Comment la Russie recrute pour la guerre longue – Mobiliser clandestinement des volontaires tout en préparant un nouveau cycle de mobilisation obligatoire

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Août 22

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Cet article est une traduction de l’article « How Russia Is Recruiting for the Long War. Covertly Mobilising Volunteers While Preparing for a New Round of Compulsory Mobilisation, » publié par le German Institute for International and Security Affairs (SWP) le 27 juin 2024.

Dans sa guerre d’usure contre l’Ukraine, le Kremlin compte surpasser l’ennemi, tant en termes de matériel que de personnel sur une longue période. Après l’impopulaire mobilisation partielle de l’automne 2022, le recrutement de soldats sous contrat et de combattants volontaires s’est considérablement intensifié afin de dissimuler les coûts humains de la guerre. Dans le même temps, la « mutinerie Wagner » a montré que la diffusion des structures de violence dans le cadre de la mobilisation clandestine présentait des risques pour le régime. C’est pourquoi le contrôle des formations de volontaires a été renforcé, tandis que le Kremlin prépare le terrain pour un nouveau cycle de mobilisation obligatoire. Cependant, la Russie ne recrute pas seulement pour la guerre contre l’Ukraine ; le projet de porter le nombre de soldats à 1,5 million montre clairement que le Kremlin se prépare à une confrontation prolongée avec l’Occident.

Depuis l’invasion à grande échelle, l’armée régulière russe et les autres forces impliquées – la Garde nationale et diverses formations de volontaires – ont subi de lourdes pertes. Les services Russie de Mediazona et de la BBC ont pu vérifier les noms de 56 858 soldats tués au 21 juin 2024 ; ils supposent que le nombre réel de victimes est environ deux fois plus élevé. Les services de renseignement occidentaux estiment à environ 500 000 le nombre de victimes, mais ils incluent également les blessés et les prisonniers de guerre. Sur la base de cette estimation, les pertes en personnel de la Russie sont déjà plus de deux fois et demie supérieures au nombre total de soldats déployés lors de l’invasion à grande échelle en février 2022 (environ 190 000).

Cependant, la recherche par Moscou d’une main-d’œuvre plus importante n’est pas uniquement liée à la guerre. Elle reflète également la tendance générale à la militarisation de la politique étrangère russe. Le Kremlin perçoit la menace et l’utilisation de la force militaire comme un moyen légitime, efficace et efficient d’affirmer ses intérêts. C’est ce qui ressort du nombre croissant d’opérations militaires – de la Géorgie, la Crimée et le Donbass à la Syrie et à plusieurs pays d’Afrique – ainsi que de l’intensification des démonstrations de force à l’égard des États de l’OTAN et de l’UE.

Dans ce cadre, la Russie a progressivement augmenté la taille cible de ses forces armées. Avant l’invasion totale, cet objectif était d’un million de soldats, comprenant les conscrits engagés pour 12 mois, les soldats sous contrat qui s’engagent à servir dans les forces armées pendant une certaine période (appelés kontraktniki) et les officiers de carrière. Le président russe Vladimir Poutine a d’abord annoncé que leur nombre serait porté à 1,15 million d’ici à janvier 2023, puis a ordonné une nouvelle augmentation – à 1,32 million – d’ici à décembre 2023. L’objectif est que les forces armées comptent jusqu’à 1,5 million de soldats d’ici 2026. Pour atteindre cet objectif, le ministère de la Défense devra recruter un très grand nombre de nouveaux effectifs tout en compensant les énormes pertes subies pendant la guerre. Le succès de cette entreprise sera déterminant non seulement pour le déroulement de la guerre, mais aussi pour la position militaire stratégique de l’OTAN et de l’UE.

La mobilisation partielle en 2022

À ce jour, le recrutement de personnel pour la guerre contre l’Ukraine s’est déroulé en trois phases, qui se chevauchent en partie. Tout d’abord, après que l’invasion à grande échelle a été lancée avec trop peu de soldats dans l’espoir d’une victoire rapide, et que la Russie a subi un nombre conséquent de pertes au cours des premières semaines, le Kremlin a pris des mesures ad hoc à la hâte pour les compenser. Ces mesures incluaient notamment le déploiement largement étendu de sociétés militaires privées (SMP).

