Des militaires dans les rues aux États-Unis : le contentieux autour du déploiement de la force armée à Los Angeles

Le Rubicon en code morse
Oct 29

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Début juin 2025, la ville de Los Angeles s’est retrouvée au cœur de l’actualité, en tant qu’épicentre de la contestation de la politique migratoire de l’administration Trump. Le 6 juin, sur l’instruction de la présidence, les forces fédérales de l’immigration (Immigration and Customs Enforcement, ICE) ont conduit des raids visant à l’arrestation massive de personnes sans titres de séjour, cibles d’opérations que les policiers fédéraux ont menées jusque sur leurs lieux de travail. En réponse, d’importantes manifestations citoyennes ont éclaté au cœur de la ville pour protester contre les méthodes employées.

Aux États-Unis, le maintien de l’ordre public est une compétence réservée aux États fédérés. Selon une jurisprudence bien établie, illustrée par exemple par l’arrêt Printz v. United States rendu en 1997, la Cour suprême considère que cette compétence est protégée par le Dixième amendement – aux termes duquel les « pouvoirs non délégués aux États-Unis par la constitution ni prohibés aux États sont réservés aux États respectivement, ou au peuple ». En conséquence, il appartenait aux forces de police locales (en l’occurrence, le Los Angeles Police Department) d’intervenir pour encadrer les manifestations. C’est effectivement ce qu’elles ont fait, mais cela n’a pas empêché quelques débordements, parfois violents.

L’administration Trump a saisi cette opportunité pour déclarer dès le 7 juin que les forces de police locales étaient débordées et donc incapables de protéger les forces fédérales dans l’exercice de leur mission. En conséquence, Donald Trump a signé le jour même un mémorandum pour le secrétaire à la Défense, qui, d’une part, ordonnait la fédéralisation de la garde nationale de Californie et, d’autre part, autorisait le secrétaire à la Défense à avoir recours à la force armée régulière des États-Unis en cas de besoin, afin de protéger les agents fédéraux.

Ce texte est remarquable à bien des égards. Premièrement, la fédéralisation de la garde nationale se fait contre l’avis du gouverneur de l’État. Cela n’était plus arrivé depuis 1965, quand le président Lyndon Johnson avait eu recours à un tel moyen dans le contexte des manifestations en Alabama autour des droits civiques. Ensuite, le président Trump invoque comme base légale la section 12406 du titre 10 de l’US Code, qui l’autorise à fédéraliser la garde nationale d’un État dans trois hypothèses : une invasion étrangère, une rébellion contre l’autorité du gouvernement des États-Unis ou l’incapacité du président à faire respecter les lois. Dans son mémorandum, Donald Trump s’appuie sur la deuxième hypothèse, ce qui l’amène à qualifier les manifestations de véritables « rébellions contre l’autorité des États-Unis ». Enfin, le déploiement dans les rues de la force armée touche une corde sensible des relations civilo-militaires aux États-Unis. Par principe, en application du Posse Comitatus Act de 1878, codifié à la section 1385 du titre 18 de l’US Code, il est en effet interdit de faire participer les forces armées fédérales à une opération de maintien de l’ordre sur le territoire national. Pour toutes ces raisons, la légalité du mémorandum du 7 juin soulève des interrogations légitimes.

La situation n’a d’ailleurs pas tardé à prendre un tour contentieux. Le gouverneur de Californie, Gavin Newsom, a en effet déposé un recours devant la cour de district pour le district nord de Californie et obtenu de la part du juge Charles R. Breyer une injonction lui rendant le contrôle de la garde nationale. L’administration a interjeté appel immédiatement et la cour d’appel fédérale du 9e circuit (ou circuit court) lui a donné raison, ordonnant la remise sous autorité fédérale des soldats de la garde nationale. L’analyse croisée de ces deux décisions de justice rendues en urgence témoigne de la sensibilité des enjeux juridiques derrière la manœuvre du président Trump. Le juge de première instance et les juges d’appel sont en effet en accord pour considérer que la décision présidentielle est bien susceptible de contrôle juridictionnel. Ils s’opposent en revanche sur l’interprétation à retenir des pouvoirs présidentiels, avant de se retrouver à nouveau pour réserver la question de la légalité de l’emploi de la force armée dans le maintien de l’ordre.

Le contrôle de la décision présidentielle : le rejet de la political question doctrine

Dans son mémoire en défense, l’administration Trump commence par déployer un argument classique dans les domaines sensibles. Elle demande aux juridictions d’écarter le recours comme irrecevable, au motif qu’il présenterait à juger une « question politique ». Il s’agit là d’une référence à la doctrine d’autolimitation du pouvoir judiciaire, dont les conditions ont été systématisées dans un arrêt de la Cour suprême, Baker v. Carr, de 1962. L’argument, cependant, ne convainc ni le premier juge ni les juges d’appel.

