La crise énergétique de début 2025 en Transnistrie illustre les changements géopolitiques profonds à l’intérieur et à la frontière de l’Ukraine. Avec l’arrêt des livraisons de gaz russe transitant par ce pays, la république sécessionniste de Transnistrie s’est retrouvée dans une situation de vulnérabilité sans précédent, remettant en cause son modèle économique fondé simultanément sur des subventions énergétiques russes et un accès privilégié aux marchés moldaves et européens.
Cet article explore les conséquences stratégiques de cette crise en examinant les dynamiques de pouvoir qui en découlent. De ce point de vue, la crise énergétique transnistrienne de 2025 est-elle un tournant pour la région ou un simple épisode de plus dans une longue série de tensions entre Moscou, Chișinău et Kiev ? À travers une analyse des implications économiques et politiques de cette crise, nous chercherons à déterminer si elle a redistribué les cartes du jeu géopolitique ou si elle a simplement cristallisé des tendances déjà en cours.
Enclavée entre la Moldavie et l’Ukraine, cette région non reconnue internationalement est au cœur de dynamiques stratégiques, économiques et sociales actuelles. La guerre en Ukraine a accentué les défis auxquels la Transnistrie est confrontée, tout en mettant en lumière sa position délicate entre autonomie relative et dépendance. Dans ce contexte, elle doit naviguer habilement pour maintenir un équilibre précaire, tout en faisant face à des vulnérabilités socio-économiques profondes. Par ailleurs, la question de sa réintégration à la Moldavie reste un sujet de débat, influencé par des considérations tant internes qu’externes.
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Transnistrie : une région prise dans l’étau géopolitique de la guerre en Ukraine
Région séparatiste non reconnue de la Moldavie, où vit une population majoritairement russophone, la Transnistrie a conservé son statut d’État de facto depuis l’effondrement de l’URSS. Les tensions entre la volonté d’indépendance de la Moldavie et le désir de la région de rester alignée à Moscou ont conduit à un conflit bref mais violent dans la première moitié de 1992. L’accord de cessez-le-feu du 21 juillet 1992, négocié par la Russie, a laissé la Transnistrie en dehors du contrôle de Chișinău et sous la protection des « forces d’interposition » russes.
L’invasion de l’Ukraine du 24 février 2022 a fait entrer la région dans une période de turbulence géopolitique jamais connue auparavant. En effet, Tiraspol, la capitale de la Transnistrie, est située à seulement 100 km d’Odessa, source de convoitise de la Russie et de tentatives d’incursion au début de la guerre. En outre, la région transnistrienne a été considérée comme une base envisageable pour les opérations militaires russes dans le Sud de l’Ukraine et comme un lieu d’extension potentiel du conflit. Cependant, l’échec de Moscou à atteindre Odessa en mars et avril 2022, ainsi qu’à établir un corridor terrestre vers la Transnistrie a transformé le rôle de cette dernière dans la guerre. La république séparatiste, autrefois point d’appui potentiel pour une offensive, est désormais un territoire stratégique mais inaccessible, isolant les forces russes et empêchant tout renfort ou opération élargie en Ukraine.
Longtemps tributaire du gaz russe fortement subventionné et de l’accès aux marchés de l’Union européenne (conséquence de l’Accord de libre-échange complet et approfondi entre l’UE et la Moldavie), le fragile modèle économique de la Transnistrie a été bouleversé en janvier 2025, lorsque l’Ukraine n’a pas reconduit le contrat de transit de 2019, qui terminait le 31 décembre 2024. Dès le début de la crise, les autorités transnistriennes ont dénoncé ce qu’elles considèrent comme des « exigences impossibles » de la part de la Moldavie et de l’UE, impliquant de multiplier par 4 le prix de l’énergie et par 16 celui du gaz. Le président de la République moldave du Dniestr (PMR), Vadim Krasnoselsky, a accusé Chișinău et Bruxelles de chercher à « faire chanter » la Transnistrie en imposant des conditions inacceptables pour son approvisionnement en gaz. Pour Tiraspol, Moscou demeure un partenaire fiable, car contrairement à l’UE et à la Moldavie, elle ne soumet pas son aide à des exigences politiques ou économiques jugées inapplicables. Toutefois, la réalité est plus complexe. Si la crise n’a pas surpris Chișinău, qui l’avait anticipée de longue date et s’était préparée en diversifiant ses sources d’approvisionnement énergétique, ce succès est relatif. En effet, les difficultés que rencontre la Transnistrie ne la poussent pas nécessairement vers la réintégration ; la situation pourrait tout aussi bien renforcer la résilience de l’enclave face aux pressions extérieures.