Ces efforts s’étant révélés insuffisants, Poutine a lancé la deuxième phase de recrutement en annonçant une mobilisation partielle le 21 septembre 2022. Dans ce cadre, 300 000 hommes – les « mobiki » – ont été appelés avant la fin du mois d’octobre 2022. Selon M. Poutine, seuls les réservistes, à la spécialisation non définie ont été mobilisés, tandis que les conscrits et les employés de l’industrie de la défense ont été exemptés. Cependant, des médias ont rapporté que des personnes ayant dépassé la limite d’âge ou ayant des problèmes de santé ont également été appelées. Mal équipés et mal formés, les mobiki ont été envoyés directement au front.

La mobilisation partielle est impopulaire et comporte des risques de politique intérieure pour le Kremlin. Des centaines de milliers d’hommes, souvent bien éduqués, ont quitté le pays. Les enquêtes menées par Levada ont révélé que le soutien inconditionnel à l’« opération militaire spéciale » a chuté de 52 % en mars 2022 à 44 % en octobre 2022, tandis que les émotions négatives telles que la peur et l’anxiété ont augmenté. Malgré le rétrécissement de plus en plus important de l’espace dans lequel le mécontentement public pouvait être exprimé, plusieurs manifestations ont eu lieu contre la mobilisation partielle et des attaques ont été menées contre les bureaux d’enrôlement. Le Kremlin a répondu par un mélange de répression sévère et d’amélioration des avantages financiers pour les personnes mobilisées : les protestations ont été rapidement écrasées et les mobiki ont reçu la même rémunération et les mêmes prestations d’invalidité et de survie que le personnel militaire servant sous contrat.

À la fin du mois d’octobre 2022, le ministre de la Défense de l’époque, Sergueï Choïgou, a déclaré que la mobilisation partielle était achevée. Mais les mobiki survivants continuent d’être déployés dans les zones de guerre à ce jour, car le décret de M. Poutine n’a fixé aucune limite de temps et n’a toujours pas été formellement abrogé. Afin de réduire le risque de mécontentement d’une grande partie de la population en annonçant un nouveau cycle de mobilisation (partielle), le Kremlin a jusqu’à présent choisi de s’assurer que les coûts humains de la mobilisation obligatoire soient confinés à un groupe assez restreint de personnes, et donc contenus.

La mobilisation clandestine

Dans la troisième phase de recrutement – qui est en cours – le Kremlin se concentre sur ce que l’on appelle la « mobilisation clandestine ». Ce terme désigne le recrutement continu de « volontaires », qui se répartissent en deux catégories : les kontraktniki et les combattants issus d’un large éventail de formations de volontaires. Le calcul du Kremlin est que le risque de mécontentement au sein de la société est plus faible dans le cadre de la « mobilisation clandestine » que dans celui d’un deuxième cycle de mobilisation obligatoire. En effet, ceux qui sont envoyés au front sont officiellement considérés comme des volontaires, même s’ils ont été recrutés en exploitant des déséquilibres de pouvoir ou en recourant à la tromperie ou à la coercition.

Les Kontraktniki

En mars 2020, la Russie comptait 405 000 soldats sous contrat, selon des sources officielles, et ce chiffre devait atteindre 500 000 en 2027. Après le début de la guerre, les objectifs ont été considérablement revus à la hausse et le délai pour les atteindre a été raccourci. En décembre 2022, le ministre de la Défense a annoncé que 695 000 kontraktniki serviraient dans les forces armées d’ici 2026 ; un an plus tard, en décembre 2023, il a demandé 745 000 soldats sous contrat d’ici 2027. Contrairement à la réforme militaire de 2008, le recrutement des kontraktniki à partir de 2022 n’a pas eu pour objectif principal de professionnaliser les forces armées, mais de recruter autant de soldats que possibles pour les envoyer au front le plus rapidement possible.