La doctrine de la question politique a en effet été largement redéfinie par un arrêt plus récent de la Cour suprême, Zivotofsky v. Clinton, rendu en 2012. Dans cette décision, la Cour suprême juge que la doctrine de la question politique ne doit pas s’appliquer lorsque l’enjeu contentieux concerne l’interprétation d’un acte législatif. Or, comme le relèvent les juges fédéraux, c’est bien le cas en l’espèce. Donald Trump invoque en effet une disposition de l’US Code comme base légale de sa décision. Il revient donc naturellement aux juges d’interpréter ce texte, afin de déterminer si le président en a fait une application correcte. Sans surprise, les juges considèrent donc que le mémorandum du 7 juin est soumis à la judicial review et qu’il leur appartient de déterminer au fond si la décision présidentielle est conforme ou non au droit.

La fédéralisation de la garde nationale : interprétation de la loi et pouvoirs présidentiels

Devant le juge Breyer et la cour d’appel, le gouverneur de Californie avance principalement deux moyens pour s’opposer à la fédéralisation de la garde nationale : le premier tient à la procédure suivie et le second aux conditions de fond.

Pour ce qui concerne la procédure, il ressort de la section 12406 du titre 10 de l’US Code que le président doit, pour fédéraliser la garde nationale, s’adresser au gouverneur de l’État. Or, le mémorandum du 7 juin n’en fait rien. Il se contente de s’adresser au secrétaire à la Défense, à charge pour ce dernier de se « coordonner » avec le gouverneur. C’est ce qu’a fait le chef du Pentagone le jour même, en signant un mémorandum pour l’adjudant-général de la garde nationale californienne lui ordonnant de mobiliser 2 000 troupes et d’en céder le commandement à l’autorité fédérale.

En première instance, le juge Breyer se livre à une interprétation stricte de la section 12406 et constate simplement que l’ordre n’a pas été donné « via » le gouverneur de l’État. En conséquence, la fédéralisation de la garde nationale a été conduite selon une procédure illégale. Les juges d’appel ne suivent cependant pas ce raisonnement. La cour d’appel pour le 9e district mobilise le droit californien pour affirmer que l’adjudant-général de la garde nationale constitue une autorité habilitée à agir au nom du gouverneur. En conséquence, si l’administration fédérale ne s’est certes pas adressée au gouverneur lui-même, elle s’est adressée à une autorité habilitée à agir en son nom. Pour les juges d’appel, cela satisfait l’esprit, sinon la lettre de la section 12406.

Sur le fond également, les deux juridictions fédérales mènent des raisonnements différents. En première instance, la cour de district se livre à une analyse approfondie de la situation dans les rues de Los Angeles, afin de vérifier si les conditions posées par la loi sont remplies. En particulier, le juge Breyer s’attarde longuement sur la qualification de « rébellion à l’autorité du gouvernement des États-Unis » et arrive à la conclusion que les manifestations dans les rues sont loin de satisfaire à la définition usuelle d’une « rébellion ». Le degré de contrôle exercé sur la décision présidentielle est élevé, la cour de district se livrant à sa propre appréciation de la situation, avant d’écarter la qualification retenue par le président.

Sur ce point également, la cour d’appel infirme le juge Breyer. La circuit court commence par se poser la question de l’intensité du contrôle juridictionnel et recherche pour cela des précédents dans la jurisprudence de la Cour suprême. Les juges d’appel relèvent alors que la disposition actuellement en vigueur sur la fédéralisation de la garde nationale est le fruit d’une histoire ancienne, remontant au Militia Act de 1792. Or, ce dernier a fait l’objet d’un contentieux devant la Cour suprême, à l’occasion duquel la question de la marge d’appréciation laissée au président a été expressément abordée. Il s’agit de la décision Martin v. Mott, rendue en 1827, aux termes de laquelle la Cour suprême a affirmé que la qualification de la situation au sens du Militia Act relève du pouvoir discrétionnaire du président. Il ne s’agit cependant pas d’un abandon complet du contrôle judiciaire. Rapprochant le cas d’espèce d’un autre précédent, la décision Sterling v. Constantin, rendue en 1932, les juges d’appel concèdent qu’il appartient à la juridiction de déterminer si la qualification opérée par le président constitue un « jugement honnête ». En d’autres termes, la cour d’appel fixe un standard de contrôle restreint, bien moins incisif que celui adopté par le juge Breyer en première instance. Armée de ce standard, la cour d’appel se tourne ensuite vers les faits de l’espèce et se concentre non plus sur la notion de « rébellion », mais sur la troisième hypothèse pour la fédéralisation de la garde nationale : l’impossibilité d’exécuter les lois. Sans surprise, elle parvient à la conclusion que l’administration a suffisamment démontré les débordements causés par les manifestations. La cour d’appel conclut alors en ces termes : « En adoptant la déférence appropriée envers le raisonnement du président, nous concluons qu’il est probable qu’il ait agi dans les limites de son autorité en fédéralisant la garde nationale en application de 10 U.S.C. § 12406(3). » (p. 30.)

