Ce texte est issu d’une traduction de l’article « Deciphering French Strategy in the Indo-Pacific », paru le 13 mars 2025 sur War on the Rocks, dont l’introduction et la conclusion ont été adaptées pour une publication en français.
Ces derniers mois, entre la réouverture en grande pompe de Notre-Dame, le Sommet pour l’action sur l’intelligence artificielle organisé dans les vastes salles du Grand Palais et les réunions de dernière minute des dirigeants européens et américains convoquées en urgence dans les salons de l’Élysée, la diplomatie française semble fonctionner à plein régime. Emmanuel Macron, président au dynamisme bien connu, s’est montré encore plus actif qu’à l’accoutumée, multipliant les déplacements à travers une Europe déchirée par la guerre et un océan Atlantique qui s’élargit, dans un effort désespéré pour préserver l’unité transatlantique en cette période de bouleversements historiques. Région au premier plan des compétitions de puissances mondiales, l’Indo-Pacifique est loin d’être négligée, Emmanuel Macron s’étant rendu le mois dernier au Vietnam, en Indonésie et à Singapour.
Le 30 mai, le président français y a d’ailleurs prononcé le discours inaugural du Shangri-La Dialogue, forum annuel sur les questions de défense dans l’Indo-Pacifique. Cette tournée s’inscrit dans la continuité d’un engagement de haut niveau de la France dans la région (et au-delà), depuis la publication d’une stratégie indopacifique en 2019. L’inauguration par la France du Shangri-La Dialogue sonne le point d’orgue du déploiement du groupe aéronaval (GAN) français, articulé autour du porte-avions à propulsion nucléaire Charles de Gaulle, de retour dans la région pour la première fois depuis les années 1960. Le Charles de Gaulle a terminé en avril une mission de quatre mois depuis la France, traversant l’océan Indien, le détroit de Malacca, avant d’atteindre l’océan Pacifique et de rentrer via la mer de Chine méridionale. Au cours de son déploiement dans ces vastes étendues maritimes, le GAN – qui comprend notamment un sous-marin nucléaire d’attaque (SNA), un bâtiment ravitailleur de force (BRF), des frégates et des avions de patrouille maritime – a participé à des opérations et mené des exercices dans des eaux disputées et des points de passage maritime mondiaux.
Pourquoi maintenant, et dans quel but – surtout à un moment où, pour un observateur peu averti, la France semble confrontée à des préoccupations géopolitiques bien plus urgentes et bien plus proches de ses frontières ? La réponse à cette question légitime est double.
Tout d’abord, la France est « un acteur de l’Indo-Pacifique ». Le rôle d’inauguration du Shangri-La, habituellement dévolu à des chefs d’État et de gouvernements de pays de la zone, est une reconnaissance du statut spécifique de la France. Son engagement y est indissociable de sa propre souveraineté, de la protection des 1,6 million de citoyens français vivant dans sept territoires d’outre-mer, ainsi que d’une zone économique exclusive de 9 millions km2. Les relations de ces territoires avec la France remontent à plusieurs siècles.
Ensuite, la France est directement concernée par la sécurité de l’ensemble de la région. L’importance politique qui lui est accordée et la décision d’y déployer son atout naval le plus haut du spectre sur une étendue aussi lointaine témoignent de son engagement à long terme en faveur de la stabilité régionale et de sa volonté d’y maintenir une présence durable. Pour rester engagée et crédible dans un environnement de plus en plus contesté, la France doit renforcer sa capacité à y nouer des partenariats et à s’y déployer régulièrement et sans heurts.
