« Économie de guerre » : la Russie en cessation de paiements après 2024 ?

Le Rubicon en code morse
Avr 24

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L’argent reste le nerf de la guerre, en Russie comme ailleurs, et l’invasion de l’Ukraine lui coûte très cher. Avec ses avoirs à l’étranger gelés et sous sanctions massives, la Russie est contrainte depuis deux ans de piocher dans ses réserves financières, dont le National Welfare Fund, son fonds souverain et sa principale réserve de liquidités à sa disposition pour équilibrer son budget. A défaut d’une évolution majeure de sa trajectoire budgétaire actuelle, la Russie verra l’épuisement de ce fonds souverain fin 2024, avec pour conséquence un déficit budgétaire abyssal en 2025 que la Russie ne pourra plus compenser. Une situation que la Russie a déjà connue une fois, entre 1988 et 1991 particulièrement, dernières années durant lesquelles elle s’appelait encore l’URSS.

La Russie est face à une équation insoluble : comment financer sur le long terme une guerre pour laquelle les dépenses explosent alors que les recettes budgétaires diminuent, dans un contexte de sanctions renforcées ? Entre augmentation de la fiscalité, chute des recettes sur les hydrocarbures, inflation et crises de l’emploi et de l’investissement, la Russie s’est lancée dans un pari risqué dont elle ne sortira pas indemne. Tournant désormais à vive allure sur la lancée de « l’économie de guerre », la toupie Russie ne peut pas ralentir, sous peine de chuter. Mais l’élan pourrait bientôt lui manquer en même temps que les finances. L’avenir économique de la Russie après 2024 repose essentiellement sur le cours du baril de l’Oural et sur les quantités exportées, deux sujets d’autant plus incertains pour la Russie en 2024 que, passée cette date, la Russie pourrait ne plus pouvoir compter sur des réserves financières en voie d’épuisement.

Comment interpréter les chiffres du budget russe 2023 ?

Selon le ministère des Finances russe, en 2022, la Russie a dépensé 31 131 milliards de roubles pour 27 825 milliards de recettes, avec donc un déficit de 3 306 milliards (soit environ 33 milliards d’euros, considérant qu’il faut en janvier 2024 environ 100 roubles pour un euro). Notant toutefois que l’inflation a été estimée à 13,8% sur l’année avec sans surprise un déflateur de PIB élevé à 15,8%.

Hormis 2020, année de la pandémie, 2022 est la première année de déficit du budget fédéral russe depuis la chute de l’URSS. Idem en 2023, la Russie dépense sur l’année 32 364 milliards de roubles courants (+4% par rapport à 2022, ce qui expliquerait une partie de la croissance russe selon le cabinet d’étude Astérès) pour 29 123 milliards de recettes (près de 5% d’augmentation sur un an), avec au bilan un déficit stable à 3241 milliards de roubles (environ 32 milliards d’euros).

Cette progression apparemment linéaire des différents indicateurs entre 2022 et 2023 cache en fait des disparités importantes.

Côté dépenses, la Russie n’a pas fait mystère d’une augmentation drastique des budgets consacrés à la défense et à la sécurité, avec des dépenses militaires évaluées à plus de 6 000 milliards de roubles en 2023 (soit 3.9% du PIB) contre 2.7% en 2021. De la même façon, année pré-électorale oblige, les dépenses sociales ont été maintenues, voire augmentées.

Côté recettes, les choses sont plus complexes. Les recettes russes sont budgétairement réparties entre les recettes « hydrocarbures » (pétrolières et gazières) et le reste, les revenus dits « non-hydrocarbures » (TVA, impôt sur le revenu…). Or tandis que les recettes pétrolières et gazières se sont effondrées de 24% entre 2022 et 2023, passant de 11 586 milliards de roubles à 8 822, les recettes « autres », non-hydrocarbures, sont passées de 16 238 milliards de roubles à 20 301, en augmentation de 25% sur un an.

