Dans l’ombre de Silivri : Ekrem İmamoğlu face à l’appareil répressif et idéologique de l’État turc - Le Rubicon

Dans l’ombre de Silivri : Ekrem İmamoğlu face à l’appareil répressif et idéologique de l’État turc

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Juin 25

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Ekrem İmamoğlu, arrêté le 19 mars 2025 et en prison depuis, est un entrepreneur, un müteahhit – un promoteur immobilier issu du secteur de la construction – originaire de la région de la mer Noire. Né en 1970 à Akçaabat, une petite bourgade de la province de Trabzon, il est aujourd’hui en passe de devenir le visage d’une alternance politique en Turquie – voire, dans le contexte actuel, le catalyseur d’un véritable bouleversement, tant Recep Tayyip Erdoğan, au pouvoir depuis 23 ans, semble déterminé à ne pas y renoncer.

İmamoğlu, symbole de renouveau politique

Comme dans d’autres configurations similaires, en constante augmentation, la politique turque ne repose pas uniquement sur des confrontations idéologiques ou des programmes, mais aussi par l’affect et l’émotion. Dans cet univers, les caractéristiques personnelles d’un dirigeant – sa posture, son origine (surtout), sa manière de parler ou sa vie de famille – comptent souvent autant que ses idées, sinon plus.

À l’image de Turgut Özal (président de la République entre 1989 et 1993), İmamoğlu joue sur plusieurs tableaux. Il séduit à droite comme à gauche. Il affiche une proximité avec les valeurs religieuses tout en incarnant une modernité sociale qui rassure les classes moyennes urbaines. Épouse blonde, docteure en science politique, trois enfants bien éduqués et présentables : sa vie privée est autant un message qu’un modèle.

Ekrem İmamoğlu incarne un équilibre rare : il rassure sans diviser, charme sans heurter et apparaît désormais comme le candidat naturel d’une large majorité turque – de la moitié, si ce n’est plus, de l’électorat. En tout état de cause, tel était le cas jusqu’à sa mise à l’écart progressive de l’espace public – allant jusqu’au retrait des panneaux mentionnant son nom. D’autres figures émergent dans ce contexte de crise, à l’image d’Özgür Özel, nouveau président du Parti républicain du peuple (CHP) auquel appartient İmamoğlu, ou de Mansur Yavaş, le discret maire d’Ankara (également CHP). Toutefois, İmamoğlu continue de conserver une forme de primauté symbolique et politique.

Erdoğan : ses alliés, ses ennemis et son autoritarisme

Par certains côtés, il rappelle les débuts de Recep Tayyip Erdoğan, lui aussi maire d’Istanbul entre 1994 et 1998, lui aussi révoqué par une décision de justice jugée arbitraire, et brièvement emprisonné – ce qui l’avait consacré en victime de l’oppression séculariste. À ses débuts, Erdoğan distribuait des nazar boncuğu (ces petits yeux bleus en verre que l’on offre pour se faire aimer, séduire et rassurer) à tout le monde, au sens figuré. Il parvenait à plaire autant aux libéraux qu’aux conservateurs, aux pro-européens qu’aux islamistes du début des années 2000. À l’origine, Erdoğan adoptait un discours ouvertement libéral, fondé sur l’adhésion aux valeurs européennes, la défense des droits des minorités, des classes opprimées et, dans une certaine mesure, des personnes LGBT. Cette posture initiale a séduit une partie de la gauche, sensible à cette rhétorique d’ouverture et de justice sociale.

De l’eau a depuis coulé sous les ponts du Bosphore, car Erdoğan a compris qu’il était bien plus fructueux de cliver que de rassembler pour se maintenir au pouvoir. Devenu, sans le savoir, un disciple assidu de Carl Schmitt, il excelle dans l’art de fabriquer en permanence des ennemis, qu’ils soient internes ou externes. Par cette logique d’opposition radicale, il gouverne par la séduction, d’une part, et par la peur, de l’autre, afin que l’électorat l’associe étroitement à la stabilité de l’État lui-même.