L’art de la survie de la Transnistrie : une politique d’autonomie limitée
Historiquement, la survie de la Transnistrie a été liée à sa relation stratégique avec la Russie, qui lui a apporté un soutien militaire, politique, économique, ainsi qu’en matière de renseignements et d’énergie. Néanmoins, la guerre en Ukraine a montré que l’entité séparatiste a su manœuvrer habilement pour survivre dans un environnement de plus en plus hostile.
Bien que souvent approchée de façon réductrice par le prisme trompeur du « conflit gelé », cette région sécessionniste n’a jamais été véritablement statique. Au contraire, elle s’est continuellement adaptée aux dynamiques géopolitiques changeantes, aux luttes de pouvoir régionales et à l’évolution des intérêts de ses principaux acteurs extérieurs, en premier lieu la Russie. La Transnistrie a développé une économie qui, tout en dépendant des subventions énergétiques russes, est de plus en plus étroitement liée à l’UE, notamment depuis l’accord d’association UE-Moldavie entré en vigueur en 2016 ; plus de 80 % des exportations transnistriennes sont en effet destinées aux marchés de l’UE. Son leadership a changé, l’élite politique autrefois dominante issue des services de renseignements ayant cédé la place à des personnalités liées à Sheriff, le conglomérat d’affaires qui exerce un contrôle sur une grande partie de la vie économique et politique de la région. Dans la configuration actuelle, Sheriff donne la priorité au contrôle économique d’un certain nombre de secteurs d’activité (importation, distribution, etc.), afin de garder la mainmise sur l’économie, la circulation des flux financiers et in fine sur le pouvoir politique. Cette position lui permet de modeler les résultats politiques à travers le financement de campagnes, le contrôle des médias et des nominations stratégiques, plutôt que par une gouvernance directe, illustrant ainsi un phénomène oligarchique où l’absence de concurrence économique limite la compétition politique.
Un autre aspect essentiel de la stratégie de survie de la Transnistrie est le fait de ne pas avoir pris une part active au conflit. Malgré la présence de troupes soviétiques, devenues russes après 1992, force est de constater que celles-ci n’ont pas avancé en Ukraine en février 2022, alors même que l’état-major russe a voulu lancer toutes ses forces dans la bataille. Ainsi, le territoire séparatiste n’est pas devenu un front de ce conflit, que les motivations viennent de Moscou ou des autorités locales. En effet, sans un corridor terrestre russe vers Odessa, toute escalade laisserait la Transnistrie exposée, isolée et vulnérable.
La guerre en Ukraine a suscité la crainte d’un effet de contagion, avec des spéculations selon lesquelles la Transnistrie pourrait être le « prochain domino » à tomber dans l’instabilité actuelle de la région, reflétant une image mal interprétée de son agenda politique. Cette métaphore trompeuse sous-estime le calcul minutieux qui régit les actions de Tiraspol. Bien que profondément liées à la Russie, les autorités séparatistes ont donné la priorité à l’auto-préservation plutôt qu’à l’alignement idéologique, en veillant à maintenir le fonctionnement de leur territoire et de leurs liens économiques, qu’ils soient légaux ou illicites.
Les vulnérabilités socio-économiques de la Transnistrie
En janvier 2025, la Transnistrie s’est donc trouvée confrontée à la crise énergétique la plus grave qu’elle ait connue depuis la guerre civile de 1992. L’interruption soudaine des livraisons de gaz russe via l’Ukraine a déstabilisé la région sécessionniste, révélant la grande vulnérabilité de son économie et de son infrastructure sociale. Par rapport à janvier 2024, les statistiques douanières montrent que les chiffres des exportations ont chuté de 60 % au cours du premier mois de cette année. Dans le détail, les exportations électroniques de produits métalliques ont diminué de 93 %, celles de textiles de 80 %, celles de céréales de 69 % et celles de chaussures de 15 %. Depuis l’indépendance, la Transnistrie a bénéficié de gaz russe fortement subventionné, ce qui a permis à son industrie de maintenir des coûts de production compétitifs et de préserver une certaine stabilité économique. Cependant, cette dépendance a également mis en lumière la fragilité structurelle de son tissu industriel, soulignant l’absence d’alternatives viables en cas de perte de cet avantage gazier. Cette ligne de vie ayant été coupée, l’enclave est désormais confrontée à la dure réalité de son isolement.