Les dirigeants russes ne suivent pas un plan directeur détaillé. Ils procèdent plutôt étape par étape, par le biais de nombreuses mesures distinctes.

Afin d’élargir le vivier de recrutement, les limites d’âge ont été progressivement relevées. En mai 2022, la limite d’âge de 40 ans pour les kontraktniki a été abolie et, depuis lors, les candidats peuvent signer un contrat jusqu’à l’âge de 65 ans.

En parallèle, il est devenu plus facile de recruter des conscrits, des ressortissants étrangers et des détenus. Depuis 2023, les appelés peuvent signer un contrat dès le premier mois de service et non plus le troisième, comme c’était le cas auparavant. Avant l’invasion de l’Ukraine, les étrangers n’étaient acceptés comme kontraktniki que jusqu’à l’âge de 30 ans et avec une connaissance suffisante du russe, mais cette limite d’âge a été relevée en mai 2022 et les compétences linguistiques ne sont plus considérées comme un critère formel. Depuis juin 2023, les prisonniers peuvent signer un contrat pour les unités dites « Storm-Z », légalisant ainsi une pratique qui existait depuis le début de cette année.

Afin d’encourager le recrutement des kontraktniki, le ministère de la Défense annonce des salaires élevés et des prestations sociales généreuses, la possibilité de remise de peine et des conditions contractuelles prétendument plus faciles. Avant l’invasion, les soldats sous contrat recevaient un solde mensuel équivalent à 330 euros ; aujourd’hui, ils gagnent au moins 2 110 euros par mois. À cela s’ajoute une prime de recrutement unique d’environ 2 000 euros, qui est nettement plus élevée dans certaines régions. Étant donné que le revenu national moyen est de 800 euros par mois et qu’il n’est que de 400 euros dans les régions les plus pauvres, d’où proviennent la plupart des recrues, il est possible pour les soldats sous contrat de gagner autant en un an dans l’armée qu’en plusieurs années dans le civil. En outre, ils ont droit à des indemnités relativement élevées en cas d’invalidité (30 000 euros) et de décès (50 000 euros). Depuis fin septembre 2022, la procédure d’obtention de la nationalité russe pour les recrues étrangères a été simplifiée : alors qu’elles devaient auparavant effectuer un contrat de cinq ans dans les forces armées, une période de service d’un an seulement suffit désormais pour qu’elles, et les membres de leur famille, puissent prétendre à la nationalité russe. Les détenus qui s’engagent comme soldats sous contrat peuvent bénéficier d’une réduction de peine ou être graciés s’ils sont décorés.

Outre ces incitations, d’autres facteurs jouent un rôle décisif dans le recrutement de soldats sous contrat, à savoir la tromperie et la coercition. Par exemple, il est facile de faire pression sur les appelés pour qu’ils signent un contrat, car ils servent loin de chez eux et sont souvent soumis à un harcèlement systématique de la part de leurs supérieurs dans le cadre de bizutages (dedovshchina). Les médias rapportent que des citoyens étrangers ont été trompés sur la nature de leur futur emploi ou, s’ils étaient coupables d’avoir enfreint la loi, ont eu le choix entre purger une peine de prison ou s’engager dans l’armée. Il est particulièrement facile pour les agences gouvernementales d’exploiter le pouvoir qu’elles détiennent inévitablement sur les détenus.

Le nouveau contrat d’un an montre à quel point des mesures censées faciliter les choses peuvent être utilisées pour contraindre. La période d’un an mentionnée dans le contrat ne s’applique que sur le papier, puisque Poutine a stipulé dans le décret de mobilisation partielle de septembre 2022 que les contrats de tous les kontraktniki resteront valables jusqu’à la fin de l’« opération militaire spéciale ». Pendant cette période, les contrats des militaires ne peuvent pas être annulés, tandis que tous les contrats arrivant à échéance doivent être renouvelés. Cela signifie que, de facto, une mobilisation permanente est en cours, non seulement pour les mobiki, mais aussi pour les kontraktniki.

