Le 12 mai 2025, le Parti des travailleurs du Kurdistan (Partiya Karkerên Kurdistan ou PKK), à la fois organisation politique militante et mouvement armé de guérilla, annonce officiellement son auto-dissolution pour mettre fin à la lutte armée. Dans le prolongement de cette initiative, le 11 juillet 2025, des combattants du PKK brûlent leurs armes dans un geste symbolique fort pour marquer le processus de paix. Ce coup de théâtre historique met fin à 40 ans de coups de feu, attentats meurtriers et représailles entre ses combattants et les forces armées turques.
En attendant que les actes suivent les mots, considérons déjà ce que cette annonce aura comme répercussions dans la vie politique turque, mais aussi dans la politique extérieure. La question kurde et le rapport conflictuel au PKK sont des facteurs de polarisation politique centraux en Turquie depuis quatre décennies. Sa disparition bouleverse l’échiquier et, pour en comprendre les conséquences, commençons par identifier les ressorts qui ont présidé à cette décision, et ce, dans le contexte des récentes mutations internes au mouvement, mais aussi plus largement à l’échelle de la région du Moyen-Orient.
Si, pendant des décennies, le conflit kurde en Turquie et la violence qu’il a engendrée de part et d’autre ont été un des obstacles majeurs à la démocratisation du pays, la fin proche de cette guerre signifie-t-elle le retour du pays à la démocratie ? Ce n’est pas certain, car la tendance autoritaire et illibérale est globale, et dépasse le cadre turc. Surtout, le pouvoir en place à Ankara risque de sortir renforcé par cette paix, qui, paradoxalement, pourrait accentuer sa main mise sur le système politique turc.
Le PKK, une organisation d’un temps désormais révolu
Fondé en 1978 par Abdullah Öcalan et quelques fidèles qui lui sont toujours dévoués, le PKK est une organisation politico-militaire de gauche, d’obédience marxiste-léniniste, mais teintée de nationalisme kurde. Au cours de son histoire, ses objectifs ont évolué, tout comme son idéologie, de moins en moins marxiste, avec la fin de l’Union soviétique : d’une initiale revendication d’un Kurdistan indépendant au cœur du Moyen-Orient à l’objectif actuel d’obtenir une autonomie pour les Kurdes au sein d’une Turquie plus fermement démocratique, où Kurdes, Turcs et autres peuples bénéficieraient des mêmes droits.
Le coup d’État mené par les généraux turcs le 12 septembre 1980 accentue la répression contre les courants kurdes, autant que contre les forces de gauche perçues comme une menace pour les fondements de la République de Turquie, telle qu’elle avait été conçue par Mustafa Kemal Atatürk. Dans ce contexte, le PKK est contraint à l’exil en Syrie et au Liban, où il se renforce, bénéficiant de la protection du régime de Hafez el-Assad. Ses cadres politiques, dont Abdullah Öcalan, s’installent à Damas et ses structures militaires dans la plaine de la Bekaa ; les relations de la Syrie avec la Turquie sont alors extrêmement tendues.
À partir de 1984, le PKK lance la lutte armée sur le territoire turc contre des postes militaires, notamment dans les villes de Şemdinli, Eruh et Pervari, le 15 août 1984. Les civils, aussi bien kurdes que turcs, et ceux qui s’opposent à son action ou « collaborent avec les forces d’occupation turque » ne sont pas épargnés. Par la suite, profitant des deux guerres du Golfe, en 1991 et en 2003, qui ont affaibli le pouvoir central à Bagdad, le PKK parvient aussi à prendre position en Irak, surtout dans le Nord et les montagnes du Kandil, difficiles d’accès. La région autonome kurde qui voit le jour en Irak après 2003 établit pourtant de bonnes relations avec Ankara, mais est trop faible pour s’opposer à la présence du PKK sur son sol.
Dans son processus d’implantation en Syrie, le PKK subit un premier revers en 1998, lorsque la Turquie menace le régime d’Assad d’une intervention militaire s’il continue de soutenir le PKK. En 1999, Abdullah Öcalan est expulsé de Syrie et, au terme d’une longue cavale, il est capturé par les services secrets turcs, qui le ramènent au pays. Sa base arrière syrienne faiblit, mais celles d’Irak se développent et exercent une forte pression sur la Turquie. Cette tension force la plupart des dirigeants turcs à reconnaître la réalité kurde dans le pays et à essayer d’y apporter une solution politique. Pour autant, les années 1990 restent marquées par la persistance de la lutte armée, Ankara bombardant régulièrement les positions du PKK en Irak en représailles aux attaques meurtrières du mouvement kurde, dont la stratégie oscille elle aussi entre violence et désir de dialogue.
L’arrivée au pouvoir du Parti de la justice et du développement (Adalet ve Kalkınma Partisi ou AKP) de Recep Tayyip Erdoğan en 2002 conduit à un changement de paradigme dans l’approche de l’État turc pour régler la question kurde. En effet, engagé dans une politique de rapprochement avec l’Union européenne (qui l’incite à des réformes démocratiques) et affichant un attachement plus fort à un islam rassembleur (plutôt qu’à un nationalisme turc exclusif), le nouveau gouvernement accorde d’importants droits culturels, voire politiques, aux Kurdes. Ainsi, les associations culturelles kurdes acquiert plus de liberté, une chaîne publique en langue kurde est créée et des centaines de villages kurdes retrouvent leur nom d’origine.
