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Décrypter les frappes aériennes pakistanaises de 2024 en Afghanistan

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Avr 18

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Cet article est une traduction de « Decoding Pakistan’s 2024 Airstrikes in Afghanistan », paru le 7 mars 2025 sur War on the Rocks.

La manœuvre militaire pakistanaise au-delà de la ligne Durand était-elle intelligente ou une spectaculaire erreur de calcul ? Cette question pèse lourdement sur la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan, instable et toujours contestée, alors qu’un dangereux cycle d’escalade se met en place. En décembre 2024, le Pakistan a initié des frappes aériennes dans les provinces afghanes de Khost et de Paktika, ciblant des bastions présumés du Tehrik-e-Taliban Pakistan. La rhétorique agressive des talibans afghans au pouvoir – qui menaçaient de représailles – a été suivie d’accrochages à la frontière, les forces talibanes ayant ouvert le feu de l’autre côté de la ligne Durand. Le Tehrik-e-Taliban a répondu par une escalade audacieuse : l’enlèvement de plusieurs travailleurs civils de la Commission pakistanaise de l’énergie atomique, faisant monter les enchères dans un dangereux cycle d’action et de réaction. Les frappes transfrontalières du Pakistan – sa deuxième opération en 2024 – ont suscité de vives inquiétudes quant à l’adoption par Islamabad d’une posture plus agressive, à la détérioration des relations entre le Pakistan et les talibans, ainsi qu’au risque de déclenchement d’un conflit armé. Pourquoi le Pakistan prendrait-il le risque d’une telle escalade militaire à un moment aussi précaire – marqué par des crises politiques, socio-économiques et sécuritaires simultanées – et comment interpréter ce schéma apparemment contradictoire, fait d’alternance entre négociations, actions militaires et démarches diplomatiques ?

Qu’est-ce qui n’a pas fonctionné ?

Le retour au pouvoir des talibans en 2021 a été accueilli favorablement par les dirigeants pakistanais. En tant que plus proche allié stratégique du Pakistan, les talibans ont bénéficié du soutien matériel et logistique d’Islamabad, ainsi que de sanctuaires, pendant leurs deux décennies de lutte contre la République islamique d’Afghanistan, soutenue par l’Occident. On aurait pu penser, comme l’ont fait les autorités pakistanaises, que les talibans afghans leur rendraient la pareille en se montrant sensibles aux préoccupations sécuritaires du Pakistan concernant les attaques transfrontalières de groupes armés. Cette attente s’est toutefois révélée erronée. Depuis 2021, la réticence des talibans afghans à s’impliquer est apparue au grand jour, ceux-ci présentant le problème comme une question de sécurité intérieure relevant exclusivement du Pakistan.

Le soutien des talibans au Tehrik-e-Taliban, fondé en 2007, trouve son origine non seulement dans leur identité et leur idéologie pachtounes partagées, mais aussi, et surtout, dans leurs années d’expérience commune sur le champ de bataille en Afghanistan. Pendant des années, les militants du Tehrik-e-Taliban ont constitué une force multiplicatrice pour les talibans afghans, participant à des opérations de combat contre les forces gouvernementales afghanes, en fournissant des hommes, une expertise tactique et une aide logistique. Cette alliance a créé un casse-tête sécuritaire pour le Pakistan : son allié afghan abrite désormais sa menace intérieure la plus redoutable. L’ironie est d’autant plus forte que le Pakistan avait soutenu les talibans afghans en grande partie pour se doter d’une « profondeur stratégique ».

Une nouvelle position de négociation

Conscient que le calcul stratégique des talibans et du Tehrik-e-Taliban a fondamentalement changé après le retrait des États-Unis – les talibans revendiquant une plus grande autonomie et le Tehrik-e-Taliban exploitant son sanctuaire afghan –, le Pakistan a réajusté sa position de négociation en fonction de ses nouvelles réalités géopolitiques. Les frappes aériennes pakistanaises constituent une forme de signalement stratégique, à destination à la fois du Tehrik-e-Taliban et des talibans afghans, qui s’inscrit dans un cadre plus large de coercition hybride mêlant force militaire, pressions économiques et diplomatiques. En ayant recours à des signaux calculés et coûteux, qui comportent un risque de représailles, le Pakistan cherche à tester les limites stratégiques des talibans, à obtenir des informations sur leur détermination à soutenir le Tehrik-e-Taliban à partir des réponses suscitées par leurs attaques et à redéfinir les termes du rapport de force.