Une prolifération rapide des formations de volontaires

Le deuxième pilier de la « mobilisation clandestine » est le recrutement de combattants dans un large éventail de formations de volontaires. Au début de l’invasion, les dirigeants russes se sont appuyés sur des structures existantes – telles que les SMP et les groupes de Cosaques – mais ont rapidement commencé à promouvoir la création ad hoc de nouvelles unités. Il en a ainsi résulté une prolifération rapide de structures de volontaires ayant des statuts juridiques différents, des bases de financement et de recrutement hétérogènes et des degrés d’autonomie variables vis-à-vis du ministère de la Défense et de l’état-major des armées.

Les formations créées avant 2022 comprennent des SMP, telles que « Wagner », « E.N.O.T. » et « Rusich », ainsi que des unités de Cosaques dans le Donbass occupé. Après l’invasion à grande échelle, le nombre de SMP en particulier a considérablement augmenté, de même que leur importance sur le champ de bataille. Bien que la création, le financement et le recrutement de « formations armées illégales » soient interdits en Russie à ce jour, une coopération étroite entre les groupes mercenaires et les agences de l’État – allant du financement à la formation, en passant par l’armement et le recrutement – est ouvertement pratiquée. Par exemple, Wagner a été autorisé à recruter dans les prisons jusqu’au printemps 2023 ; et ce sont surtout ces hommes qui ont été déployés dans les « tactiques des vagues humaines » qui ont coûté tant de vies. Sur les quelque 78 000 combattants de Wagner, 22 000 seraient tombés lors de la seule bataille de Bakhmout.

Contrairement aux groupes de mercenaires, les Cosaques ne sont pas recrutés pour des raisons principalement pécuniaires, mais plutôt, dans la tradition des « paysans guerriers » de la Russie tsariste, pour des raisons idéologiques. Le patriotisme, le militarisme et le christianisme orthodoxe sont les valeurs fondamentales des Cosaques. Selon la All-Russian Cossack Society, 27 000 Cosaques combattaient en Ukraine à la fin de l’année 2023.

Depuis 2014, des milices russes sont apparues dans les territoires ukrainiens occupés. En particulier, l’Union des volontaires du Donbass a recruté des combattants pour des opérations de première ligne dans cette région et en Russie même.

Après l’invasion, un nouveau phénomène est apparu : la multiplication des formations de volontaires par le biais desquelles les régions et les entreprises recrutent. En juillet 2022, avant même la mobilisation partielle, le gouvernement a ordonné aux administrations des 85 sujets de la fédération (y compris la Crimée et Sébastopol, illégalement annexées) de former des bataillons d’environ 400 hommes chacun. L’objectif était de recruter rapidement 34 000 combattants. Depuis l’été 2022, des entreprises (semi-)étatiques et privées recrutent également parmi leurs propres employés pour envoyer des combattants à la guerre. Des unités de Gazprom (« Potok », « Plamia », « Fakel »), Roskosmos (« Uran ») et Rusal (« Sokol ») ont ainsi été formées. Comme dans le cas des PMC et des bataillons régionaux de volontaires, les soldes perçus par les membres de ces unités sont bien supérieurs à ceux des kontraktniki réguliers.

Diffusion ou contrôle des formations de volontaires ?

Bien que les formations volontaires aient pu recruter rapidement un grand nombre de combattants, cette évolution présente des risques pour le régime de Poutine et l’État. Ces risques vont du contrôle insuffisant du ministère de la Défense sur les structures individuelles à l’érosion du monopole de l’État sur l’usage de la force. La mutinerie de Wagner, qui a clairement démontré les défis auxquels est confronté le Kremlin, a marqué le début d’une nouvelle phase dans la gestion des groupes de volontaires.

