente, déployé ses forces armées. Si cette situation pourrait, en théorie, appeler une participation de l’Union du fait d’un risque de guerre élevé, son inscription dans la durée et sa normalisation ont en fait conduit, dans le cas de l’Inde, à une implication accrue de l’Union dans le maintien de l’ordre public au sein du territoire indien. Que ce soit dans le Cachemire, en réponse aux mouvements insurrectionnels dans le Nord-Est, ou contre le mouvement naxalite, l’ensemble des CAPF a ainsi obtenu de facto des compétences élargies pour répondre aux enjeux sécuritaires de ces zones.
L’exercice de ces nouvelles attributions a pu prendre la forme de missions coordonnées ou non avec les forces armées. Lors de la contre-ingérence dans les zones frontalières du Nord-Est et du Cachemire, plus de 38 000 membres des CAPF ont été déployés aux côtés de l’armée de Terre en août et septembre 2019. L’accroissement des compétences dévolues aux CAPF a néanmoins également conduit à la réalisation de missions indépendamment des forces armées. À titre d’exemple, alors que la Border Security Force (BSF) est théoriquement centrée sur les « crimes transfrontaliers, l’entrée illégale sur le territoire, la prévention du trafic et de toute autre activité illégale » (point 15 Chapitre III, BSF Act, 1968), elle a été déployée le long de la Line of Control (LoC) et de la Line of Actual Control (LAC) pour également faire face à de potentielles agressions militaires de la part de la Chine ou du Pakistan. Le décès d’un officier de la BSF en décembre 2020 en poste dans une « defence location », supposément d’un tir de l’armée pakistanaise, est un exemple parmi d’autres de la présence des CAPF dans des missions hors des limites de leur mandat. En tout cas, hors des limites de leur mandat en temps de paix.
La réglementation indienne a ainsi dû largement évoluer dans ce contexte. En août et septembre 2019, les membres du CAPF ont ainsi été déployés conformément à des textes symptomatiques de cette adaptation : les Armed Forces Special Power Act (ASFPA).
Des adaptations juridiques controversées comme nouvelle norme
Face à la diversité des menaces sécuritaires frontalières, une approche intégrée et un cadre juridique clair paraissent essentiels pour assurer la sécurité publique et la protection des citoyens, en particulier dans un contexte de no war no peace. Delhi a pourtant adopté un large éventail de lois qui semblent complexifier ces objectifs en troublant le partage des compétences entre la police, les CAPF et l’armée. Les AFSPA s’inscrivent d’ailleurs dans cet ensemble législatif. Ces lois octroient des compétences aux forces militaires et aux CAPF pour maintenir l’ordre lorsqu’un État, ou une partie de celui-ci, est déclaré « zone de troubles graves à l’ordre public ». Si les CAPF ne sont pas expressément nommées, les lois les désignent indirectement compétentes sous l’expression « toute autre force armée de l’Union » (point 2.a, AFSPA, 1990), comme le confirment la doctrine et la pratique. Un État est qualifié comme tel dès lors que la paix et la tranquillité publiques sont gravement perturbées, et lorsque la police ne peut rétablir seule le maintien de l’ordre public en raison d’actions insurrectionnelles, terroristes, de violences religieuses ou en cas de frontières menacées.
Particulièrement en matière d’antiterrorisme, ces lois s’ajoutent au millefeuille législatif en vigueur. Le Unlawful Activities (Prevention) Amendment Act est la loi de référence prévoyant une compétence « classique » pour les forces de police, et elle ne précise pas un déploiement particulier des CAPF ou des forces armées. Par ailleurs, le National Agency Act investit également la National Investigation Agency (NIA) de compétences antiterroristes dans le pays. Cette agence dépendant du ministère de l’Intérieur et a pour directeur un haut gradé des forces de police. Elle conduit, par exemple, régulièrement des opérations dans l’Assam pour lutter contre des réseaux terroristes islamistes. Alors que cette compétence antiterroriste est normalement attribuée exclusivement aux forces du ministère de l’Intérieur, ces réglementations « spéciales » bouleversent l’équilibre des pouvoirs.