Dans une société où l’accès à des sources d’information fiables est de plus en plus restreint – à l’exception de quelques plateformes en ligne telles que Bianet, T24 ou Kısa Dalga, dont l’audience reste cependant limitée –, et dans un contexte marqué par la popularité massive de séries télévisées, souvent de grande qualité, mais occupant une place centrale dans l’imaginaire collectif, les capacités d’exercice critique tendent à s’amoindrir, du moins au sein des segments majoritaires de la population. Dans ce cadre, la distinction entre le régime politique et l’appareil d’État devient progressivement moins nette, contribuant à une confusion structurelle entre autorité gouvernementale et institutions publiques. Être opposé à Recep Tayyip Erdoğan, c’est désormais être perçu comme un traître à la patrie.

Ainsi, les alliances et les ruptures se succèdent et se contredisent : tantôt avec les gülenistes islamistes, tantôt avec les Kurdes, tantôt avec les libéraux (qui ont soutenu la réforme constitutionnelle de 2010 sous le célèbre slogan « Ce n’est pas suffisant, mais c’est un oui »), tantôt avec les Européens (contraints par le chantage aux réfugiés). Ainsi, tout est mobilisé – idéologie, pragmatisme, discours nationalistes et islamistes, politique économique, répression, contrôle et auto-contrôle – pour se maintenir au pouvoir à tout prix, car plus le temps s’écoule, plus les affaires compromettantes s’accumulent autour des responsables politiques corrompus, y compris au sein du cercle rapproché du président.

L’élection municipale d’Istanbul de 2019, véritable tournant politique

Ce cercle vicieux était sur le point d’être brisé avec l’arrivée d’Ekrem İmamoğlu. Le CHP avait déjà amorcé un aggiornamento idéologique en s’appuyant sur une équipe plus jeune et plus ouverte. Il avait en partie renoncé à ses vieux démons, notamment son hostilité historique envers les Kurdes et les islamistes – en particulier sur la question du voile, longtemps objet d’une victimisation constante. Le parti avait su prêter une oreille attentive non seulement aux classes moyennes, mais aussi aux classes laborieuses, frappées de plein fouet par la crise économique et qui, depuis 23 ans, n’avaient connu que Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir. Une génération, en somme, qui aspire au changement.

İmamoğlu est ainsi la figure montante de l’opposition turque. Il entre dans l’histoire politique contemporaine du pays le 31 mars 2019, lorsqu’il remporte pour la première fois les élections municipales d’Istanbul. Candidat du CHP, il devance de justesse Binali Yıldırım (AKP), ancien Premier ministre et fidèle parmi les fidèles de Recep Tayyip Erdoğan depuis l’époque où ce dernier était maire d’Istanbul, avec une avance d’environ 13 000 voix. Cette victoire symbolique dans la plus grande ville de Turquie marque un tournant politique majeur, mais de courte durée : à peine un mois plus tard, le 6 mai, la Commission électorale suprême – désormais privée de toute indépendance, à l’instar de nombreuses institutions du pays depuis la présidentialisation du régime en 2017 – annule le scrutin, invoquant des irrégularités dans la désignation des présidents de bureaux de vote. Cette décision, vivement critiquée tant sur le plan national qu’international, ouvre une période de forte tension politique.

Ekrem İmamoğlu se retrousse alors les manches face à des dizaines de milliers de Stambouliotes galvanisés : « Notre chemin est long, notre enthousiasme est grand, nous avons la jeunesse. Nous sommes la jeunesse turque, assoiffée de justice, pleinement croyante en la démocratie. Et nous n’abandonnerons jamais. »

Dans un contexte particulièrement tendu, un événement inhabituel attire l’attention de l’opinion publique : le 16 juin 2019, un débat télévisé oppose Ekrem İmamoğlu à Binali Yıldırım. Il s’agit là d’une première en Turquie depuis près de deux décennies, marquant un moment exceptionnel dans l’histoire récente de la communication politique du pays. Suivi par des millions de téléspectateurs, ce face-à-face contribue de manière significative à relancer la dynamique de la campagne de l’opposition.