Ces dynamiques internationales s’inscrivent dans un nouveau contexte international avec une administration américaine en faveur d’un transfert du fardeau au détriment de l’Europe, plutôt que d’un partage des responsabilités entre les différents théâtres d’opérations. Pourtant, comme le souligne Mathieu Duchâtel, la « présence européenne dans la région n’a jamais été aussi visible » au Shangri-La Dialogue que cette année. Si la France considère maintenant qu’il est existentiel d’empêcher la Russie de gagner la guerre d’agression en Ukraine, c’est aussi que l’Europe et ses partenaires doivent prévenir la concrétisation d’un précédent par lequel une puissance révisionniste acquiert des gains territoriaux par la coercition et la force. Comme l’a rappelé Emmanuel Macron dans son discours du Shangri-La Dialogue, « ce qui s’applique en Europe s’applique ailleurs » : il n’y a qu’un ordre international. Certaines démocraties clés de la région, notamment le Japon en tant que membre du G7, l’Australie et la Corée du Sud, ont apporté un soutien diplomatique, économique et militaire à l’Ukraine. Cet engagement est essentiel, au regard des défis communs à l’Indo-Pacifique et à l’Europe, dans la mesure où les théâtres de crise en Europe et dans la région indopacifique resteront de plus en plus liés, notamment en raison du soutien de la Chine à la Russie et de l’implication de la Corée du Nord en Ukraine.
L’Indo-Pacifique en tant que continuum
La France appréhende l’Indo-Pacifique à travers le prisme de certaines sous-régions clés – certaines qu’elle a historiquement privilégiées, d’autres qu’elle a peut-être trop négligées. Elle tend aujourd’hui à considérer cette vaste région comme un ensemble géopolitique de plus en plus intégré. La France connaît bien la tyrannie des distances dans l’Indo-Pacifique, puisque son territoire d’outre-mer le plus éloigné se trouve à près de 17 000 km de l’Hexagone. Ses sept territoires d’outre-mer y occupent des positions stratégiques. Dans l’ouest de l’océan Indien, Mayotte, La Réunion et les îles Éparses se situent à l’entrée ou à proximité du canal du Mozambique. Dans le Pacifique sud, la Nouvelle-Calédonie se trouve à l’entrée de la mer de Corail en direction de l’Australie, ce qui en a fait une base logistique essentielle pour les Alliés pendant la Seconde Guerre mondiale. Wallis-et-Futuna est situé entre les Fidji et les Samoa. Enfin, la Polynésie française se trouve à l’antipode d’Hawaï, au cœur du Pacifique sud, entre l’Australie et l’Amérique latine. Cette configuration particulière permet d’envisager la région comme un continuum allant de la Méditerranée au Pacifique sud en passant par la mer Rouge, les portes de l’océan Indien, jusqu’aux détroits clés de la mer de Chine méridionale.
En tant que « puissance résidente », la France doit adapter ses capacités pour rester un contributeur pertinent en matière de sécurité autour de ses territoires souverains. Trois bases militaires situées à La Réunion, en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, offrent des points d’appui fiables lors des déploiements. Plus de 8 000 soldats sont déployés en permanence sur ces bases militaires. À La Réunion et Mayotte, les moyens prépositionnés comprennent deux frégates de surveillance (chacune équipée d’un hélicoptère), un bâtiment de ravitaillement et de soutien, deux patrouilleurs (dont un patrouilleur polaire) et deux avions de transport tactique. Dans l’océan Pacifique, les forces armées en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française disposent de deux frégates de surveillance (avec un hélicoptère chacune), trois patrouilleurs, deux bâtiments multi-missions, cinq avions de surveillance maritime, quatre avions de transport tactique et cinq hélicoptères. Il ne s’agit pas de capacités de combat « haut du spectre », mais de moyens principalement orientés vers la lutte contre le changement climatique, la pêche illégale, l’immigration clandestine, les activités polluantes et l’exploitation des ressources naturelles.