Deux AFSPA, toujours en vigueur dans des parties du Nord-Est depuis 1958 et du Cachemire depuis 1990, autorisent les forces armées et les CAPF, sans mandat, à interpeller tout individu qu’elles jugent suspect, à fouiller maison, véhicule, personne, voire à ouvrir le feu en dehors du cadre de légitime défense. Les AFSPA leurs donnent des compétences exceptionnelles, qui finissent par devenir ordinaires lorsqu’elles sont en vigueur depuis une trentaine d’années. En parallèle de ces développements, les forces de police sont même allées jusqu’à créer des groupes de forces spéciales, tels que le Special Operation Group (SOG). Composé de plus de 2 300 membres des forces de police du Cachemire et dirigé par un membre de l’Indian Police Service (IPS), le SOG constitue une élite spécialisée dans les actions de contre-ingérence et d’anti-terrorisme.
Au-delà d’interroger encore davantage les partages de compétences entre les différentes forces, ces lois font l’objet de controverses importantes en lien avec des abus de pouvoir. Les lois AFSPA, en particulier, ont suscité de nombreux débats concernant l’immunité dont bénéficiaient les soldats, malgré les accusations récurrentes d’exactions. Une enquête sur 1 528 cas présumés d’exécutions extrajudiciaires commises à Manipur entre 2000 et 2012 (entre guerre de « libération » et conflit ethnique, ce conflit armé opposant l’État central indien à plusieurs groupes séparatistes se poursuit aujourd’hui) a notamment conduit à deux décisions clés de la Cour suprême. Cette dernière est venue préciser que l’usage de la force ne peut être « disproportionné ou punitif » (« excessive or retaliatory »), et a également mis fin à cette immunité en 2021.
En réponse aux demandes fréquentes des populations et autorités locales, le gouvernement annonce régulièrement son intention de lever ces lois dans les États et territoires concernés. Bien que cette loi soit actuellement en vigueur, le ministre de l’Intérieur, Amit Shah, avait évoqué, en mars 2024, la possibilité d’abroger l’AFSPA au Cachemire. Ce dernier avait aussi indiqué réduire les effectifs militaires dans 70 % du Nord-Est, mais a récemment décidé de prolonger l’application de la loi pour six mois dans certaines régions, en raison de violences insurrectionnelles et des récents événements au Bangladesh.
Les chevauchements observés entre pouvoirs étatiques et ceux de l’Union, ou pouvoirs militaires et d’ordre public, suivent une réglementation indienne en constante évolution, et sont donc difficilement évitables. Les conséquences de cet enchevêtrement juridique peuvent s’avérer considérables en temps de no war no peace ; entre violation des droits et libertés des citoyens indiens, inconsistances opérationnelles et militarisation de l’ordre public.
L’art de l’interprétation, entre politique et pratique
La loi face aux défis de l’organisation interne des forces armées
L’expansion soutenue du pouvoir des CAPF, en particulier ces dernières années, a ainsi été au centre de plusieurs débats parlementaires. Ces derniers se sont conclus par une remise en question non pas des textes et de leur manichéisme contextuel, mais du commandement des forces armées et de leur organisation plus généralement. La BSF et les Assam Rifles (fusiliers de l’Assam) comptent parmi les forces visées par ces débats. Dès sa création avec des officiers de l’armée de Terre, la BSF a en effet été organisée sur la structure d’un bataillon d’infanterie, suivant une formation très similaire et possédant les mêmes équipements. La BSF et l’armée conduiraient même régulièrement des exercices conjoints. Théoriquement, cela aurait pu conduire à une complémentarité forte, en temps de paix, avec une planification par l’armée du déploiement et des moyens alloués à des missions traditionnelles de contrôle des frontières pour combler ses lacunes, comme en temps de guerre, avec un contrôle opérationnel de la BSF par l’armée.