Concrètement, alors qu’en 2021, 36% des dépenses de l’État fédéral russe sont couvertes par les recettes tirées des hydrocarbures, ce n’est plus le cas que de 27% des dépenses en 2023. La différence est apparemment comblée par cette augmentation de 25% de ces recettes « autres ».

Derrière ces recettes « autres », on trouve principalement les recettes tirées de la TVA (portant sur la production intérieure et les importations) qui représentent environ 60% de ce sous-total. Elles ont ainsi augmenté de près de 22% sur un an, chiffre à mettre en relation avec une croissance russe de 3.5% en 2023.

Deuxième ligne des recettes, les recettes de l’impôt sur le revenu (environ 10% des recettes) ont, elles, augmenté de près de 15%, à mettre en relation avec l’augmentation des salaires et le très faible taux de chômage. L’évolution de ces deux lignes comptables – TVA et impôt sur le revenu – est donc cohérente, en termes de tendance au moins, avec ce que l’on sait de la situation économique de la Russie.

Mais il reste environ 30% des recettes « autres » qui ne sont pas détaillées, mais qui ont tout de même connu une hausse de 27% entre 2022 et 2023 : environ 5 000 milliards de roubles de recettes sont devenus 6 700 milliards en 2023, sans que soit expliqué d’où proviennent ces sommes et ce qui explique cette augmentation conséquente. S’il ne s’agit ni de la TVA ni de l’impôt sur le revenu, de quoi s’agit-il ?

Une balance commerciale 2023 en chute libre

Cette hausse des recettes russes 2023, qui reste floue pour une bonne partie, ne trouve pas son explication dans la balance commerciale russe. En effet, selon les données 2023 de la banque centrale russe (BCR) récemment mises en ligne, la Russie exporte moins en 2023 qu’en 2022, qu’il s’agisse des biens ou des services : en valeur, les exportations de biens et de services ont chuté respectivement de 29 et 17% entre 2022 et 2023, mais les importations de biens et de service ont augmenté respectivement de 10 et 5%.

En conséquence, l’excédent commercial de la Russie dépasse à peine 50 milliards de dollars US en 2023, alors qu’il était de 238 milliards en 2022, et de 122 milliards en 2021, soit une baisse de près de 80% sur un an. 2022 fut certes une année record pour les exportations russes, (plus par effet-prix que par effet de volume, en raison en particulier de la hausse vertigineuse des cours du gaz à l’été-automne 2022), mais c’était avant que les sanctions occidentales sur le pétrole n’entrent en vigueur.

Pour donner un ordre d’idée plus large, les importations russes 2023 de biens et de service sont quasi identiques en valeur à celles de 2021, dernière année « ordinaire » : environ 304 et 75 milliards de dollars respectivement. Par contre, de 2021 à 2023 les exportations de biens et services sont passées de 494 milliards de dollars à 422, et de 56 milliards de dollars à 41, respectivement.

Si le cours du baril de brut de l’Oural a seulement connu un creux significatif en 2020 (année Covid), il n’est quasiment jamais redescendu en-dessous de 55$ le baril après cette date. Par contre, le prix du gaz a lui nettement baissé en 2023 après les sommets de 2022. La baisse des revenus à l’export en 2023 est donc probablement due la baisse des prix du gaz, conjuguée à la perte du client européen : 40% du gaz européen provenait de Russie avant 2022 contre 15% fin 2023.