Alors que la Transnistrie a consommé de grandes quantités de gaz pour la production industrielle et la production d’électricité, elle n’a en fait jamais payé directement pour ces importations. Au contraire, la dette a été accumulée au nom de la Moldavie, ce qui permet à Moscou d’utiliser l’énergie comme un outil de pression financier et géopolitique. Cet arrangement avait un double objectif : il permettait à la Russie de s’assurer de la loyauté des autorités indépendantistes grâce à la promesse d’une énergie gratuite, tout en augmentant la dépendance de la Moldavie et en utilisant la dette non résolue comme moyen de décourager un alignement plus étroit sur l’UE et une intégration plus poussée de la région sécessionniste. Cependant, la guerre en Ukraine a bouleversé cet arrangement. La fermeture des voies de transit du gaz à travers l’Ukraine a contraint la Russie à donner la priorité aux flux énergétiques directs vers des partenaires plus importants sur le plan stratégique, ce qui a laissé peu d’options à Tiraspol.
La Transnistrie a déjà subi des coupures d’énergie par le passé (en 2006, 2009 et 2014), à chaque fois dans le cadre de tensions politiques plus larges impliquant la Russie, l’Ukraine et la Moldavie. Cette fois-ci, la Moldavie était cependant mieux préparée : depuis les épisodes précédents, elle a accéléré son intégration dans le réseau énergétique européen et s’est assurée d’autres sources d’approvisionnement en électricité en provenance de Roumanie. Alors que la Moldavie avait été contrainte de négocier avec la Transnistrie des accords de partage énergétique, elle a aujourd’hui la capacité technique d’éviter complètement la région. Pour cette dernière, cela signifie qu’il n’y a pas de moyen facile de rétablir les flux d’énergie ou de faire de sa centrale électrique de Kuchurgan – qui fournissait plus de 80 % de l’électricité utilisée en Moldavie – un outil de négociation, comme c’était le cas auparavant.
En effet, la destruction de plus de 50 % des capacités de production ukrainiennes en 2022-2023 a initialement permis à la région de Transnistrie de négocier des concessions de la part de Chișinău, qui dépendait auparavant fortement des fournisseurs d’énergie ukrainiens. Mais, en janvier 2025, après l’arrêt des livraisons de gaz russe, la centrale électrique de Kuchurgan a été contrainte de passer au charbon, une alternative polluante, inefficace et coûteuse. Des coupures d’électricité généralisées s’en sont suivies, paralysant l’industrie (métallurgie, textile) et privant des milliers de foyers de chauffage. Des coupures d’électricité généralisées ont suivi, paralysant l’industrie, notamment la métallurgie et le textile, et privant des milliers de foyers de chauffage. Dans un contexte d’approvisionnement énergétique de plus en plus incertain, les entreprises peinent à maintenir leurs activités, ce qui a entraîné une hausse significative du chômage.
Des années de dépendance aux subventions russes ont laissé l’économie de la région exposée à ce type précis de choc structurel. Pour la Moldavie, la crise du gaz représente à la fois une opportunité et un défi. D’un côté, la détérioration économique en Transnistrie renforce l’argument de Chișinău selon lequel la région séparatiste n’est pas viable sans le soutien russe. De l’autre, la crise crée également d’importantes préoccupations humanitaires, car des dizaines de milliers de résidents ont affronté des conditions hivernales rigoureuses sans chauffage, tandis que les systèmes d’approvisionnement en eau risquaient de tomber en panne en raison des pénuries d’électricité.
Face à cette situation critique, le 31 janvier 2025, la Commission européenne a approuvé une aide non remboursable de 64 millions d’euros pour la Moldavie, dont 20 millions d’euros pour atténuer la crise énergétique en Transnistrie. Cependant, les dirigeants de la région sécessionniste étaient réticents à accepter un soutien direct de l’Occident, préférant une solution alternative négociée par une société enregistrée à Dubai, JNX General Trading L.L.C, et financée par la Russie, qui prévoit le transport de gaz depuis la Hongrie.