Initialement, à l’automne 2022, un différend sur l’allocation des ressources s’est transformé en une lutte de pouvoir ouverte entre le financier de Wagner, Evgueni Prigojine, et le ministre de la Défense de l’époque, M. Choïgou. M. Prigojine a qualifié la direction militaire d’incompétente et les élites de décadentes, tandis qu’il se présentait comme une sorte de tribun du peuple et Wagner comme une armée populaire patriotique.

À la mi-juin 2023, Choïgou a réagi en demandant à toutes les formations de volontaires de signer un contrat avec le ministère de la Défense avant le 1er juillet 2023. De cette manière, des structures auparavant illégales telles que les SMP devaient être légalisées et placées sous le contrôle du ministère de la Défense. Prigojine a refusé d’obéir à cet ordre et certains de ses combattants se sont dirigés vers Moscou le 23 juin 2023 dans une « marche pour la justice ». Même si la mutinerie a échoué, elle a révélé les dangers de la « proxification » des structures de violence russes, non seulement pour le ministère de la Défense, mais aussi pour le régime dans son ensemble.

Le Kremlin a réagi en détruisant le modèle Wagner. La SMP avait joué un rôle particulier non seulement en raison de sa taille, mais aussi parce qu’elle était intégrée dans le vaste réseau corporatif d’un entrepreneur de la violence qui avait des ambitions politiques. La structure de l’entreprise de Prigojine a été démolie et il a lui-même été tué, en même temps que le fondateur de Wagner, Dmitri Outkine, dans un accident d’avion le 23 août 2023. Les combattants de Wagner ont alors eu le choix entre signer un contrat avec le ministère de la défense ou s’exiler en Biélorussie.

De son côté, le ministère de la Défense a saisi l’occasion de cette mutinerie pour mettre en œuvre son plan visant à renforcer le contrôle sur tous les groupes de volontaires. À cette fin, ces derniers ont été subordonnés à trois grandes organisations de tutelle contrôlées par le ministère de la Défense : Redut, BARS et l’Africa Corps. Bien qu’il s’agisse officiellement d’une SMP, Redut est considérée comme une organisation de façade du service de renseignement militaire (GRU). BARS a été fondé en 2015 en tant que « réserve de l´armée de combat » des forces armées russes. Au lieu de former des réservistes, il s’est transformé en une organisation de tutelle pour diverses formations de volontaires. Des unités de l’Union des volontaires du Donbass, de la All-Russian Cossack Society et des groupes créés par des entreprises (semi-) étatiques et privées combattent sous la bannière de Redut et de BARS. Parallèlement, le nouveau « Corps africain » a repris de nombreuses opérations menées auparavant par Wagner dans les pays africains.

Les risques posés par la diffusion des structures de violence n’ont pas été éliminés en principe puisque ces mêmes entités ont été formellement subordonnées au ministère de la Défense ; en fait, ils pourraient même s’accroître, car un grand nombre d’acteurs extérieurs à l’armée continuent d’être impliqués dans le recrutement et le (co)financement de ces groupes – des élites et entrepreneurs régionaux aux forces plus idéologiques. Bien que ces acteurs considèrent avant tout la création et le financement de formations volontaires comme un moyen de prouver leur loyauté envers le président, il apparaît de plus en plus que leur motivation est de démontrer leur propre statut au sein du réseau d’élites et d’assurer une protection en cas d’escalade des conflits au sein du système lui-même.

Le Kremlin n’a aucune raison impérieuse de remettre fondamentalement en question le recrutement par le biais de formations de volontaires tant que la verticalité du pouvoir présidentiel reste incontestée. Dans le système polycentrique des structures de sécurité russes, la concurrence par le biais de chevauchements fonctionnels et de duplications structurelles est un instrument important du contrôle présidentiel. Dans ce contexte, la diversité des formations de volontaires peut donc servir de police d’assurance à M. Poutine contre la montée en puissance de l’armée en temps de guerre.