Le 23 juin, lors du scrutin municipal répété, İmamoğlu s’impose de manière écrasante, avec plus de 800 000 voix d’avance. Ce résultat confirme et amplifie sa légitimité électorale. La réaction des médias pro-gouvernementaux, y compris la chaîne publique et les principaux groupes audiovisuels privés, est révélatrice : dérogeant à leur habitude de suivre minute par minute les soirées électorales, ils annoncent d’un seul bloc, et avec un empressement mesuré, la victoire de l’opposition.

Cette victoire éclatante constitue un revers cinglant pour le président Erdoğan et pour l’AKP, qui exerçait un contrôle ininterrompu sur Istanbul depuis un quart de siècle. Elle témoigne également d’une transformation profonde du paysage politique urbain, signalant l’émergence d’une alternative crédible, porteuse d’une vision inclusive, moderniste et socialement attentive – en rupture nette avec l’hégémonie populiste-conservatrice dominante jusqu’alors.

Il convient par ailleurs de souligner que ce succès électoral résulte également d’une alliance informelle entre le CHP et le Parti démocratique des peuples (HDP), une coalition rassemblant des électeurs kurdes ainsi que des forces issues de la gauche radicale. Sous l’étiquette symbolique de Kent uzlaşısı (« consensus urbain »), cette convergence stratégique a permis de soutenir la candidature d’Ekrem İmamoğlu face à un AKP qui, depuis 2015, a opéré un revirement majeur : abandonnant le processus de paix avec les Kurdes, il s’est allié à l’extrême droite nationaliste, une coalition toujours en place aujourd’hui.

Paradoxalement, ce même « consensus urbain » constitue l’un des reproches adressés à İmamoğlu en 2025, accusé par le pouvoir de collusion avec le « terrorisme » pour avoir bénéficié du soutien indirect du HDP – au moment même où l’AKP mène pourtant des négociations avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) et son leader historique Abdullah Öcalan, emprisonné depuis 1999.

La question kurde, son instrumentalisation et sa répression

Depuis son arrestation en 1999, Abdullah Öcalan, fondateur du PKK, demeure une figure à la fois diabolisée et instrumentalisée par l’État turc, officiellement désigné comme terroriste, mais ponctuellement mobilisé comme interlocuteur stratégique. Cette ambivalence se manifeste particulièrement lors des périodes électorales, où son influence sur l’électorat kurde est discrètement mise à profit par le pouvoir central.

Entre 2013 et 2015, le gouvernement de l’AKP, sous l’impulsion d’Erdoğan, avait lancé un processus de négociation historique avec Öcalan, relayé par des médiateurs du HDP. Cette phase avait vu une trêve durable sur le terrain militaire et une série de discussions sur les droits culturels, linguistiques et administratifs des Kurdes. Toutefois, après les élections de juin 2015 – qui ont vu l’entrée significative du HDP au parlement et une perte de la majorité absolue pour l’AKP – Erdoğan a brutalement mis fin au processus de paix, choisissant la voie de la polarisation nationaliste en scellant une alliance avec le Parti d’action nationaliste (MHP), marquant le retour à la répression et aux opérations militaires.

Un épisode révélateur de cette instrumentalisation s’est produit lors des élections municipales de 2019. Entre les deux tours du scrutin à Istanbul, une lettre attribuée à Öcalan a été rendue publique, dans laquelle il appelait les Kurdes à adopter une position de « neutralité » et à ne pas suivre les consignes du HDP. Cette lettre – dont l’authenticité a été mise en doute – a été relayée par les médias pro-régime dans une tentative désespérée de détourner le vote kurde d’İmamoğlu.

À l’approche de 2025, le pouvoir turc semble prêt à réactiver l’instrumentalisation politique d’Abdullah Öcalan, tout en accusant simultanément ses opposants, notamment İmamoğlu, de collusions avec le « terrorisme kurde ». Ce double discours, caractéristique d’une communication asymétrique, illustre la stratégie d’Erdoğan visant à préserver sa base nationaliste tout en fragmentant l’électorat kurde, confirmant ainsi le rôle central mais occulté d’Öcalan dans la vie politique turque.

