Bâtir un Nord plus sûr : risques, lacunes et opportunités pour la sécurité climatique dans l’Arctique canadien

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Juil 24

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Cet article est une traduction de l’article original « Building a safer North: Climate security risks, gaps, and opportunities of the Canadian Arctic » publié par Vanguard, édition avril/mai 2023. Republié avec l’autorisation de Vanguard.

 

« Ce qui se passe dans le Nord a des conséquences pour le reste du monde, et lorsque l’on traite des questions de sécurité et de changement climatique, le monde est plus attentif que jamais, » avait déclaré la gouverneure générale du Canada, Mary Simon, lors d’un événement au Centre des sciences Arktikum à Rovaniemi, en février 2023. Ses propos soulignent les profondes répercussions de la nouvelle invasion de l’Ukraine par la Russie, depuis février 2022, sur la sécurité dans l’Arctique, ayant entraîné un regain d’attention mondiale pour la région. Cette attention s’est davantage intensifiée au Canada avec l’incident du ballon-espion chinois, lequel a rappelé le rôle crucial de l’Arctique canadien dans la défense continentale. Les remarques de la gouverneure générale Simon illustrent également la manière dont les réalités climatiques et sécuritaires sont interconnectées, dans une région où la géopolitique actuellement en état de gel se mêle au dégel des paysages.

L’Arctique canadien se réchauffe au moins trois fois plus vite que le reste du globe, entraînant des impacts physiques significatifs sur la région. Parmi ceux-ci figurent la fonte du pergélisol, la diminution de la couverture neigeuse, la réduction de la glace de mer estivale, et l’élévation du niveau de la mer, laquelle a pour conséquences érosion côtière et inondations. Dans la mer de Beaufort, par exemple, le niveau de la mer a augmenté de près de deux centimètres et demi par an au cours des deux dernières décennies. Le changement climatique transforme également les écosystèmes de l’Arctique canadien, entraînant notamment le verdissement de la toundra, le déplacement de la limite de la forêt boréale en raison de l’intensification des feux de forêt, l’acidification des océans, et l’augmentation des précipitations.

Le changement climatique est de plus en plus reconnu comme un multiplicateur de menaces (ou de risques), car ses effets interagissent avec des menaces préexistantes et d’autres facteurs d’instabilité, contribuant ainsi à l’exacerbation et l’accroissement des risques sécuritaires. Afin de sensibiliser le Canada à ces risques, le Service canadien du renseignement de sécurité a rendu publique, en mars 2023, une analyse détaillant la manière dont le changement climatique aggrave et accélère d’autres enjeux de sécurité.

Dans l’Arctique canadien en particulier, au-delà des menaces qui pèsent sur les paysages et les écosystèmes, les répercussions sur le climat et l’environnement se conjuguent avec l’évolution des réalités stratégiques et sécuritaires, menaçant ainsi la sécurité humaine et nationale.

Les impacts climatiques dans l’Arctique canadien menacent la sécurité humaine et nationale

Des risques pour la sécurité humaine

Le risque  le plus pressant lié au changement climatique dans la région réside dans la manière dont il affecte la sécurité humaine, la santé, les moyens de subsistance, les modes de vie traditionnels et l’identité des communautés locales, principalement autochtones.

En particulier, le dégel du pergélisol exacerbe les défis préexistants liés aux infrastructures locales limitées et sous-financées, provoquant l’affaissement des maisons, des routes, des pistes d’atterrissage et des ponts, ainsi que l’effondrement des canalisations et des réseaux d’égouts. À Iqaluit, cette situation engendre de graves risques environnementaux et sanitaires en raison de déversements involontaires et de la contamination des réserves d’eau douce. De plus, dans une région soumise à la tyrannie de la distance, où la mobilité est essentielle à l’activité économique et à la survie des communautés isolées, le réchauffement climatique fragilise les routes de glace et compromet les pratiques de chasse traditionnelle et la fiabilité des transports, entraînant des accidents plus fréquents et, en fin de compte, menaçant la sécurité alimentaire. L’élévation du niveau de la mer met également en péril des communautés côtières entières, certaines étant contraintes de se déplacer.

Les communautés du Nord sont également confrontées aux conséquences sécuritaires de l’intensification de l’activité maritime dans des eaux qui s’ouvrent lentement. En effet, l’augmentation de la navigation dans l’archipel canadien accroît le risque de dommages environnementaux par le biais de déversements d’hydrocarbures, de rejets d’autres polluants et de la dégradation d’importantes zones de vie marine. De plus, la modification des voies migratoires des animaux en raison de la perte d’habitat liée au climat augmente les risques de transmission de maladies d’origine animale et limite l’accès aux sources de nourriture traditionnelles, telles que le caribou, le phoque et certaines espèces de poissons.