La balance commerciale russe 2023 confirme simplement ce que les chiffres du ministère des finances disaient déjà : la hausse des recettes budgétaires russes proviendrait en premier lieu de la hausse de la fiscalité en Russie (hors TVA et impôt sur le revenu donc). Dès septembre 2022, le gouvernement russe a bien décidé de mettre fiscalement à contribution les entreprises pétrolières et gazières, dans le but avoué de récupérer 628 milliards de roubles dès 2023. Votée en aout 2023, une taxe supplémentaire de 10% sur les profits a ainsi été décidé pour les entreprises réalisant plus de 10 millions de dollars de chiffre d’affaires en Russie, y compris les entreprises étrangères. Si ce texte épargne initialement les entreprises du secteur pétrolier et gazier, le gouvernement a décidé un mois après d’augmenter aussi la fiscalité sur ce secteur. Il espère cette fois en retirer environ 37 milliards de dollars d’impôts sur la période 2023-2025. Il n’est pourtant pas évident que cet objectif fiscal soit atteint, considérant par exemple que le revenu de Gazprom s’étant effondré de 40% en 2023 par rapport à 2022 et de 42% par rapport à 2021, autre année record avant 2022. Du coup, l’entreprise verse nettement moins d’impôts qu’auparavant : si l’entreprise était le premier contributeur au budget de l’État en 2022 avec 5380 milliards de roubles versés, elle devrait s’acquitter de « seulement » 2500 milliards de roubles en 2023 (soit moins qu’en 2021 avec 3310 milliards de roubles cette année-là), en dépit de l’alourdissement de la fiscalité.

Il est donc difficile de considérer que la hausses des recettes russes reposent entièrement sur la hausse de la fiscalité, ce qui n’empêche pas le pouvoir russe de réfléchir déjà aux prochaines augmentations d’impôts.

Ponctions dans le National Welfare Fund

En plus des emprunts que la Russie peut encore contracter sur son marché intérieur (environ 2500 milliards de roubles en 2023), la part d’origine « inconnue » des recettes russes proviendrait aussi probablement de ponctions conséquentes dans le fonds de réserve russe, son grand fonds souverain, la National Welfare Fund (NWF) – le « bas de laine » russe sur lequel sont déposées normalement les recettes pétrolières pour financer les retraites et les infrastructures.

En effet, en janvier 2024, on peut ainsi lire, dans un communiqué sibyllin du ministère des Finances russe sur l’usage du NWF, la chose suivante : « une partie des fonds du Fonds national de protection sociale déposés sur des comptes auprès de la Banque de Russie pour un montant de 114 947 millions de yuans chinois, 232 584 kg d’or sous forme impersonnelle et 573 millions d’euros ont été vendus pour 2 900 000 millions de roubles. Les recettes ont été créditées sur un compte unique du budget fédéral afin de financer son déficit. » Sur l’ensemble de l’année 2023, la Russie a retiré de son « compte épargne » 2 900 milliards de roubles, soit environ 29 milliards d’euros.

Il ne s’agit donc pas a priori de « recettes budgétaires », mais d’une consommation des réserves financières, d’autant plus nécessaire que la Russie n’a plus accès aux marchés financiers internationaux : la Russie est considérée comme en défaut de paiement depuis 2022. Sanctionnée à la fois par l’UE et les Etats-Unis, elle ne peut pas émettre de dettes en dollars ou en euros. Le principe n’est pas forcément très gênant pour la Russie car, à l’exception de 2020, elle est toujours parvenue à dégager un excédent budgétaire. Mais la Russie est désormais « interdite de découvert » par les pays Occidentaux (sachant que même la Chine se montre de plus en plus réticente à financer la Russie) : qu’elle ait un endettement faible voire inexistant n’a aucune importance considérant qu’elle ne peut plus réellement s’endetter, comme le font les États occidentaux. Le déficit du budget de l’État fédéral doit donc être financé autrement.

Cette utilisation du NWF n’est en tout cas pas exceptionnelle, elle avait déjà eu lieu en 2022 pour un montant de 2 412 milliards de roubles, le ministère des Finances russe ayant soldé cette année-là ses réserves de yens japonais, de dollars et de livres sterling, devises jugées « toxiques » par le pouvoir russe. La ponction 2023 n’était pas non plus inattendue : le ministère des Finances russe l’annonçait dès août 2023. Dans le même communiqué, il annonce également le montant prévu pour 2024 : 1300 milliards de roubles, un montant donc deux fois plus faible. L’année 2024 se présente-t-elle mieux pour les finances russes ? Rien n’est moins sûr.