Les limites de la mobilisation clandestine

Toutefois, la mobilisation clandestine sera probablement confrontée à des défis à l’avenir en raison des contraintes et des changements dans le vivier de recrutement. Ainsi, en supposant que ses objectifs politiques restent les mêmes, le Kremlin pourrait ne pas être en mesure d’éviter un nouveau cycle de mobilisation obligatoire.

Selon les chiffres officiels, 305 000 kontraktniki ont été recrutés au cours des 10 premiers mois de 2023 et 100 000 au cours des trois premiers mois de 2024. Toutefois, plus la guerre durera, plus il sera difficile de recruter des soldats contractuels réguliers. Alors que les combattants volontaires ont le même niveau de salaire et d’avantages sociaux que les kontraktniki, ils perçoivent des primes de recrutement plus élevées et sont autorisés à résilier eux-mêmes leur contrat à la fin de la période convenue. On peut donc s’attendre à ce que les personnes prêtes à combattre préfèreront à l’avenir signer un contrat avec une formation de volontaires.

En outre, une partie de la base de recrutement de la « mobilisation clandestine » a déjà été sévèrement épuisée. C’est notamment le cas des détenus, dont le nombre a diminué de 105 000 depuis l’invasion totale, pour atteindre 249 000 en décembre 2023. Une part importante des habitants des régions russes les plus pauvres et des segments de la population qui voient dans le service militaire un moyen de sortir de leur situation économique précaire ont probablement également déjà été recrutés. D’autre part, le fait que les prestations promises n’ont souvent été que partiellement versées, voire pas du tout, risque d’avoir un effet démotivant.

Le potentiel de recrutement est beaucoup plus important parmi les étrangers et les forces russes motivées par l’idéologie. Le nombre de combattants du « Sud global » a considérablement augmenté depuis le milieu de l’année 2023 et, en raison de la position plus forte de la Russie dans les pays pauvres et déchirés par des conflits en particulier, ce nombre devrait encore augmenter. Toutefois, en raison de leur manque de compétences linguistiques et d’une formation insuffisante, leur utilisation militaire se limite en grande partie à servir de « chair à canon » sur le front. Cette situation, combinée aux informations selon lesquelles la tromperie et la coercition ont joué un rôle important dans le recrutement de ces combattants, pourrait bien nuire à l’image de la Russie dans les pays du Sud global. Les dirigeants népalais, par exemple, ont déjà interdit à leurs citoyens de travailler en Russie.

Pour les autorités russes, il est plus facile de faire pression sur les travailleurs migrants qui vivent dans le pays, en particulier ceux qui viennent d’Asie centrale. Une campagne massive pourrait conduire au recrutement (forcé) de dizaines de milliers de combattants. Toutefois, cela ne ferait qu’exacerber le problème de la main-d’œuvre pour l’économie russe, tout en mettant à rude épreuve les relations avec les pays d’origine.

Le groupe qui pourrait fournir un plus grand nombre de recrues est celui des citoyens russes motivés par l’idéologie, y compris l’ensemble des forces nationalistes, à l’égard desquelles le Kremlin a une attitude ambivalente. D’un côté, Vladimir Poutine les instrumentalise et les promeut dans le cadre de sa stratégie visant à renforcer l’éducation patriotique et militariste de la société ; de l’autre, Moscou craint que ces forces ne soient pas facilement contrôlables et que certaines d’entre elles puissent se mobiliser de manière indépendante.

Dans le cadre de leurs efforts de recrutement, le Kremlin et le ministère de la Défense se concentrent sur les forces nationalistes considérées comme loyales au régime, en particulier les Cosaques enregistrés. C’est au sein de ce groupe que doit être constituée la « réserve de mobilisation » de 60 000 Cosaques, approuvée en avril 2024.