İmamoğlu, principal opposant national à Erdoğan à délégitimer

Cet accord entre le HDP et le CHP a duré car cinq ans plus tard, le 31 mars 2024, İmamoğlu consolide son assise politique en se faisant réélire face à Murat Kurum, le candidat de l’AKP soutenu directement par le président. Ainsi, l’alliance informelle entre İmamoğlu et l’électorat kurde s’est renforcée, car il n’est pas possible de gagner les élections à Istanbul sans l’apport des Kurdes, qui forment 15 % à 20 % de la population de la ville. Avec 51,1 % des suffrages contre 39,6 % pour Kurum, İmamoğlu confirme son emprise sur la capitale économique et culturelle du pays et s’impose comme l’un des principaux prétendants à la présidentielle prévue en 2028.

Ce nouvel élan politique est donc brutalement interrompu en mars 2025. Le 18 du mois, l’université d’Istanbul annonce l’annulation du diplôme universitaire d’Ekrem İmamoğlu, invoquant des irrégularités administratives dans une procédure de réorientation veille de plus de 30 ans. Survenant à peine quelques jours avant son arrestation, cette décision est largement perçue par l’opinion publique comme un levier politico-judiciaire destiné à entraver sa candidature à l’élection présidentielle. Le calendrier de l’annonce, sa portée symbolique et les doutes entourant sa légitimité administrative ont immédiatement suscité des critiques, tant au niveau national qu’international.

L’affaire prend une dimension paradoxale dans la mesure où Recep Tayyip Erdoğan lui-même n’a jamais été en mesure de fournir une preuve incontestable de la détention d’un diplôme universitaire de quatre ans (« lisans ») – pourtant une exigence constitutionnelle pour accéder à la présidence de la République. Cette asymétrie nourrit un sentiment d’injustice et d’instrumentalisation sélective du droit, révélateur d’une pratique politique où les institutions sont mobilisées à des fins de neutralisation des opposants plutôt que de régulation impartiale de la compétition électorale.

Au-delà du cas individuel d’İmamoğlu, cet épisode illustre un usage stratégique du droit administratif comme outil de disqualification politique.

De la délégitimation à la répression

Mais l’annulation du diplôme ne constituait qu’un prélude. Le 19 mars, à l’aube, Ekrem İmamoğlu est donc arrêté à son domicile par les forces de police. Les chefs d’inculpation sont multiples et stratégiquement composites : corruption, blanchiment d’argent, extorsion, manipulation d’appels d’offres publics, et soutien présumé au PKK. Plus d’une centaine de ses collaborateurs, ainsi que plusieurs élus municipaux, sont simultanément arrêtés, ce qui donne à l’opération les allures d’une purge méthodiquement orchestrée.

En effet, depuis le 19 mars 2025, une série de vagues répressives s’est abattue sur la municipalité d’Istanbul. En six temps successifs – les 19 mars, 26 avril, 20 mai, 23 mai, 31 mai et 4 juin –, ces opérations ont ciblé non seulement les plus proches collaborateurs du maire, mais aussi de nombreux cadres intermédiaires, techniciens, élus d’arrondissement et anciens parlementaires affiliés au CHP.

Le chiffre des personnes arrêtées atteint au moins 117, selon les décomptes disponibles. À travers cette mécanique judiciaire méthodique, c’est l’infrastructure politique et administrative de l’opposition qui est visée, dans une dynamique de démantèlement progressif.

Ainsi, l’arrestation d’İmamoğlu s’inscrit dans une logique de délégitimation systématique des figures montantes de l’opposition, par une surenchère de procédures où la forme prévaut sur le fond. En ce sens, la manœuvre relève moins d’un débat sur la validité académique d’un diplôme que d’une tentative de reconfigurer le champ politique par des moyens extrajudiciaires, sous couvert de légalité.

Ce type de recours à l’arsenal judiciaire à des fins politiques s’inscrit dans une logique désormais bien documentée de criminalisation ciblée de l’opposition. Il ne s’agit pas uniquement de neutraliser un adversaire électoral, mais de réécrire les termes de la légitimité politique. En assimilant toute critique du pouvoir ou toute forme d’autonomie institutionnelle locale à un délit, voire à une menace sécuritaire, le régime procède à une redéfinition autoritaire du périmètre du licite. L’accusation de « soutien au terrorisme » – souvent floue et extensible – joue ici un rôle central, car elle permet de délégitimer non seulement une personne, mais tout un espace politique, sans véritable débat de fond.