Le contexte économique de la Russie

Déjà, les perspectives de croissance 2024 sont plus mesurées que celles de 2023. La banque centrale russe (BCR) est toujours sur une prévision de 0.5 à 1.5%. Si le FMI s’est récemment montré plus optimiste (entre 1.5 et 2.6%), la Banque mondiale est plus mesurée. Dans tous les cas, rappelons que la croissance russe est une croissance artificielle, « achetée à crédit ». C’est un keynésianisme à la russe, à destination prioritairement du complexe militaro-industriel, comme expliqué par Alexandra Prokopenko, ancienne fonctionnaire de la BCR et intervenante aujourd’hui pour le Carnegie Russia Eurasia Center. Fin décembre 2023, la BCR alertait d’ailleurs sur un risque de surchauffe de l’économie russe.

Cette surchauffe se voit en premier lieu sur le taux de chômage russe, car en-dessous d’un certain seuil de chômage frictionnel (changements d’emplois, transitions professionnelles, formations…), un taux de chômage équivalent à celui que connait actuellement la Russie traduit surtout une pénurie de main d’œuvre : fin 2023, les médias russes faisaient ainsi état d’une pénurie de main d’œuvre estimée à 4,8 millions d’emplois. En août 2023, le ministre russe du développement digital évoquait déjà une pénurie de 500 à 700 000 travailleurs dans les domaines IT, en plus des 400 000 postes non honorés dans l’industrie de défense, très fortement demandeuse en ce moment. Ce problème de manque de travailleurs du domaine IT en particulier pourrait compromettre l’avenir de certains fleurons russes comme Yandex, dont la Russie vient de finaliser la « nationalisation » à grands frais. Selon Oleg Deripaska, oligarque russe du domaine métallurgie et extraction minière, le problème de fond est avant tout celui de l’investissement dans les structures de production, avec des industries trop faiblement automatisées par rapport à leurs équivalents occidentaux et donc encore fortement consommatrices de main d’œuvre. Cette réalité est particulièrement criante dans la production des blindés, ceux-ci étant majoritairement assemblés « à la main » dans des usines faiblement pourvues en robotique d’assemblage par exemple.

L’investissement est probablement l’un des problèmes majeurs de la Russie pour les années à venir, en plus de l’inflation : il est très coûteux pour les entreprises russes de s’endetter pour investir actuellement compte tenu des taux d’intérêts prohibitifs pratiqués, avec la banque centrale russe qui maintient un taux directeur à 16% pour l’instant. Pour nombre d’entreprise russes, il n’y a pas non plus d’investissements envisageables avec des ratios d’endettement qui ont explosé du fait de la chute des valorisations : l’index boursier RTSI est en baisse de 40% par rapport à octobre 2021 (l’indice MOEX a perdu près de 25% sur la même période), date des premières inquiétudes sur une invasion russe de l’Ukraine, sachant en plus que la valorisation réelle des entreprises russes, particulièrement celles récemment passées sous responsabilité gouvernementale, est fortement sujette à caution.

À cette contrainte interne à la Russie s’ajoute la chute des investissements étrangers en Russie, tenant en réalité d’un véritable désinvestissement compte tenu des ventes d’actifs des entreprises quittant la Russie : 27 milliards de dollars d’investissements étrangers en 2021, contre 40 milliards de retraits en 2022 et 8 milliards en 2023. Les conséquences de la pénurie de main d’œuvre et d’investissements limités dans les infrastructures (1.3% du PIB entre 1995 et 2016) commencent à se voir, au point que même les médias russes ont été obligé de parler des accidents en série sur les réseaux de chaleur urbains, entre autres.