Des risques pour la sécurité nationale

Le changement climatique dans l’Arctique canadien constitue également une menace pour la sécurité nationale à plusieurs niveaux, qu’il s’agisse de questions conventionnelles ou hybrides.

Alors que la concurrence risque de s’intensifier dans un Arctique plus accessible, et dont il est espéré qu’il devienne plus viable économiquement, l’application continue de la souveraineté du Canada pourrait être mise à l’épreuve. En effet, le Canada dispose de ressources limitées pour surveiller les activités indésirables sur son vaste territoire arctique et y répondre, notamment dans le passage du Nord-Ouest, dont le statut juridique en terme de souveraineté est depuis longtemps contesté par d’autres parties prenantes de l’Arctique.

Dans la « zone grise » également, les changements climatiques pourraient accroître les opportunités pour les acteurs malveillants de s’impliquer dans l’Arctique canadien par le biais d’opérations en deçà du seuil, visant à déstabiliser le Canada en créant ou en exploitant des vulnérabilités, et en brouillant la frontière entre les activités légitimes et les comportements malveillants. Les actions de la Chine offrent un exemple pertinent, étant donné ses ambitions de longue date dans l’Arctique, lesquelles viennent régulièrement entrer en conflit avec les intérêts du Canada et d’autres nations souveraines de l’Arctique. Les impacts du changement climatique pourraient permettre à la Chine de renforcer ses activités hybrides dans l’Arctique canadien de plusieurs façons : par exemple, la justification d’une présence scientifique accrue pour surveiller les impacts climatiques dans des zones stratégiques, ou l’attraction d’investissements chinois dans le secteur minier canadien dans le contexte de la transition vers les énergies propres. De plus, alors que le réchauffement des eaux menace les pêcheries à l’échelle mondiale et attire de nouvelles espèces de poissons vers le Nord, les flottes de pêche chinoises pourraient exploiter cette opportunité pour pénétrer dans les eaux arctiques canadiennes, effectuer des activités de reconnaissance et tester les limites des capacités maritimes et de communication du Canada. Il convient également de noter que les multiples risques pour la sécurité humaine liés au changement climatique décrits précédemment recoupent les risques pour la sécurité nationale découlant de tactiques hybrides. En effet, le changement climatique affaiblit la résilience de la société face aux menaces externes, telles que les cyberattaques ou les activités d’espionnage.

De plus, les effets du changement climatique compliquent la préparation militaire dans l’Arctique canadien, affectant les missions, la planification opérationnelle et les installations dans la région. Avec la fonte des glaces, le dégel du pergélisol et l’évolution du comportement des tempêtes, les infrastructures subiront des dommages impactant les installations militaires du Nord, notamment les pistes d’atterrissage, les systèmes de chauffage et l’approvisionnement en énergie. La fonte des routes de glace perturbera l’accès aux bases, compromettant ainsi les transports et l’approvisionnement. Ces risques sont particulièrement préoccupants pour les stations de surveillance du Système d’alerte du Nord : si elles deviennent de plus en plus difficiles à utiliser, cela pourrait mener à l’affaiblissement de leurs capacités de surveillance et d’alerte en matière de missiles. En outre, les pluies verglaçantes, de plus en plus fréquentes en hiver et se déplaçant vers le nord en raison des changements climatiques, ont des conséquences majeures sur les transports terrestres et aériens et ont déjà une incidence sur l’état de préparation des forces aériennes stationnées dans le Nord. Un cas récent et très médiatisé souligne ce problème : le chef d’état-major de la Défense, le général Eyre, a cité les pluies verglaçantes comme étant la cause du retard des avions de chasse canadiens dans leur départ pour abattre le ballon chinois qui survolait le Yukon, le 4 février 2023.

Enfin, les répercussions du changement climatique exerceront une pression croissante sur les Forces canadiennes, qui devront faire face à une augmentation des situations d’urgence simultanées, telles que les opérations de recherche et de sauvetage et les interventions en cas de catastrophe environnementale, en raison du volume croissant du trafic maritime dans des conditions arctiques difficiles. D’autres enjeux non conventionnels  nécessitant des ressources et l’attention des forces du Nord dans les eaux arctiques peuvent inclure la navigation illégale, la contrebande et d’autres activités de criminalité transnationale organisée.

Recommandations pour renforcer la résilience de l’Arctique canadien face aux risques climatiques

Compte tenu de ce large éventail de risques liés au climat, le Canada a la possibilité d’intégrer davantage les impacts climatiques dans la planification et les processus de sécurité dans l’Arctique, et d’adapter sa structure de sécurité pour anticiper et répondre à l’évolution des menaces liées à la sécurité climatique.