Ce processus s’accompagne généralement d’une mise en scène médiatique, avec la participation active de certains organes de presse pro-gouvernementaux et des réseaux sociaux, le tout contrôlé par une administration toute puissante de communication, qui contribuent à façonner une opinion publique favorable à ces arrestations, en les présentant comme des opérations de moralisation ou de sécurité nationale. La multiplication des charges retenues, souvent sans preuves tangibles présentées publiquement, participe d’un brouillage volontaire entre infractions administratives, infractions pénales et délits d’opinion. L’objectif n’est pas tant la condamnation juridique que la disqualification morale et politique d’une figure devenue symbolique pour une partie croissante de l’électorat urbain, jeune et désireux de changement.

Dans ce contexte, l’arrestation d’İmamoğlu et la neutralisation de son entourage apparaissent comme un moment de bascule : non seulement pour l’avenir du pluralisme politique en Turquie, mais aussi pour la crédibilité des institutions judiciaires, dont l’indépendance est désormais largement mise en doute. La stratégie du pouvoir consiste à redéfinir les règles du jeu démocratique de manière unilatérale, en s’appuyant sur des instruments juridiques vidés de leur fonction de garants de normes préétablies, pour les convertir en outils de contrôle.

Un face à face tendu entre le régime d’Erdoğan et l’opposition

Le 23 mars, la justice ordonne donc la mise en détention provisoire d’İmamoğlu et sa suspension immédiate de ses fonctions de maire. Le CHP désigne un maire intérimaire tandis qu’Istanbul et d’autres grandes villes du pays s’embrasent. Entre le 21 et le 29 mars, des manifestations de grande ampleur secouent le pays. Le 29, des centaines de milliers de personnes (2,2 millions selon le CHP) défilent dans les rues d’Istanbul pour dénoncer ce qu’elles considèrent comme une arrestation politique. Le lendemain, pour réaffirmer le leadership de leur candidat emprisonné, les cadres du CHP organisent des primaires symboliques dans tous les pays et dans la diaspora ; 15 000 000 d’électeurs y participent, envoyant un message de soutien fort à İmamoğlu. Quelques jours plus tard, le 2 avril, des étudiants et militants lancent des appels au boycott économique des entreprises proches du pouvoir. La réaction du gouvernement est rapide : ces actions sont qualifiées de sabotage économique, et leurs instigateurs sont poursuivis.

Le procès d’Ekrem İmamoğlu s’ouvre le 11 avril au complexe pénitentiaire de Silivri, en périphérie d’Istanbul. Ce lieu ne doit rien au hasard : Silivri est devenu, au fil des années, un véritable symbole de la répression politique en Turquie. Construit au début des années 2000 et continuellement agrandi depuis, il s’agit du plus grand complexe pénitentiaire du pays, avec une capacité dépassant 20 000 détenus. Y sont enfermés de nombreux journalistes, universitaires, élus d’opposition, militants associatifs ou simples citoyens accusés de délits d’opinion. Dans la culture populaire, l’expression « Şimdi Silivri soğuktur » (« Il doit faire froid à Silivri, maintenant ») est devenue un euphémisme ironique pour désigner le sort réservé à ceux qui franchissent les lignes rouges du régime.

En ce sens, juger İmamoğlu à Silivri ne relève pas d’un simple choix logistique : c’est un geste hautement symbolique, assimilant l’un des principaux leaders de l’opposition démocratique à une figure de dissidence qu’il conviendrait de neutraliser dans un espace déjà marqué par l’arbitraire judiciaire. Il encourt plus de sept ans de prison ainsi qu’une interdiction définitive d’exercer toute fonction publique. Face aux juges, il déclare : « Je suis ici parce que j’ai gagné les élections à Istanbul trois fois. » Cette déclaration, à la fois sobre et percutante, circule massivement sur les réseaux sociaux et renforce davantage encore l’image d’un opposant victime d’une persécution politique.