Concernant l’inflation, c’est l’inquiétude numéro un de la BCR pour les années à venir. En novembre 2023, lors de la présentation de ses prévisions pour 2024, la BCR évoquait un “Risk scenario” en ces termes : si l’inflation devient « hors de contrôle », la BCR pourrait être alors amenée à relever son taux directeur à 16 ou 17% en 2024. C’était un mois avant de passer son taux directeur à 16%, avec une inflation sur 2023 estimée à 7.5%, loin de la fourchette de 4 à 4,5% souhaitée par la BCR. Toujours selon la BCR, qui choisit prudemment ses mots, la persistance d’une inflation élevée est due à une « demande intérieure qui excède bien plus qu’estimée la croissance des capacités de production de biens et de services ». Or, compte tenu de la pénurie de main d’œuvre, de la chute de certains investissements (315 milliards de dollars de « stocks » d’investissements directs étrangers en septembre 2023 contre 442 en décembre 2022 par exemple) et des ambitions du Kremlin d’augmenter encore les dépenses militaires en 2024, il est très peu probable que l’inflation diminue en 2024. En janvier 2024, la BCR faisait état d’une inflation toujours aussi élevée lors de son premier communique de l’année à ce sujet.

Les prévisions budgétaires 2024 de la Russie

« Poutine finance aujourd’hui sa guerre grâce à de l’argent prévu dans le futur », résumait parfaitement Boris Grozovski, journaliste russe, en novembre 2023. Mais le futur pourrait bien ne pas être celui escompté par la Russie. Le ministère de la Défense britannique a été parmi les premiers à faire part de son scepticisme sur les objectifs budgétaires de la Russie pour 2024, dans un communiqué du 5 février 2024. Il juge la réalisation de ces objectifs « improbable ». En effet si le gouvernement russe prévoit bien une hausse des dépenses de 26% en 2024, pour atteindre 36 600 milliards de roubles, le gouvernement russe prévoit aussi des recettes devant s’élever à 35 065 de roubles soit 22% d’augmentation, avec des recettes pétrolières et gazières devant augmenter de 25%.

En termes de dépenses, la tendance 2023 se poursuit donc : par rapport à la période pré-invasion de l’Ukraine, la Russie aura en 2024 multiplié par trois ses dépenses militaires, le budget de défense représentant désormais 40% des dépenses de l’État contre 14 à 16% avant 2022.

En termes de recettes, la Russie dispose par contre d’un horizon nettement moins clair. En octobre, 2023, Anton Silouanov, le ministre des Finances de Russie, annonçait déjà que le recours aux emprunts sur le marché national serait nettement inférieur à ce qui était prévu. Les banques chinoises, parmi les dernières banques étrangères à être encore présentes sur le territoire russe, sont en train de limiter drastiquement leur exposition en Russie selon les médias russes. En janvier 2024, Bloomberg faisait déjà état d’un recul du soutien financier de la Chine aux entités russes suite à des pressions du département d’État américain.

En dépit des futures augmentations d’impôts prévues, il n’est pas certain que les recettes fiscales augmentent en 2024 dans les mêmes proportions qu’en 2023, raison pour laquelle le gouvernement russe fait reposer une bonne partie de ses « espérances » pour boucler son budget 2024 sur l’augmentation des recettes pétrolières. Mais il faut pour cela réunir plusieurs conditions, la première étant un cours du Brent autour de 85$ le baril en 2024 et un cours de l’Oural à au moins 60$ le baril.

C’est la ligne de crête budgétaire sur laquelle le gouvernement russe va devoir avancer en 2024 : la Russie a besoin d’un baril d’Oural haut (au-delà du price cap occidental) et d’un rouble faible (pour générer mécaniquement plus de roubles à partir du même montant payé), mais pas trop faible non plus, pour ne pas créer de l’inflation importée, en plus de l’inflation déjà en cours. Comme l’explique Ronald Smith, analyste senior pour BCS World of Investments à Moscow, le budget russe est surtout sensible au prix du baril, beaucoup plus qu’aux volumes de production, ceux-ci étant restés stables par rapport à 2021.