Cependant, le manque d’interactions en temps de paix a largement affecté l’intégration de ces forces en période de no war no peace et créé de la méfiance, voire de la concurrence. Des lacunes en matière de commandement seraient également en cause. Les officiers de l’IPS ont une mainmise sur les postes paramilitaires les plus élevés : statutairement, ils ont en effet vocation à être positionnés à des postes à responsabilité et de commandement au sein des agences fédérales et étatiques, y compris des Central Armed Police Forces. Néanmoins, ce service n’a pas été conçu pour diriger une force paramilitaire, et la plupart de ces officiers n’a que peu d’expérience de commandement dans les zones d’insurrection. En outre, des situations de double commandement, a priori justifiables en raison de la distinction guerre/paix, créent en réalité de la confusion et des rivalités. C’est le cas des Assam Rifles, dont le contrôle administratif relève du ministère de l’Intérieur, mais dont le contrôle opérationnel relève de l’armée indienne, et donc du ministère de la Défense, distinction d’autant plus inopérante en zone de no war no peace.
Ainsi, alors que les forces de la BSF sont depuis 1971 en première ligne de défense aux côtés de l’armée le long de la Line of Control, un manque de compréhension mutuel, d’intégration et une méfiance entre ces deux entités subsistent. Les chevauchements et flous des textes normatifs, qui auraient pu être dépassés dans la pratique, se trouveraient donc en réalité exacerbés par celle-ci. Si les exemples de ce type sont de plus en plus fréquents, il faut éviter de les généraliser ; la méthode indienne semble en effet privilégier le cas par cas selon les zones concernées.
La militarisation croissante de l’ordre public et la primauté de la pratique (et des armées) sur la loi
La difficile opérationnalisation des textes au contexte frontalier indien laisse donc bien souvent place à la loi du plus fort, et donc à l’Union. Ses forces armées ont en effet été déployées pour répondre à des menaces externes persistantes, perçues comme autant de dangers pour la souveraineté du pays – perception renforcée par un discours politique virulent et des militaires en quête de plus de moyens. En parallèle, les polices des États ont été, au regard de plusieurs évènements, jugées inadéquates pour faire face à une agression armée. Le site internet de la BSF indique ainsi qu’elle a été créée par le gouvernement central en raison de l’incapacité de la police à prévenir et répondre efficacement aux attaques pakistanaises à Kutch en 1965. La BSF, comme la majorité des forces de sécurité frontalières, est en effet spécialisée et centralisée, ce qui constitue un avantage certain aux yeux de Delhi contre de potentielles agressions armées extérieures, ainsi que pour son propre pouvoir. Il convient néanmoins de noter que le déploiement des forces vise surtout à imposer la présence de chacun sur une zone mal définie politiquement et géographiquement. Les confrontations sino-indiennes directes en décembre 2022 en Arunachal Pradesh, bien que très médiatisées, ont en effet démontré, jusqu’à un certain point, une réelle volonté de désescalade politique et militaire en cas d’incident mineur. L’accord d’octobre 2024 constitue un pas de plus dans cette dynamique.
Alors que le renforcement des forces légalement compétentes de chaque État concerné et de l’armée aurait pu être envisagé, l’attribution de leurs missions à d’autres organes (préexistants ou nouveaux) a été préférée. Les textes normatifs n’ont pas pour autant été (à nouveau) modifiés pour en rendre compte et réorganiser l’architecture de sécurité aux frontières. De plus, alors que la taille des CAPF a presque doublé au cours des deux dernières décennies, tout comme les dépenses consacrées à ces forces, celles-ci demeurent donc largement dans un flou normatif. Elles permettent à Delhi un contrôle, si ce n’est efficace, au moins essentiel sur des zones stratégiques via une dynamique de militarisation qui ne dit pas son nom. En 1998, les CAPF représentaient moins de 58 % de l’effectif de l’armée. En 2015, ce chiffre est passé à 82 %, et il ne cesse d’augmenter alors même que des critiques à l’encontre de nouvelles recrues mal formées sont formulées. La récente mesure de réforme du recrutement militaire, dite Agnipath, devrait a priori confirmer cette tendance : 10 % des postes vacants au sein des CAPF et Assam Riffles seront réservés aux soldats démissionnaires du programme Agnipath et de l’armée régulière.
Reste donc à savoir si ce flou normatif n’est pas volontairement maintenu par les autorités centrales indiennes, capables de faire évoluer le droit mais désireuses de garder la préséance sur le contrôle des frontières et de garantir une réponse adaptée, et sans entrave juridique, face à des accords frontaliers qui ne sont pas encore synonymes de paix.
Crédit photo : unaz
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