La loi de programmation militaire 2024-2030, qui prévoit 13 milliards d’euros pour la modernisation des forces stationnées dans les territoires d’outre-mer, vise à combler une partie des lacunes de la France. Tout d’abord, les frégates de surveillance actuellement déployées seront remplacées, à l’horizon 2030, par de nouveaux bâtiments dotés de capacités de lutte anti-sous-marine. Bien qu’il n’existe pas encore de plan spécifique pour le déploiement de drones dans les territoires ultramarins, leur développement et acquisition constituent un axe majeur de l’effort global du ministère des Armées. Compte tenu de l’augmentation probable du budget et de la production de défense en Europe, un plan explicite visant à déployer des drones de surveillance pour patrouiller dans les zones économiques exclusives jusqu’au Pacifique serait pertinent et nécessaire. D’autres axes d’efforts, développés ci-après, sont également à envisager pour que la France reste un acteur crédible : améliorer nos capacités de déploiement, conserver un avantage dans le domaine hybride et renforcer les stratégies de partenariat, notamment dans le cadre du réajustement stratégique post-AUKUS.
Préserver les biens communs stratégiques
Avec des moyens prépositionnés limités, la capacité de la France à signaler son engagement en faveur de la stabilité régionale repose aussi, d’une part, sur ses déploiements « haut du spectre » depuis l’Hexagone, et d’autre part, sur sa capacité à réagir rapidement en cas de crise.
Les moyens militaires français se déploient régulièrement de la Méditerranée au Pacifique, témoignant de la volonté politique et de l’engagement de la France en faveur de la défense des biens communs stratégiques, là où ils sont les plus fragiles. Depuis 2021, la Marine nationale effectue au moins deux déploiements par an en mer de Chine méridionale, dont celui du Charles de Gaulle en 2025, et au moins un passage annuel dans le détroit de Taïwan. L’escale en 2021 d’un sous-marin nucléaire d’attaque à Perth et à Guam n’a pas vocation à rester un événement isolé. La France surveille également, dans le cadre d’une initiative menée par les États-Unis, les opérations de transbordements illégaux de pétrole par la Corée du Nord en violation du régime de sanctions de Nations unies.
La fréquence des déploiements met à l’épreuve la capacité de la marine française à opérer loin en mer de Chine méridionale et dans le Pacifique. Chaque jour, un tiers du commerce mondial transite par les détroits de Malacca, de la Sonde et de Lombok, où le GAN a conduit en janvier un exercice de sécurité maritime multinational, réunissant neuf pays, baptisé La Pérouse. Pour la première fois, le groupe aéronaval a testé sa capacité à opérer en haute intensité avec les États-Unis et le Japon autour du détroit de Luzon, en mer des Philippines, lors de l’exercice « Pacific Steller ». En 2024, la frégate Bretagne a participé à des exercices multilatéraux majeurs, dont l’exercice « Valiant Shield » en mer de Chine méridionale aux côtés de l’USS Theodore Roosevelt. Parallèlement, des navires français et canadiens ont transité en mer de Chine méridionale pour tester leur capacité à mener des opérations létales précises et multi-domaines.
Les forces armées signalent régulièrement leur capacité à déployer rapidement des moyens aériens et navals en temps de crise jusqu’au Pacifique sud et jusqu’à l’Asie de l’Est. En 2023, des moyens aériens, dont dix avions de combat Rafale, ont atteint l’Asie du Sud-Est en 30 heures depuis la France, dans le cadre de la mission « PEGASE », une première depuis la création de l’exercice en 2018. L’interopérabilité est clé pour réagir rapidement. Le GAN a ainsi acquis la capacité de ravitailler en mer un de ses bâtiments en gasoil à l’aide à un pétrolier américain. La France a également participé à l’exercice « Rim of the Pacific » (RIMPAC) en 2024, dirigé par le Commandement indopacifique des forces armées américaines (USINDOPACOM). « PEGASE 2024 » a aussi mobilisé des moyens aériens britanniques, allemands et espagnols, démontrant la capacité de l’Europe à intégrer ses ressources.