Sauf que les revenus tirés des exportations de pétrole russe n’augmentent pas pour l’instant par rapport à 2023 (le budget russe table pourtant sur une augmentation de 25% de ces recettes cette année). Aux aléas du marché s’ajoutent les incertitudes sur les effet des frappes ukrainiennes sur les raffineries russes : en quelques jours, les frappes ukrainiennes ont endommagé trois raffineries représentant 12% des capacités de raffinage russes. Si le sujet pouvait initialement paraître plus symbolique qu’autre chose, les chiffres des exportations russes de janvier 2024 indiquent une baisse des volumes des exportations. Sur des produits pétroliers spécifiques comme l’essence et le diesel, les exportations russes ont chuté respectivement de 37% et 23% en janvier 2024. Selon Torbjörn Törnqvist, PDG de Gunvor Group, la production russe a été amputée de 600 000 barils par jour suite aux frappes de la mi-mars 2024. Tout cela se produit dans un contexte de baisse générale des revenus pétroliers de la Russie après le pic de février-mars 2022.

Les réserves limitées du National Welfare Fund

A défaut d’une augmentation suffisante des recettes pétrolières et des recettes fiscales, la Russie pourrait très rapidement être contrainte de piocher à nouveau dans le NWF. Il convient ici de rappeler que celui-ci est normalement recomplété par les recettes pétrolières. Or celles-ci ont chuté de 24% en 2023, compromettant de fait le réapprovisionnement du fonds. Cela n’empêche pas le ministre russe des finances Anton Silouanov d’annoncer déjà de nouvelles ponctions comme il l’a fait dès octobre 2023 : celui-ci a annoncé à ce moment qu’il resterait tout de même au sein du NWF 6700 milliards de roubles fin 2024, contre 13700 milliards en septembre 2023. La Russie garderait-elle donc des réserves pour l’avenir ? La déclaration d’Anton Silouanov ne vient que confirmer la gravité de la situation pour la Russie : si on se fie à ces chiffres qui se veulent rassurants, la Russie sera bien à court de réserves financières fin 2024.

Pour le comprendre, il faut rentrer dans la composition du NWF, qui n’est pas un livret d’épargne liquide d’où il est possible de retirer de l’argent en un claquement de doigts. Le NWF est en réalité composé d’une multitude d’actifs et de placements titrisés, comptes d’investissements et autres placements obligataires, mais 90% de sa « valeur faciale » reposent en réalité sur deux classes d’actifs : des actions d’entreprises russes et des liquidités (or et réserves de devises). Or, de tout ce qui compose le NWF, seules les liquidités sont en réalité utilisables pour renflouer le budget de l’État et financer la guerre. Et ces liquidités sont en train de s’évaporer.

Au 1er janvier 2022, le NWF affichait globalement au compteur 13 565 milliards de roubles, puis 10 434 milliards au 1er janvier 2023, et 11 965 milliards au 1er janvier 2024. A noter qu’en octobre 2023, le fonds affiche bien environ 13 700 milliards de roubles, comme l’indique Anton Silouanov. En apparence, la valeur faciale du fonds bouge peu, et après une baisse en 2022, elle est finalement remontée en 2023. Sauf que le montant affiché de ces réserves est truqué, surtout si on regarde le montant des liquidités : 8432 milliards de roubles en 2022, 6132 en 2023, 5011 en 2024. Pour donner un autre ordre d’idée, la Russie est passée en deux ans de 113 milliards de dollars de réserves à 56 milliards (en tenant compte du taux de change). Il y a un an, le NWF comptait par exemple encore 10 milliards d’euros, 310 milliards de yuans en devises et 554 tonnes d’or. Au 1er janvier 2024, il ne reste plus d’euros (ni aucune devise forte), il reste 227 milliards de yuans et 358 tonnes d’or.

C’était déjà le cas en août 2023, mais c’est encore pire aujourd’hui. Par un tour de passe-passe comptable, la Russie camoufle les chutes des liquidités par des ajouts d’actions d’entreprises russes dans lesquelles l’État russe prend des participations : entre janvier 2022 et aout 2023, la part des actions d’entreprises russes dans le NWF est ainsi passée de 26 à 33% alors que sa « valeur faciale » restait à peu près inchangée. Cette part est de 38% en janvier 2024. Non seulement il s’agit d’actifs non liquides (on ne peut pas payer l’importation de composants d’un T-90M avec des actions) mais surtout leur valorisation réelle est totalement invérifiable et probablement très largement surestimée : difficile d’imaginer par exemple que la valorisation d’Aeroflot n’ait pas bougé depuis 2021, ce que suggère pourtant la comptabilité du NWF.