Toutefois, les talibans afghans et pakistanais ont contré la coercition pakistanaise en utilisant leurs propres moyens de pression, limitant ainsi son efficacité. L’incapacité du Pakistan à obtenir des concessions significatives a engendré un cycle de violence en représailles, accroissant le risque de mauvaises interprétations entre des acteurs profondément méfiants les uns envers les autres. Le véritable danger réside dans le fait qu’un conflit prolongé entre un pouvoir taliban intransigeant, un Tehrik-e-Taliban violent et l’État pakistanais pourrait infliger de lourds coûts socio-économiques et humains au Pakistan, déclenchant des effets en cascade qui iraient d’une instabilité politique accrue à une recrudescence de l’extrémisme et des activités transfrontalières illicites. Cela pourrait plonger davantage encore le Pakistan dans la crise, avec des répercussions déstabilisatrices pour l’ensemble de la région.

Pour les États-Unis et les acteurs régionaux, il est essentiel de comprendre l’évolution de la stratégie pakistanaise, notamment au moment où Washington envisage de s’engager dans la lutte contre le terrorisme, que ce soit avec les talibans ou le Pakistan. Si le succès de l’approche pakistanaise repose sur sa capacité à maintenir la pression sans épuiser les ressources ni provoquer une escalade, toute intervention internationale pourrait profondément reconfigurer les calculs stratégiques des différents acteurs.

Pourquoi frapper maintenant ?

L’élément déclencheur des frappes de décembre 2024 semble avoir été une attaque du Tehrik-e-Taliban qui a fait 16 morts parmi les soldats pakistanais. Cependant, le contexte stratégique plus large est essentiel pour comprendre ces développements. Les frappes de décembre ont eu lieu au cours de l’année la plus sanglante qu’ait connue le Pakistan depuis plus d’une décennie, dans un climat marqué par une instabilité politique aiguë, des manifestations et de graves difficultés économiques. Pour la seule année 2024, le Pakistan a enregistré la mort de 685 membres des forces de sécurité et de plus de 900 civils, ce qui souligne l’intensité de la lutte que mène le pays contre une triple menace : un Tehrik-e-Taliban de plus en plus agressif, les insurgés baloutches et la branche de l’État islamique de Khorasan, certes affaiblie, mais toujours opérationnelle.

Cette détérioration de l’environnement sécuritaire coïncide avec une crise de stabilité économique et de légitimité institutionnelle. L’armée pakistanaise est confrontée à un niveau de mécontentement populaire sans précédent. Largement perçue comme étendant sa domination économique tout en s’opposant à l’ancien Premier ministre Imran Khan – qui est toujours derrière les barreaux – l’armée est également accusée de réprimer des civils et des journalistes, et de pratiquer la censure sous couvert de lutte contre le terrorisme. Cette érosion de la légitimité complique davantage les relations du Pakistan avec les talibans afghans et le Tehrik-e-Taliban, deux acteurs parfaitement conscients des vulnérabilités d’Islamabad. Cela crée un casse-tête stratégique : le Pakistan doit contrer cette perception de fragilité et réaffirmer son autorité – mais y parvenir sans provoquer une escalade supplémentaire, ce qui représente un défi délicat et complexe.

Dans toute négociation stratégique multipartite, la « zone de négociation » désigne l’éventail des conditions que chaque partie est prête à accepter dans un accord – c’est-à-dire celles perçues comme préférables aux coûts de la guerre. En pratique, toutefois, cette zone est souvent opaque et complexe, les parties dissimulant des intentions cachées, nourrissant des perceptions erronées ou agissant dans un climat de profonde méfiance. Ces obstacles rendent les accords négociés non seulement difficiles à conclure, mais aussi intrinsèquement fragiles. Dans l’ère post-2021, les actions militaires du Pakistan visent à démontrer sa détermination par le biais de menaces crédibles, afin de se placer en position de force dans la négociation.

La coercition hybride du Pakistan

L’approche du Pakistan à l’égard des talibans et du Tehrik-e-Taliban a évolué pour combiner des outils cinétiques et non cinétiques, visant à atteindre deux objectifs interdépendants : affaiblir les capacités du Tehrik-e-Taliban tout en augmentant le coût du soutien continu que lui apportent les talibans afghans. Cette stratégie s’apparente à une forme de coercition hybride, dans laquelle les États combinent des instruments militaires, économiques et diplomatiques pour influencer les calculs coûts-bénéfice de leurs adversaires. Contrairement aux campagnes de « pression maximale » qui reposent sur une démonstration de force écrasante dans tous les domaines, la coercition hybride adopte une approche plus souple et délibérément ambiguë, cherchant à contraindre les adversaires à faire des concessions tout en évitant un affrontement ouvert.