Pour renforcer sa capacité de projection, davantage d’investissements pourraient être consentis dans les territoires d’outre-mer, pour capitaliser sur leur rôle de hubs régionaux, en particulier dans l’océan Indien, où se concentre la majorité des capacités de la France. La Réunion pourrait acquérir une importance régionale accrue du fait de la rétrocession des îles Chagos à la République de Maurice, même si les infrastructures actuelles à La Réunion ne permettent que l’accueil d’escales navales françaises et d’exercices multilatéraux de petite envergure. La France pourrait considérer l’opportunité d’investir dans des infrastructures plus ambitieuses, capables d’accueillir des déploiements nationaux et multilatéraux plus importants. D’autant que La Réunion sert déjà de point d’ancrage pour la coopération militaire : la marine indienne y a déployé des avions de patrouille maritime P-8I en 2020 et en 2022. En mars 2024, un avion australien P-8A a également effectué une visite inaugurale à La Réunion. Dans ce contexte, la France renforce ses liens avec les partenaires du Quad, bien qu’elle n’en soit pas membre, et pourrait explorer davantage d’opportunités de coopération ad hoc, à La Réunion, avec l’Inde et l’Australie.
Apporter une contribution au-delà de la sécurité maritime
La faiblesse des réseaux d’infrastructures et la vulnérabilité des États insulaires face au changement climatique imposent une attention accrue aux menaces hybrides. L’exemple du royaume des Tonga illustre comment la conjonction de ces fragilités peut entraîner une rupture de souveraineté. En 2022, à la suite de l’éruption volcanique sous-marine la plus puissante du xxie siècle et du tsunami qu’elle avait engendrée, l’archipel a été totalement coupé du monde et la France a contribué à réparer les câbles de communications. Si le climat est une priorité absolue dans la région, les États insulaires doivent souvent faire face à des formes de coercition multiples dans les espaces maritimes, cyber et extra-atmosphérique. C’est par exemple, délibérément que La Chine a sectionné de nombreux câbles autour de Taïwan au cours des dernières années et a mené des activités de sabotage présumées dans la mer Baltique en 2023 et 2024. Compte tenu de la géographie de ses territoires d’outre-mer, la France est exposée à des menaces similaires à celles que connaissent d’autres États insulaires de la région.
La Revue stratégique nationale de 2022 met l’accent sur le renforcement de la capacité de la France à protéger sa souveraineté dans ces domaines hybrides, en particulier en matière de sécurité maritime, ses zones économiques exclusives dans les océans Indien et Pacifique, faisant de la France la deuxième plus grande ZEE au monde, avec 9 millions km2. À ce titre, l’une des principales missions du GAN en 2025 est de préparer la Marine nationale à renforcer sa supériorité informationnelle grâce à des centres de données embarqués. Selon le commandant du groupe aéronaval, le contre-amiral (CA) Mallard, le déploiement doit permettre d’établir de nouveaux standards qui serviront de référence pour la prochaine génération de systèmes navals. Pendant ce déploiement, le GAN a testé de nouveaux capteurs et outils d’analyse de données qui ont permis de collecter du renseignement dans des zones inédites, notamment en testant de nouveaux algorithmes d’intelligence artificielle.
La souveraineté de la France sur ses territoires d’outre-mer fait l’objet de contestations qui peuvent être instrumentalisées par des puissances concurrentes. En 2022, la Chine a proposé aux nations insulaires du Pacifique un accord multilatéral de coopération en matière de données et de cybersécurité. Bien que cet accord n’ait pas été finalisé, il témoigne de la volonté de Pékin de dominer l’espace immatériel dans la région. Des membres de la diaspora chinoise et des groupes d’amitié ont été actifs en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie française, notamment pour promouvoir des projets économiques favorables à l’accès aux matières premières critiques ou aux droits de pêche. La souveraineté française est contestée en Nouvelle-Calédonie – avec le soutien de l’Azerbaïdjan – et pourrait l’être dans d’autres régions : les Comores revendiquent Mayotte avec l’appui de la Chine et de la Russie, tandis que Madagascar revendique l’île Tromelin et les îles Éparses. La Nouvelle-Calédonie, si elle devenait indépendante, pourrait rapidement constituer un atout stratégique majeur pour des puissances concurrentes, compte tenu de sa position géographique à l’entrée du Pacifique et à proximité de l’Australie.