Enfin, si on soustrait du montant actuel total du NWF (11965 milliards) la totalité des liquidités (5 011 milliards), on obtient 6 900 milliards, soit à peu près le montant qu’Anton Silouanov annonçait pour fin 2024 (6700 milliards). Ce que le ministre des finances russe annonçait en octobre 2023, c’est donc la consommation totale, ou peu s’en faut, des réserves financières de la Russie fin 2024, dans un contexte d’incertitudes fortes sur les recettes fiscales et les recettes pétrolières cette année.

Centre de gravité

En matière de stratégie, l’efficacité de l’action repose sur l’identification du centre de gravité de l’adversaire, c’est à dire le point de son dispositif (matériel ou immatériel) sur lequel notre action aura le maximum d’effets. En plus de la sous-estimation de la résistance ukrainienne, la Russie a fait l’erreur de penser que la dépendance de l’Europe au gaz russe, dans le contexte du désengagement catastrophique des États-Unis d’Afghanistan, serait notre centre de gravité et qu’une action en ce sens nous dissuaderait d’intervenir et de soutenir l’Ukraine. Ce fut tout l’enjeu – et l’échec – de l’embargo russe sur le gaz décidé à l’été 2022. À l’inverse, même si certains se sont avancés sur la rapidité du processus, l’Occident ne s’est pas trompé en sanctionnant économiquement et financièrement la Russie : comme l’URSS avant elle, la Russie pourrait ne pas avoir longtemps les moyens de ses ambitions.

Après s’être privée de ses principaux clients et débouchés en Europe, la Russie est aujourd’hui contrainte de brûler ses réserves financières pour poursuivre sa guerre en Ukraine. Ces réserves sont en voie d’épuisement : fin 2024, si on se fie aux déclarations du ministre des Finances russes et aux détails comptables des communiqués de son ministère, la Russie aura épuisé les réserves de liquidités du NWF. Dans un contexte économique dégradé (inflation), sans possibilité de lever de la dette sur les marchés financiers, avec un soutien moindre des banques chinoises encore présentes en Russie et sans perspective de revenus pétroliers et gaziers suffisants, la Russie pourrait se retrouver en « cessation de paiement » à brève échéance.

Si la Russie dispose encore pour 2024 des capacités financières nécessaires pour financer l’intégralité des postes budgétaires à la charge de l’Etat fédéral – y compris l’invasion de l’Ukraine – en raison de ses réserves financières, la situation pourrait changer dès 2025. Les recettes de l’Etat fédéral (recettes des exportations et fiscales) étant insuffisantes pour couvrir les dépenses (et la différence ne pouvant plus être couverte par le recours aux réserves), la Russie pourrait donc être rapidement contrainte de faire des choix budgétaires drastiques, en termes de suppression de certaines dépenses ou d’augmentation des impôts. S’il est peu probable que les dépenses militaires soient affectées à court terme, nous pourrions par contre assister à la diminution ou à la suppression de nombreuses dépenses sociales ou d’investissement. Il convient également de rappeler que la finalité du National Welfare Fund était initialement le paiement des retraites russes. Son épuisement pourrait avoir d’importantes conséquences sociales pour une population russe vieillissante. Dans un pays où plus de la moitié de la population vit directement des subsides de l’État, avec plus de 13% de pauvreté en 2021 (avec des critères de pauvreté pourtant bien plus bas qu’en Occident) et où 62% des Russes n’ont ni épargne ni de quoi se payer plus que des vêtements et de quoi se nourrir, le risque à terme pour la Russie est de se retrouver dans une situation économique identique à celle qui a précédé la chute de l’URSS.

Crédits photo : scaliger

Auteurs en code morse

Pierre-Marie Meunier

Pierre-Marie Meunier est ancien officier du renseignement militaire, et actuellement directeur des opérations d’un cabinet de conseil en communication. Il est diplômé d’un double master en information/communication et relations internationales.

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