Les frappes de précision comme signaux coercitifs

Les frappes aériennes ciblées du Pakistan en Afghanistan illustrent l’utilisation d’une force limitée pour contraindre le Tehrik-e-Taliban et les talibans afghans à modifier leur comportement, par la menace de sanctions, tout en évitant un conflit à grande échelle. Au-delà de leur impact tactique sur les infrastructures du Tehrik-e-Taliban, les frappes aériennes de décembre ont constitué un signal stratégique. À l’attention des talibans afghans, elles ont envoyé un message clair sur les conséquences d’un soutien continu apporté au Tehrik-e-Taliban. La démonstration de la volonté du Pakistan d’agir unilatéralement pousse les talibans à réévaluer leur tolérance à l’égard des activités du Tehrik-e-Taliban – leur réponse révélant alors le degré de leur engagement à protéger le groupe, ou leur disposition à risquer une rupture avec Islamabad. Pour le Tehrik-e-Taliban, ces frappes ont représenté une menace crédible, réaffirmant la détermination et la capacité du Pakistan à riposter. Les modalités de la réponse du Tehrik-e-Taliban permettent d’évaluer leur seuil de tolérance aux coûts imposés. Enfin, pour l’opinion publique pakistanaise, ces frappes servent à rassurer : elles témoignent de l’engagement de l’armée à assurer la sécurité nationale et à protéger les civils, contribuant ainsi à renforcer la légitimité du gouvernement et de l’armée.

Tirer parti de la dépendance économique structurelle

Le contrôle par le Pakistan de points de passage frontaliers stratégiques (comme Torkham et Chaman) lui confère une influence asymétrique, puisque près de 40 % des recettes douanières de l’Afghanistan transitent par ces nœuds – une source essentielle de financement pour les talibans. En instrumentalisant ces dépendances économiques à travers de nouvelles garanties bancaires, des restrictions à l’importation et des droits de douane, l’État pakistanais cherche à mobiliser les outils de la diplomatie économique pour affaiblir les revenus des talibans, augmentant ainsi le coût de leur intransigeance. Les droits de douane de 10 % sur les marchandises afghanes en transit ont un impact direct sur les revenus des talibans, mais ont également déclenché des protestations parmi les commerçants afghans, créant ainsi une autre source de pression sur le régime taliban.

Engagement diplomatique et pressions

Le Pakistan adopte une approche à double niveau qui consiste à engager les talibans sur le plan diplomatique tout en dénonçant dans les forums internationaux leur soutien au Tehrik-e-Taliban. En août 2024, l’ancien représentant spécial du Pakistan pour l’Afghanistan, Asif Durrani, a déclaré publiquement que les talibans « devront clarifier leur position quant à leur image de cousins idéologiques du Tehrik-e-Taliban Pakistan. C’est le minimum qu’ils puissent faire pour établir une relation [bilatérale] durable », a-t-il souligné. Pourtant, parallèlement, les Pakistanais n’ont cessé de revenir à la table des négociations, en mobilisant les canaux de communication traditionnels.

Gestion des frontières et politique migratoire

Les États manipulent souvent les flux transfrontaliers à des fins politiques, ce que l’on appelle également la « diplomatie migratoire » (migration statecraft). Le renforcement des contrôles par le Pakistan, ainsi que le rapatriement forcé de milliers de réfugiés afghans, vise à exercer une pression indirecte sur les talibans, en augmentant une fois de plus le coût de leur soutien au Tehrik-e-Taliban. Parmi les autres mesures figurent le renforcement de la surveillance des activités transfrontalières, un durcissement des exigences en matière de documents de voyage, ainsi qu’une série d’accusations affirmant que certains membres de la diaspora afghane participeraient activement à des activités anti-pakistanaises.

Bien que les actions du Pakistan aient attiré l’attention de la communauté internationale en raison du traitement réservé aux Afghans et des abus généralisés, l’ensemble de ces mesures envoie un message clair aux talibans : la coopération présente des avantages, tandis que le non-respect des règles entraîne des conséquences tangibles. L’efficacité de ces instruments dépend en définitive de la manière dont les talibans afghans et le Tehrik-e-Taliban les interprètent et y réagissent. Comme nous le verrons plus loin, leurs réactions traduisent des calculs complexes, façonnés par leurs propres capacités, contraintes et priorités stratégiques dans le contexte post-2021.