Les forces nationalistes, dont les demandes d’actions plus sévères contre l’Ukraine et l’Occident vont de pair avec des critiques plus profondes des dirigeants et une vision alternative de l’avenir de la Russie, sont plus problématiques pour les dirigeants russes. Il s’agit notamment d’anciens combattants du Donbass et de blogueurs « Z » à forte audience tels qu’Igor Guirkine (« Strelkov »). Ce dernier, qui prône un retour au tsarisme orthodoxe, a contribué à mener l’attaque sur le Donbass en 2014, mais a critiqué la voie suivie par les dirigeants militaires après 2022, la jugeant trop hésitante, et a voulu se présenter à l’élection présidentielle de 2024. Le fait que Guirkine ait été condamné à quatre ans de prison pour « extrémisme » en janvier 2024 montre que le Kremlin s’inquiète de ces individus.

Contrairement à l’Ukraine, la population féminine de Russie a jusqu’à présent été exclue des campagnes de recrutement pour la ligne de front, à l’exception de cas isolés tels que les tireuses d’élite du bataillon « Espanola ». Compte tenu de l’image largement traditionnelle des femmes et de la famille, il est peu probable que cela change.

Un nouveau cycle de mobilisation obligatoire ?

La mobilisation secrète est non seulement coûteuse, mais elle comporte également le risque de diffuser des structures de procuration et a ses limites en termes de nombre de personnes recrutées. Le fait que le Kremlin ait persisté dans cette voie montre que les risques politiques intérieurs d’une mobilisation partielle ou générale sont considérés comme plus élevés. Toutefois, si les pertes humaines continuent d’augmenter et/ou si le Kremlin veut prévenir l’impact des livraisons d’armes et des garanties de sécurité occidentales en lançant une nouvelle offensive majeure ou en créant une position favorable pour les négociations à la suite des élections américaines, un nouveau cycle de mobilisation obligatoire peut difficilement être évité – même si le nouveau ministre de la Défense a dénoncé une telle mesure.

En effet, les mesures législatives et administratives nécessaires ont déjà été prises parallèlement à la mobilisation clandestine. En juillet 2023, V. Poutine a ordonné que la limite d’âge supérieure pour les réservistes soit relevée de cinq ans ; et depuis janvier 2024, les hommes âgés de 18 à 30 ans – au lieu de 18 à 27 ans précédemment – doivent être enrôlés, tout comme les hommes des territoires ukrainiens nouvellement occupés. En conséquence, le nombre de conscrits appelés au printemps 2024 a atteint 150 000, soit le niveau le plus élevé depuis 2016.

Parallèlement, il est de plus en plus difficile pour les hommes russes de se soustraire à la conscription en tant que conscrits ou mobiki. Depuis avril 2023, les avis de conscription ne doivent plus être remis en personne ; une notification numérique suffit désormais. Les amendes pour défaut de présentation aux bureaux d’enrôlement avant la date limite ont été massivement augmentées. S´y ajoute la menace de conséquences qui rendent la vie quotidienne beaucoup plus difficile, comme le retrait du permis de conduire ou l’impossibilité de demander un prêt. En outre, une fois l’avis de convocation envoyé, le destinataire n’est plus autorisé à quitter le pays.

Cependant, un nouveau cycle de mobilisation obligatoire serait extrêmement impopulaire. Dans un sondage réalisé par Russian Fields en octobre 2023, 58 % des personnes interrogées se sont prononcées contre une telle mesure. Même si le niveau de répression du régime est extrêmement élevé, le potentiel de mécontentement pourrait dépasser celui de septembre 2022. En effet, ceux qui ont jusqu’à présent délibérément échappé aux campagnes de recrutement massives, notamment les habitants bien éduqués des grandes villes, seraient désormais contraints de combattre en première ligne. L’approche initiale consistant à maintenir le groupe de mobiki isolé et donc plus facile à contrôler ne serait plus tenable.

En outre, étant donné l’impact sur des segments plus larges de la société, il est possible que le potentiel de protestation parmi les mères ou les femmes augmente, notamment parce que les nouveaux mobiki seraient envoyés au combat insuffisamment formés et mal équipés. En effet, le problème structurel du manque d’installations d’entraînement et d’officiers subalternes pour servir d’instructeurs n’a pas été résolu. Le mouvement Put domoi (Chemin du retour), qui s’est formé après le premier cycle de mobilisation, a d’abord critiqué non pas la guerre elle-même, mais le manque de rotation des mobilisés. Les autorités n’ayant pas répondu aux plaintes, les critiques à l’égard des dirigeants du pays se sont concentrées sur des questions politiques plus fondamentales.