L’impact d’AUKUS sur la stratégie de partenariats de la France
S’il n’avait pas été rompu, le contrat franco-australien de sous-marins aurait durablement ancré la France dans l’Indo-Pacifique aux côtés de l’Australie. Ce contrat aurait aussi renforcé la coopération de défense entre la France et les États-Unis, les sous-marins étant équipés de systèmes de gestion de combat Lockheed Martin. Au cours des deux années qui ont suivi l’annonce d’AUKUS, la lenteur qui a présidé au rétablissement de ses relations avec l’Australie a permis à la France d’investir politiquement dans ses partenariats avec le Japon et l’Inde, et de rester engagée dans la région. De plus, les partenariats ont été renforcés avec des États côtiers et insulaires de taille plus modeste, mais stratégiquement importants, répartis dans toute la zone, comme la Thaïlande, le Sri Lanka, le Bangladesh, la Mongolie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée ou encore le Vanuatu (certains accueillaient un président français pour la première fois, quand d’autres ne l’avaient pas fait depuis des décennies). La tournée 2025 d’Emmanuel Macron au Vietnam, en Indonésie et à Singapour allait dans le même sens.
Il convient également de souligner que l’océan Indien abrite le principal partenaire de la France dans la région : l’Inde. Ce partenariat, fondé sur le respect mutuel des conceptions propres à chacun en matière d’autonomie stratégique, a abouti en 2023 à l’adoption d’une feuille de route commune pour l’Indo-Pacifique. Les avions Rafale et les sous-marins Scorpène de conception française jouent un rôle essentiel dans les capacités de défense de l’Inde. La nouvelle feuille de route va au-delà des premières coopérations en matière de surveillance conjointe et de connaissance maritime de la zone, ouvrant de nouveaux champs de coopération dans les écosystèmes industriels, l’espace et l’énergie.
La logique partenariale française s’inscrit aussi dans l’idée d’un intérêt commun entre l’Europe et l’Asie en matière d’autonomie stratégique. Emmanuel Macron, lors de son discours au Shangri-La Dialogue en a fait le fer de lance de la logique partenariale française dans la zone. Ces dernières années, la France a renforcé ses partenariats avec l’Indonésie – qui a acquis 42 avions Rafale depuis 2022 – ainsi qu’avec les Philippines, qui ont récemment acheté des patrouilleurs français. Le Japon et la France ont signé en 2023 une nouvelle feuille de route pour multiplier les exercices conjoints afin d’accroître leur interopérabilité. Les deux pays ont intensifié leur coopération militaire, en organisant leurs premiers exercices terrestres et amphibies conjoints au Japon en 2021, puis en Nouvelle-Calédonie en 2023. Les partenariats avec le Japon et la Corée du ¿Sud offrent un potentiel de développement important dans les domaines maritime et cyber, ainsi que dans le domaine du spatial, où la coopération est déjà active. Le partenariat avec l’Australie a commencé à se rétablir récemment dans le domaine de la défense, avec la signature d’un accord d’accès réciproque (RAA)en 2023. Les deux pays ont continué à coopérer en matière d’aide humanitaire et de réponse aux catastrophes naturelles, notamment à Tonga en 2022 et au Vanuatu en 2023, dans le cadre de l’accord de coopération France, Australie, Nouvelle-Zélande (FRANZ).
Maintenir les liens entre les théâtres européens et indopacifiques
Dans un contexte de ressources limitées, les États peuvent subir ou tenter d’établir une hiérarchie de priorités et de partenariats. La France, comme beaucoup d’autres puissances à vocation globale, est confrontée à la difficulté de mettre clairement en ordre sa politique étrangère. Et dans le contexte actuel, la tentation de délaisser un théâtre d’opérations au profit d’un autre pourrait être forte en Europe – d’autant plus que cette pression émane désormais des États-Unis.