L’ambiguïté calculée des talibans afghans

Les réactions des talibans face à la stratégie de coercition hybride du Pakistan révèlent un calcul complexe, façonné par des impératifs nationaux et internationaux concurrents. Leurs réponses ont oscillé entre le déni et une rhétorique agressive, incluant des bombardements transfrontaliers, et des tentatives de pacification envers le Pakistan, notamment en facilitant des négociations ou en relocalisant des membres du Tehrik-e-Taliban loin de la frontière. La récente décision de transférer des éléments du groupe dans la province de Ghazni illustre cette ambiguïté stratégique calculée : un geste symbolique visant à apaiser le Pakistan sans rompre fondamentalement les liens avec le Tehrik-e-Taliban. Dans le même temps, les talibans continuent d’accuser le Pakistan de soutenir des éléments hostiles à leur régime.

Cette apparente incohérence reflète la stratégie plus large des talibans, qui consiste à maximiser leur marge de manœuvre tout en minimisant les risques. Malgré leur posture triomphante après le retrait des États-Unis, l’effondrement du gouvernement afghan et un regain d’engagement international – y compris les ouvertures diplomatiques de la Chine, de l’Inde et de la Russie –, les talibans restent prudents face à une possible escalade avec le Pakistan. Pour autant, ils disposent également de leurs propres outils de coercition hybride. Leur contrôle sur les routes commerciales, leurs liens avec des réseaux militants et l’émergence de relations économiques – en particulier avec la Chine – leur permettent de résister aux pressions tout en maintenant une forme d’ambiguïté stratégique.

Leurs réactions au conflit entre le Pakistan et le Tehrik-e-Taliban transmettent des signaux spécifiques à plusieurs destinataires. À l’égard du Pakistan, les talibans afghans cherchent à signaler leur volonté de coopérer sans faire de concessions majeures, affirmant ainsi leur autonomie et leur indépendance. En direction des factions internes et d’alliés comme le Tehrik-e-Taliban, ils envoient le message que, malgré certains gestes symboliques destinés à apaiser les puissances extérieures, l’alignement idéologique et les objectifs du mouvement restent inchangés. Enfin, aux puissances régionales, ils cherchent à se présenter comme un partenaire économique potentiel et à exprimer leur volonté d’attirer des investissements, tout en affirmant discrètement qu’ils ne sont plus sous l’influence du Pakistan.

Toutefois, la position de négociation des talibans présente des faiblesses majeures. Bien qu’ils ne dépendent plus des sanctuaires pakistanais, ils restent vulnérables face à la capacité du Pakistan d’imposer des coûts économiques et politiques substantiels – du moins à court terme, en attendant qu’ils parviennent à diversifier leurs partenariats économiques. Cette vulnérabilité a été mise en évidence en mars 2024, lorsqu’un haut responsable taliban aurait déclaré : « Dépendre d’un pays qui a été aussi fortement impliqué dans les affaires de l’Afghanistan dans un domaine aussi crucial n’est pas une bonne chose pour l’Afghanistan. »

En outre, les talibans sont confrontés à d’importantes contraintes internes : toute répression décisive contre le Tehrik-e-Taliban risquerait d’aliéner des factions clés au sein de leur propre mouvement, ce qui pourrait pousser des combattants mécontents dans les bras de leur rival intérieur, l’État islamique de Khorassan. En définitive, l’équilibre prudent que les talibans tentent de maintenir entre l’apaisement du Pakistan et la préservation de leurs liens avec le Tehrik-e-Taliban reflète leur reconnaissance du fait qu’une mauvaise gestion de l’une ou l’autre de ces relations pourrait saper à la fois leur autorité interne et leur légitimité internationale. Ironiquement, le Pakistan se retrouve désormais confronté à la même ambiguïté stratégique qu’il a lui-même longtemps pratiquée – en tolérant ou en soutenant certains groupes armés tout en maintenant une forme de déni plausible. Il lui faut désormais composer avec des talibans qui recourent à des tactiques similaires pour préserver leur propre marge de manœuvre stratégique.