Promouvoir l’adaptation au changement climatique et l’atténuation de ses effets au sein des forces armées :

Cet effort devrait inclure l’adaptation proactive des infrastructures et des équipements militaires du Canada dans l’Arctique pour répondre à l’évolution rapide des conditions climatiques, afin de préserver la capacité des Forces armées canadiennes à faire respecter la souveraineté et à projeter ses forces dans la région. Dans cette perspective, le renforcement de la présence dans l’Arctique et l’investissement dans des ressources maritimes et spatiales seront essentiels pour combler les lacunes de longue date dans la connaissance du domaine maritime de l’Arctique canadien. De plus, les efforts de sécurité climatique des Forces armées canadiennes (FAC) dans l’Arctique devraient inclure des initiatives visant à améliorer leur consommation et leur efficacité énergétiques, ainsi qu’à minimiser leur empreinte environnementale. Les efforts visant à améliorer la résilience énergétique contribueraient également à améliorer les performances militaires des FAC dans la région en surmontant les défis liés à l’éloignement et à la mobilité.

Concevoir une infrastructure polyvalente grâce à une approche intégrée :

Compte tenu de l’ampleur du défi et du déficit important en infrastructures dans l’Arctique canadien, un effort pangouvernemental est nécessaire, en partenariat avec la société civile et le secteur privé. Cet effort doit stimuler l’innovation technologique dans les domaines de la défense et de l’énergie, et construire des infrastructures polyvalentes, résilientes au changement climatique et à faible émission de carbone, bénéficiant à la fois aux communautés civiles et militaires. Une approche inclusive et coordonnée, telle que soutenue par des organisations autochtones, comme Arctic360, est essentielle pour garantir que les collectivités locales bénéficient économiquement de ces investissements et que leurs pratiques culturelles et leur autodétermination ne soient pas menacées.

De même, les efforts visant à promouvoir la sécurité climatique dans l’Arctique canadien devraient se concentrer sur la compréhension des connaissances traditionnelles autochtones cruciales, mais souvent négligées, dans les domaines de la sécurité et de la science. Ces connaissances devraient être intégrées aux efforts d’anticipation, aux processus de prise de décision, ainsi qu’à la formation et aux opérations militaires.

Renforcement de la coopération continentale et transatlantique :

Enfin, étant donné que les questions liées aux changements climatiques et à la sécurité transcendent les frontières, le Canada devra coopérer avec ses alliés et partenaires de l’Arctique pour concevoir des solutions novatrices et tirer parti des connaissances et des capacités existantes.

En particulier, les États-Unis, le plus proche allié militaire du Canada, ont davantage mis l’accent sur la sécurité et la résilience climatiques au cours des dernières années, notamment avec la publication de la Stratégie nationale des États-Unis pour l’Arctique en octobre 2022. Le partenariat étroit entre le Canada et les États-Unis devrait évoluer vers une coopération renforcée dans la réponse aux impacts climatiques dans l’Arctique. Cela implique d’intégrer systématiquement le facteur climatique dans les formations et les exercices militaires conjoints, et de convenir d’investissements équitables pour la mise à niveau et la résilience climatique du Système d’alerte du Nord dans le but de renforcer la défense continentale.

La coopération transatlantique avec les alliés et les partenaires restera également essentielle. À cet égard, le nouveau Centre d’Excellence de l’OTAN sur le Changement Climatique et la Sécurité (CCASCOE), proposé par le Canada et nouvellement créé à Montréal, devrait servir de plateforme pour coordonner les efforts nationaux en matière de sécurité climatique dans l’Arctique, et guider les alliés et partenaires afin qu’ils opèrent de manière durable dans la région. Ces activités peuvent inclure des wargames et des simulations spécifiques aux défis climatiques auxquels sont confrontés les forces militaires dans l’Arctique, ainsi que l’exploitation de l’expertise technique pertinente – telle que l’industrie de l’énergie verte et les capacités d’innovation de la Finlande et de la Suède. Le renforcement des partenariats avec les communautés locales et autochtones est également crucial pour garantir des opérations responsables. En prenant la tête de l’engagement de l’OTAN dans l’Arctique par l’entremise du CCASCOE, le Canada est bien placé pour veiller à ce que la sécurité humaine, ainsi que la souveraineté, soient intégrées de manière réfléchie dans l’ascension de l’OTAN dans la région.

Finalement, aborder les risques liés à la sécurité climatique dans l’Arctique canadien de manière proactive, coordonnée et intégrée permettra à la fois de faire progresser la réconciliation avec les communautés autochtones, de renforcer la défense continentale, et de positionner le Canada comme un chef de file sur la scène internationale de l’Arctique. Ainsi, le Canada pourra assurer « sa protection au pays, sa sécurité en Amérique du Nord et son engagement dans le monde ».

Auteurs en code morse

Pauline Baudu

Pauline Baudu est chercheuse principale à Arctic360, chercheuse associée chez Arctic Security Consultants, chercheuse en résidence au Centre FrancoPaix de la Chaire Raoul-Dandurand et coordonnatrice de l’Association Canadienne sur la Sécurité Climatique. Elle est également doctorante en science politique à l’Université du Québec à Montréal.

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