La France a eu l’opportunité de définir ses intérêts – et faire entendre sa voix – au Shangri-La Dialogue, dans le contexte de priorisation de l’Indo-Pacifique par les États-Unis et de la réduction de leurs forces en Europe. En tant qu’ancienne puissance européenne, la France souhaite éviter que l’histoire se répète et de se retrouver piégée entre les stratégies de deux superpuissances rivales, à l’instar de la plupart des pays riverains de l’Indo-Pacifique. Son discours de « puissance d’équilibres » est l’expression de cette volonté, ce qui ne signifie pas pour autant qu’elle adopte une posture de multi-alignement. Trois priorités principales en découlent : l’autonomie stratégique, la construction européenne et l’engagement multilatéral. Ces orientations ne se font pas au détriment de la relation avec les États-Unis, mais visent à répondre au manque de prévisibilité et aux incertitudes entourant l’engagement futur des États-Unis sur le Vieux Continent et au-delà.
Cette posture n’est néanmoins pas sans impact sur la relation transatlantique. La France et les États-Unis tiennent depuis 2019 un remarquable dialogue annuel stratégique relatif à l’Indo-Pacifique, piloté par le secrétariat américain à la Défense, auquel s’est ajouté depuis 2024 un autre dialogue sur l’Indo-Pacifique, cette fois coordonné par le secrétaire d’État adjoint. Les dialogues de défense permettent aux deux pays de coordonner leurs déploiements dans le Pacifique, mais aussi de gérer leurs divergences. Il est essentiel que ces rencontrent se poursuivent, même dans un contexte de rééquilibrage du fardeau, compte tenu des effets de débordement des crises et de l’interconnexion croissante des compétitions de puissances sur tous les théâtres. Le déploiement du GAN en 2025 renforce l’interconnexion des systèmes de communication et de commandement entre les états-majors régionaux français et américains. Il s’agit d’une opportunité majeure pour identifier les axes de progrès ainsi que les obstacles existants à l’intégration des forces françaises et américaines dans le cadre d’un conflit de haute intensité – un travail qui doit se poursuivre, même dans ce nouveau contexte.
La France ne dispose pas des mêmes capacités que les États-Unis dans l’Indo-Pacifique, ni de celles de certaines puissances régionales, mais elle est membre du Conseil de sécurité des Nations unies et dispose de prérogatives et de missions souveraines dans l’ensemble de la région. Parmi les États européens, la France possède une perspective unique dans l’Indo-Pacifique, qui implique une expertise et des capacités militaires spécifiques. Les efforts engagés pour soutenir l’Ukraine n’ont pas conduit à un désintérêt ou à une réallocation des ressources de l’Indo-Pacifique vers l’Europe, à la suite de la Revue stratégique nationale de 2022. La France continue de disposer des moyens d’action lui permettant d’opérer dans la profondeur stratégique, loin de l’Europe, à la fois pour défendre ses intérêts souverains, mais aussi parce que l’Indo-Pacifique joue un rôle dans le contexte de la guerre en Ukraine. L’Europe doit développer sa propre réponse face aux multiples défis générés par l’intensification de la coopération sino-russe et la cobelligérance entre la Russie et la Corée du Nord. De ce fait, lors de son discours au Shangri-La Dialogue, Emmanuel Macron a montré qu’une évolution de la pensée française sur les partenariats de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) en Indo-Pacifique était en cours, vers la reconnaissance d’une implication possible de l’Alliance dans la zone, en contraste avec l’approche historique, « dès lors que la Corée du Nord est aux côtés de la Russie sur le sol européen ».
La mise à jour de la stratégie de défense indopacifique de 2019 annoncée par Emmanuel Macron au Shangri-La Dialogue reste nécessaire pour institutionnaliser les éléments de réponses apportés dans son discours politique inaugural. Certaines de ces réponses se trouvent justement dans la région indopacifique.
Crédit photo : Mass Communication Specialist 3rd Class Skyler Okerman via Wikimedia Commons
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