Le calcul stratégique du Tehrik-e-Taliban : maximiser ses leviers d’influence par la violence

Comprendre les calculs stratégiques du Tehrik-e-Taliban constitue la pièce finale de cette dynamique de négociation. Le comportement du groupe donne un aperçu de ses intentions, de ses priorités et de la manière dont il se perçoit en tant qu’acteur clé dans la région. Malgré des décennies de pression, le groupe a non seulement résisté, mais a également étendu son influence, se positionnant comme un adversaire résilient et redoutable. Sa capacité à reconstruire ses bases et à consolider son pouvoir par des fusions avec d’autres factions militantes a renforcé son image de force unifiée et durable. Par une stratégie délibérée d’alternance entre violence extrême, cessez-le-feu de courte durée et négociations, le groupe teste en permanence la détermination et les limites de l’État pakistanais.

Le Tehrik-e-Taliban emploie des tactiques multiples pour renforcer sa position de négociation. En maintenant des revendications strictes – telles que l’annulation de la fusion des zones tribales sous administration fédérale avec le Khyber Pakhtunkhwa ou le refus de déposer les armes –, le groupe affiche sa confiance dans sa capacité à atteindre ses objectifs à long terme par la violence plutôt que par des concessions. Cette posture traduit également la conviction du Tehrik-e-Taliban qu’un conflit prolongé lui serait moins préjudiciable que l’acceptation des conditions imposées par le Pakistan.

L’approche rigide du Tehrik-e-Taliban en matière de négociation sert plusieurs objectifs : projeter une image de force face à ses adversaires, maintenir la cohésion parmi les membres de sa base et adresser un signal clair à de potentiels soutiens quant à sa fidélité à ses ambitions idéologiques et territoriales. Si le fait d’engager des pourparlers permet au groupe de se présenter comme un acteur rationnel, ses exigences maximalistes et son refus de toute concession significative suggèrent que les négociations ont avant tout une fonction tactique. L’absence de compromis véritable de la part du Tehrik-e-Taliban semble découler de problèmes fondamentaux d’engagement – le groupe doute vraisemblablement de la volonté de l’armée pakistanaise de garantir de manière crédible ses promesses futures, en particulier compte tenu de l’historique des accords non respectés entre les deux parties. Si le Tehrik-e-Taliban est fréquemment accusé d’avoir violé les accords de paix passés, ses dirigeants ont également reproché au gouvernement et à l’armée pakistanaise de ne pas avoir respecté certains engagements, alimentant une méfiance réciproque.

En définitive, le Tehrik-e-Taliban exploite les opportunités de dialogue pour consolider sa force et obtenir des gains à court terme, comme la libération de prisonniers ou des trêves opérationnelles, sans pour autant consentir de concessions substantielles. La rigidité idéologique du groupe sert également à transmettre une détermination inébranlable à ses partisans, réduisant ainsi les risques de fragmentation interne ou de défection vers d’autres groupes, tels que l’État islamique. Par ailleurs, sa campagne de violence contre les forces de sécurité pakistanaises et les entreprises contrôlées par l’armée agit comme un signal coûteux : en acceptant le risque de représailles, le groupe cherche à démontrer à la fois ses capacités et les vulnérabilités du Pakistan.

Cependant, la dépendance du Tehrik-e-Taliban à la violence comme principal levier de négociation expose également ses faiblesses structurelles. Dans l’immédiat, le groupe reste en partie tributaire des sanctuaires transfrontaliers en Afghanistan, ce qui le rend vulnérable à d’éventuels changements dans le soutien des talibans afghans, sous la pression internationale. Ses tactiques de plus en plus meurtrières, en particulier le recours aux attentats suicides, risquent également de provoquer une réaction hostile des populations locales. Bien que le groupe tente de justifier les dommages collatéraux comme étant involontaires, l’augmentation du nombre de victimes civiles pourrait aliéner les communautés tribales et affaiblir sa légitimité, notamment son récit selon lequel il lutte pour un gouvernement islamique. Enfin, sa stratégie consistant à mener des attaques hautement provocatrices contre les forces de sécurité pakistanaises pourrait déclencher une réaction plus agressive du Pakistan, susceptible d’obtenir le soutien de la communauté internationale. Bien que le groupe se soit montré résilient, sa dépendance excessive à la violence et son intransigeance idéologique pourraient finalement s’avérer contre-productives. Le pari du Tehrik-e-Taliban – mener une guerre d’usure contre l’État pakistanais tout en conservant ses sanctuaires, son soutien local et sa cohésion organisationnelle – reste à ce jour non vérifié.