Les freins de la réintégration de la Transnistrie à la Moldavie
Si certains observateurs ont vu dans la crise un affaiblissement de l’influence russe sur cette enclave séparatiste, il serait prématuré de conclure à une perte de contrôle de Moscou. Paradoxalement, la Moldavie, bien que désireuse de réintégrer la Transnistrie, ne semble pas pressée de le faire à n’importe quel prix.
Alors que la guerre en Ukraine perdure, le risque d’escalade est évidemment présent chez les acteurs régionaux. Le président de la Transnistrie, Vadim Krasnoselsky, a souligné que tout conflit en Transnistrie pourrait rapidement glisser vers un affrontement entre la Russie et l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN). Étant donné que la Roumanie, membre de l’OTAN, a des intérêts dans la région et que la Russie a des troupes et des citoyens en Transnistrie, une escalade pourrait attirer des acteurs internationaux majeurs. Cela explique en grande partie pourquoi les dirigeants moldaves actuels préfèrent conserver une approche prudente pour éviter de déstabiliser davantage la région, enjoignant toutes les parties de trouver une solution pacifique au conflit.
Dans cette optique, Bruxelles cherche également à encourager une transition progressive en limitant l’influence russe à long terme. Cela se traduit par des incitations économiques et des mesures visant à intégrer au fur et à mesure les acteurs économiques transnistriens dans les marchés moldave et européen. Cependant, les marges de manœuvre de la Transnistrie dépendent largement des intérêts volatils des acteurs régionaux. Tiraspol tente de tirer profit de ces dynamiques, bien que parfois il en subisse les répercussions sans réelle prise sur son avenir.
Pour sa part, la présidente moldave Maia Sandu, connue pour son engagement anti-corruption, a dénoncé l’utilisation d’intermédiaires opaques pour acheminer du gaz vers la Transnistrie, suggérant que Moscou pourrait reprendre ses livraisons via Moldovagaz sans contourner les sanctions. Cette déclaration met en évidence une ambiguïté essentielle : la Russie n’a pas totalement perdu sa capacité d’action, mais elle privilégie des stratégies de contournement qui prolongent l’incertitude. Par conséquent, si la crise énergétique a pu représenter une opportunité pour la Moldavie de forcer une réintégration économique et politique de la Transnistrie, les enjeux internes de cette région compliquent la situation. De fait, aucun parti politique majeur ne fait de la réunification une priorité absolue pour les élections législatives de 2025, reflétant les craintes d’une transition onéreuse et complexe. En réalité, la Moldavie ne semble pas prête à assumer immédiatement le coût économique et social de la réintégration d’une région sous forte influence russe, où les dynamiques politiques et économiques internes sont profondément enracinées.
Une crise du gaz sans vainqueur immédiat
La crise du gaz en Transnistrie ne désigne aucun vainqueur clair. La Russie, bien qu’amoindrie, conserve une influence significative en maintenant la région sous une dépendance énergétique persistante. D’un côté, Gazprom reste l’actionnaire majoritaire de Moldovagaz, ce qui lui permet de conserver une certaine emprise sur le marché énergétique moldave. De l’autre, en soutenant indirectement la Transnistrie à travers divers réseaux, tels que des alliances économiques, des connexions politiques ou sécuritaires, mais aussi aux réseaux moins formels, la Russie maintient une présence stratégique dans la région. Cette imbrication de leviers d’influence empêche une résolution rapide du conflit séparatiste.
Pendant ce temps, la Moldavie et l’UE avancent dans leur projet d’indépendance énergétique, mais sans précipiter une réunification qui pourrait s’avérer coûteuse et instable. Finalement, cette crise illustre une dynamique bien connue dans la région : les crises ne débouchent pas nécessairement sur des résolutions claires, mais elles modifient progressivement les rapports de force. La question de la réintégration de la Transnistrie reste ouverte, mais elle dépendra autant de l’évolution de la guerre en Ukraine que des choix stratégiques de Chișinău et Bruxelles. La Transnistrie elle-même ne souhaite pas rester simplement spectatrice ; elle cherche également à préserver une autonomie relative dans le développement politique des prochaines années. Pour l’instant, la crise du gaz ne clôt pas le dossier transnistrien ; elle en complique encore davantage les enjeux, tout en mettant en lumière des acteurs jusqu’ici peu connus (compagnies, personnalités politiques locales et réseaux d’influence), tout en confirmant ou en créant certaines dynamiques, comme les stratégies de maintien de certaines élites politico-économiques.
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