On peut donc supposer que si le Kremlin devait appeler à un nouveau cycle de mobilisation, les justifications devraient être préalablement modifiées. Une option consisterait à postuler un niveau de menace massivement accru, par exemple, en raison des bombardements ukrainiens sur les installations militaires russes et/ou des livraisons d’armes occidentales. Ou encore, le nouveau cycle de mobilisation pourrait être présenté comme une question d’équité, puisqu’il permettrait de relever ceux qui servent déjà comme mobiki. Une telle approche pourrait dissiper la principale critique formulée par les Put domoi et présenter le nouvel appel comme une rotation régulière dans le cadre du décret de mobilisation de septembre 2022, toujours en vigueur. Alors que depuis un certain temps, les dirigeants moscovites mettent en avant les menaces extérieures croissantes qui pèsent sur la Russie, l’épineuse question de l’équité n’a pas encore été directement abordée. Fin février 2024, Vladimir Poutine a plutôt adopté un nouveau ton en faisant l’éloge des combattants de première ligne et des vétérans de guerre, qu’il a qualifiés de « nouvelle élite » du pays.

Se préparer à une guerre longue

La Russie compte sur une longue guerre d’usure dans laquelle elle pourra puiser dans des réserves de main-d’œuvre nettement plus importantes que celles de l’Ukraine, qui se heurtera de plus en plus à ses limites à la suite d’une mobilisation générale qui a commencé au début de la guerre, il y a près de deux ans et demi. À lui seul, le nombre d’hommes âgés de 18 à 60 ans est plus de trois fois et demie plus élevé en Russie (39 millions) qu’en Ukraine (11 millions). Dans ce contexte, il est d’autant plus important que Kiev obtienne des États occidentaux des livraisons suffisantes d’armes et d’équipements modernes ainsi que des engagements à long terme en matière de sécurité.

Dans le même temps, la Russie se prépare à une longue confrontation avec l’Occident. Son budget de défense a doublé par rapport à l’année précédente pour atteindre l’équivalent de 108 milliards d’euros en 2024. Cela signifie que 28 % des dépenses publiques sont allouées à l’armée, ce qui correspond à 6 % du produit intérieur brut. Si l’on y ajoute les dépenses classifiées dans d’autres postes budgétaires utilisés à des fins militaires, ce chiffre est supérieur à 7 %. L’augmentation des dépenses militaires vise non seulement à stimuler la production de défense russe, mais aussi à porter les effectifs des forces armées à 1,5 million de soldats. En 2024, 16 nouvelles divisions et 14 brigades devraient être formées.

Pendant ce temps, des changements plus fondamentaux dans la structure des forces armées russes deviennent apparents. La direction prise s’éloigne de la réforme de 2008, qui visait à transformer l’armée de mobilisation de masse obsolète de l’ère soviétique en une force plus professionnelle et prête au combat, capable de poursuivre la quête russe d’une zone d’influence dans l’espace post-soviétique et d’effectuer des opérations limitées au-delà de l´espace post-soviétique Aujourd’hui, les forces armées russes reviennent en partie au concept de l’armée de mobilisation de masse. À l’avenir, l’OTAN et l’Union Européenne seront confrontées à une Russie militarisée dont les forces armées ont – malgré tous leurs problèmes – acquis une expérience de combat dans une guerre majeure en Europe et augmenté leur capacité à s’engager dans de tels conflits.

 

Crédit photo : Oleg Elkov

Auteurs en code morse

Margarete Klein

Dr. Margarete Klein (@MKlein1973) est responsable de la division de recherche sur l’Europe de l’Est et l’Eurasie au SWP.

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