Implications stratégiques et risques

Bien que la stratégie de coercition hybride du Pakistan vise à modifier le comportement des talibans afghans et du Tehrik-e-Taliban, elle comporte des risques importants. En particulier, le fait de signaler sa détermination par la force militaire pourrait conduire à des erreurs de calcul de part et d’autre, ce qui entraînerait des représailles disproportionnées, une nouvelle escalade des tensions et un cycle persistant de violence réciproque. La résistance continue des talibans aux pressions pakistanaises risque de déboucher sur un nouveau conflit prolongé et coûteux entre le Tehrik-e-Taliban et le Pakistan, potentiellement aussi dévastateur que les précédentes campagnes de contre-terrorisme. De telles opérations militaires prolongées génèrent non seulement des coûts économiques et humains importants, alimentant le mécontentement intérieur, mais risquent également de renforcer d’autres groupes militants au-delà du Tehrik-e-Taliban – tels que les séparatistes baloutches, l’État islamique ou des organisations sectaires. Par ailleurs, l’intensification des conflits le long de la frontière pourrait entraîner une recrudescence des activités illicites, notamment le trafic d’armes et la violence transfrontalière, affectant plus largement les dynamiques de sécurité dans la région.

Le Pakistan est confronté à trois défis majeurs qui rendent sa stratégie de coercition hybride à la fois risquée et potentiellement inefficace. Premièrement, une intensification de l’action militaire pourrait inciter les talibans à abandonner leur position actuelle d’engagement prudent avec le Pakistan et à se rapprocher d’acteurs régionaux telles que l’Inde, la Russie et l’Iran, ce qui affaiblirait encore l’influence pakistanaise. Deuxièmement, une recrudescence des attaques du Tehrik-e-Taliban en réponse à la pression pakistanaise pourrait déclencher des réactions internes, exacerber l’instabilité intérieure et renforcer les griefs de la population à l’égard de l’État. Troisièmement, la stratégie de coercition du Pakistan suppose que les talibans donneront la priorité à leurs intérêts économiques plutôt qu’à leurs liens idéologiques et tribaux avec le Tehrik-e-Taliban – une hypothèse qui n’a pas encore été vérifiée et qui pourrait être coûteuse si elle s’avérait erronée.

Pour les États-Unis, il est essentiel de comprendre l’évolution stratégique du Pakistan dans le contexte d’un Afghanistan gouverné par les talibans et d’un Tehrik-e-Taliban renforcé. Par l’escalade, le Pakistan tente de se repositionner face à deux acteurs dont les calculs stratégiques ont fondamentalement changé après le retrait des États-Unis. La stratégie du Pakistan ne vise pas une guerre totale, mais tente de rendre plus coûteux le soutien des talibans au Tehrik-e-Taliban, tout en affichant une détermination suffisante pour obtenir de meilleures conditions lors de futures négociations. Le succès de l’approche pakistanaise dépend toutefois de sa capacité à maintenir la pression sans surexploiter ses ressources, tout en maîtrisant les risques d’escalade. Cet équilibre précaire suggère que toute intervention extérieure – qu’il s’agisse d’un soutien direct au Pakistan ou d’un engagement antiterroriste auprès les talibans – pourrait modifier de manière significative les calculs stratégiques et les comportements de ces acteurs. Toute réorientation de la politique américaine devra ainsi soigneusement évaluer le risque de renforcer des alignements hostiles ou d’aggraver par inadvertance le dilemme sécuritaire du Pakistan, ce qui pourrait, à terme, accentuer l’instabilité plutôt que la réduire.


Image : Colin Cooke via Wikimedia Commons

Auteurs en code morse

Amira Jadoon

Amira Jadoon, docteure en droit, est professeure adjointe à l’université de Clemson, spécialisée dans la sécurité internationale, les stratégies de lutte contre le terrorisme et la violence politique. Elle a publié de nombreux ouvrages sur les stratégies de survie des groupes militants en Asie du Sud et en Asie centrale et est l’autrice du livre The Islamic State in Afghanistan and Pakistan: Strategic Alliances and Rivalries (Lynne Rienner, 2023).

Comment citer cette publication

Amira Jadoon, « Décrypter les frappes aériennes pakistanaises de 2024 en Afghanistan », Le Rubicon, 18 avril 2025 [https://lerubicon.org/decrypter-les-frappes-aeriennes-pakistanaises-de-2024-en-afghanistan/].