Au moment de la rédaction de ces lignes, les mobilisations populaires se poursuivent, mais témoignent d’un net ralentissement. Cette dynamique d’essoufflement s’inscrit dans une stratégie délibérée du pouvoir, fondée sur le pari de l’érosion progressive de la contestation : conscient de la volatilité de l’actualité médiatique et du caractère peu favorable de la période estivale aux mobilisations de grande ampleur, le gouvernement mise sur l’usure du mouvement. Des militants du CHP ont déjà marché en direction du mausolée d’Atatürk, fondateur de la république et figure tutélaire des classes moyennes sécularisées. Par ailleurs, le nouveau président du CHP, Özgür Özel, a d’ores et déjà annoncé qu’Ekrem İmamoğlu resterait le candidat du parti à l’élection présidentielle. Dans l’éventualité où ce dernier serait empêché de se présenter, un candidat de substitution – purement symbolique – serait désigné, la campagne étant menée en son nom, quelles que soient les circonstances. Cette stratégie vise à maintenir l’unité du parti tout en dénonçant le caractère politique de la procédure judiciaire. Le pouvoir apparaît dès lors pris au piège de sa propre logique répressive.

Affaibli depuis le revers électoral de 2024, l’AKP au pouvoir multiplie les actes de répression. Plus de 1000 personnes, parmi lesquelles de nombreux étudiants et journalistes, ont été arrêtées. Des organisations non gouvernementales, locales comme internationales, rapportent des cas de mauvais traitements en garde à vue. La situation demeure hautement tendue, et l’avenir politique d’İmamoğlu, tout comme celui de l’opposition turque dans son ensemble, semble plus incertain que jamais.

Vers un autoritarisme électoral

Un fait révélateur de cette dérive autoritaire tient au profil même des figures présidentiables. Parmi les quatre candidats potentiels à la présidence, trois se trouvent désormais incarcérés : Selahattin Demirtaş, ancien coprésident du HDP, détenu depuis 2016 malgré les injonctions de la Cour européenne des droits de l’homme ; Ekrem İmamoğlu, arrêté en mars 2025 ; et Ümit Özdağ, président du Parti de la victoire (Zafer Partisi), d’extrême droite, arrêté en janvier 2025 pour « insulte envers le président » et incitation à la haine. Ce constat souligne à quel point le champ électoral est non seulement contrôlé, mais réduit à une configuration verrouillée, où l’élimination judiciaire remplace la défaite politique dans les urnes.

Cette concentration carcérale des figures de l’opposition présidentielle révèle un glissement structurel vers un autoritarisme électoral, dans lequel les institutions formellement démocratiques – élections, tribunaux, partis – sont maintenues, mais vidées de leur substance compétitive et pluraliste. En emprisonnant trois des quatre candidats potentiels à l’élection présidentielle, le pouvoir turc ne se contente pas de restreindre le champ de la compétition : il réécrit les règles du jeu, substituant à la sanction populaire un contrôle judiciaire préventif.

Ce verrouillage institutionnel produit un effet double : il affaiblit la crédibilité interne du processus électoral, tout en détériorant l’image extérieure de la Turquie.

À l’échelle nationale, cette situation génère un climat d’incertitude, mais aussi de polarisation accrue. L’opposition, bien que fragilisée sur le plan institutionnel, bénéficie d’un regain de solidarité sociale, notamment dans les grandes villes, les milieux étudiants et les diasporas. Dans ce contexte, l’incarcération des figures de l’opposition tend à renforcer leur légitimité symbolique : la prison devient paradoxalement un lieu de production de capital politique, conférant aux détenus le statut de martyrs de la démocratie.

 

Auteurs en code morse

Samim Akgönül

Samim Akgönül @SamimAkgonul est professeur des universités, historien et politologue. Il est directeur du département d’Études turques de l’université de Strasbourg et co-responsable de l’équipe Religions et pluralisme du laboratoire Droit, religion, entreprise et société (DRES).

Comment citer cette publication

Samim Akgönül, « Dans l’ombre de Silivri : Ekrem İmamoğlu face à l’appareil répressif et idéologique de l’État turc », Le Rubicon, 25 juin 2025 [https://lerubicon.org/dans-lombre-de-silivri-ekrem-imamoglu-face-a-lappareil-repressif-et-ideologique-de-letat-turc/].