L’emploi de la force armée sur le territoire national : la question de la violation du Posse Comitatus Act

L’utilisation de la force armée pour le maintien de l’ordre public est un enjeu important des relations civilo-militaires aux États-Unis. Adopté en 1878 et désormais codifié à la section 1385 du titre 18 de l’US Code, le Posse Comitatus Act pose une interdiction de principe à une telle utilisation. Plus précisément, le texte prohibe la participation des forces armées fédérales à l’« exécution des lois », une formule qui n’a jamais reçu de définition claire dans la jurisprudence. Sans précédent explicite de la part de la Cour suprême, c’est vers les cours fédérales inférieures qu’il faut se tourner pour trouver des éléments de définition.

Le Congressional Research Service a rendu en 2018 une synthèse fort utile de cette jurisprudence. Il en ressort que les forces armées fédérales ont été jugées en violation du Posse Comitatus Act dans trois hypothèses (p.57) : quand les autorités civiles en font un « usage direct actif » (direct active use) pour « faire respecter la loi » (to execute the law) ; quand elles « imprègnent les activités » (pervaded the activities) des autorités civiles ; ou quand elles sont employées pour « soumettre les citoyens à l’exercice d’un pouvoir militaire de nature réglementaire, prescriptive ou contraignante » (the exercise of military power which was regulatory, prescriptive, or compulsory in nature). En d’autres termes, pour se trouver en violation du Posse Comitatus Act, la force armée doit être utilisée au contact direct des civils, et non se contenter d’apporter un soutien logistique ou matériel.

En l’espèce, les demandeurs arguent qu’il est « probable » que la force armée soit utilisée directement dans le maintien de l’ordre, ce à quoi l’administration Trump réplique que les soldats se contentent d’escorter les agents fédéraux et de protéger les bâtiments. La cour de district ne tranche pas la question, en décidant qu’il n’y a pas lieu de se prononcer pour l’instant sur ce point. La cour d’appel répond à l’identique, en déclarant qu’elle « n’exprime aucune opinion » sur le sujet (p. 37). Après le contentieux d’urgence, cette délicate question demeure donc ouverte, mais elle n’a pas tardé à revenir dans l’actualité. Le gouverneur Newson a en effet annoncé saisir à nouveau la justice fédérale sur ce point et le juge Breyer a demandé le 22 juin que des arguments lui soient présentés.

La question s’est alors logiquement reposée dans une nouvelle décision, rendue par le juge Breyer le 2 septembre 2025. Dans ce jugement, la cour de district place même le Posse Comitatus Act au cœur de son argumentation. Reprenant le standard d’un contrôle poussé de la décision présidentielle et de ses effets sur le terrain, la cour de district se livre à une analyse détaillée de l’activité des forces déployées sur le terrain et aboutit à la conclusion que le Posse Comitatus Act a été méconnu. L’administration Trump a évidemment interjeté appel une nouvelle fois, ce qui aura pour effet de reposer la question à la cour d’appel du 9e circuit.

Il sera alors très intéressant de comparer à nouveau les degrés de contrôle entre les deux niveaux de la justice fédérale. La décision du juge Breyer invite en effet à un contrôle approfondi de l’exécutif, alors que la cour d’appel a récusé ce cadre d’analyse en juin, au profit d’un contrôle restreint au bénéfice du président. Tout l’enjeu de l’appel résidera dans l’alternative qui se présente aux juges du 9e circuit : reprendre le standard dégagé pour la fédéralisation de la garde nationale – et conclure alors probablement à un pouvoir étendu de l’administration – ou suivre la cour de district dans son contrôle étendu.

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Les événements de Los Angeles sont révélateurs de deux phénomènes majeurs. D’une part, au niveau de l’exécutif américain, le président Trump continue de développer une interprétation très extensive de ses compétences. Il va jusqu’à déployer des soldats en armes dans les rues, transgressant ainsi des tabous profondément ancrés dans les relations civilo-militaires aux États-Unis. D’autre part, les standards de contrôle par les juges d’appel, marqués pour l’instant par une déférence remarquable à l’égard du président, confortent l’administration Trump dans sa tendance.

Les juges restreignant leur contrôle, il ne reste plus que le Congrès pour jouer un rôle de contre-poids. Il suffirait en effet que le législateur se ressaisisse des dispositions sur lesquelles s’appuie le président, afin d’y inscrire des définitions plus strictes. Les majorités actuelles dans les deux chambres ne semblent cependant pas vouloir emprunter cette voie, les élus républicains se montrant réticents à gêner l’action de l’administration Trump.

Crédit photo : hapabapa via iStock.

Auteurs en code morse

Luc Klein

Luc Klein est professeur de droit public à l’université de Reims Champagne-Ardenne, au Centre de recherche droit et territoire (CRDT).

Comment citer cette publication

Luc Klein, « Des militaires dans les rues aux États-Unis : le contentieux autour du déploiement de la force armée à Los Angeles », Le Rubicon, 29 octobre 2025 [https://lerubicon.org/des-militaires-dans-les-rues-aux-etats-unis-le-contentieux-autour-du-deploiement-de-la-force-armee-a-los-angeles/].