Aussi, à la veille de la guerre civile syrienne qui éclate dans le sillage des printemps arabes, le dialogue est bon entre l’État turc et le mouvement national kurde où prédomine le PKK. Un cessez-le-feu, certes fragile, sur le territoire turc et dans le Nord de l’Irak entre en vigueur entre 2013 et 2015. Cependant, la guerre en Syrie envenime à nouveau la question kurde en Turquie.
Alors qu’il en avait été expulsé, le PKK est réautorisé sur le territoire syrien par Bachar el-Assad, qui l’instrumentalise contre Recep Tayyip Erdoğan, afin de faire payer à ce dernier son soutien à la rébellion syrienne. Cette nouvelle confrontation indirecte sur le front syrien fait dérailler l’ensemble du processus de paix. En Syrie, le PKK a écarté ses concurrents, y compris et surtout les Kurdes qui voulaient se joindre à la révolution syrienne contre Bachar el-Assad, et a la mainmise totale sur le fait kurde. Le maintien du dictateur à Damas permet au mouvement de consolider sa domination dans les régions à majorité kurde pour élargir la base de sa zone d’influence et revendiquer toujours plus d’autonomie. Depuis Ankara, la menace est prise très au sérieux. En désaccord profond avec sa politique de soutien à la rébellion syrienne contre le régime d’Assad, une partie de l’électorat kurde cesse de soutenir Erdoğan et l’AKP. Sur le terrain, la trêve est rompue et une nouvelle guerre d’une rare intensité éclate jusque dans les centres urbains, et plus seulement dans les zones rurales ou montagneuses, peu habitées.
Entre 2015 et 2025, les affrontements se déplacent aussi en Irak et en Syrie, et de moins en moins en Turquie, où le PKK subit de lourdes défaites. L’instabilité en Syrie et la dérive autoritaire de Recep Tayyip Erdoğan, exacerbée par l’irrédentisme kurde, ont coûté dix années de guerre ouverte entre la Turquie et le PKK. D’autres facteurs clés dans le changement du rapport de force et dans les mutations géopolitiques au Moyen-Orient obligent le PKK à cesser la lutte armée.
Les multiples raisons qui ont incité le PKK à renoncer à la lutte armée
Avant d’analyser les dynamiques internes, nombreuses et complexes, autant que les récentes mutations géopolitiques du Moyen-Orient, voyons comment se recomposent et s’articulent les acteurs en présence.
Du côté kurde, le PKK est divisé entre sa branche armée, basée dans les montagnes irakiennes de Kandil, et son chef historique, Abdullah Öcalan, qui, bien qu’en prison depuis 1999, exerce toujours une forte influence sur le mouvement kurde dans toute sa diversité. Sur la scène politique, le PKK doit tenir compte du parti légal pro-kurde, le Parti de l’égalité et de la démocratie des peuples (Dem Parti ou DEM), ancien Parti démocratique des peuples (Halkların Demokratik Partisi ou HDP). En principe autonome du PKK, le Dem Parti n’en subit pas moins son influence. Enfin, le PKK a sa propre émanation en Syrie, le Parti de l’union démocratique (Partiya Yekîtiya Demokrat ou PYD), dont la force est de disposer d’une branche armée, les Unités de protection du peuple (Yekîneyên Parastina Gel ou YPG), qui l’aide à dominer les Forces démocratiques syriennes, soutenues par l’Occident contre l’État islamique en Syrie.
La partie turque arrive en rangs tout aussi dispersés à la table des négociations, qui ont lieu de manière semi-publique entre octobre 2024 et mai 2025. Le gouvernement de coalition est lui-même soutenu par une alliance bipartisane avec l’AKP de Recep Tayyip Erdoğan, parti islamo-conservateur, et le Parti d’action nationaliste (Milliyetçi Hareket Partisi ou MHP) de Devlet Bahçeli. Dans ces discussions, il faut aussi tenir compte de l’armée et des services secrets, qui – depuis le milieu des années 2000, mais davantage encore depuis le coup d’État manqué de 2016 – sont sous le strict contrôle du président Erdoğan. Comment ont-ils tous réussi à se mettre d’accord pour acter la fin d’une lutte armée vieille de quatre décennies ?
Un contexte régional en profonde mutation qui inquiète le pouvoir turc et favorise le compromis sur la question kurde
Étant donné sa géographie et son histoire, à cheval entre des blocs géopolitiques et deux continents, l’Europe et l’Asie, la Turquie est un pays sensible aux turbulences régionales, qui impactent directement sa vie politique et s’étendent même à la société turque. De plus, Recep Tayyip Erdoğan a utilisé la politique étrangère pour servir sa carrière politique, et ce, plus qu’aucun autre dirigeant turc avant lui.
La brèche pour la paix turco-kurde résulte en grande partie, et cyniquement, des attaques terroristes du Hamas du 7 octobre 2023 et de la guerre tous azimuts lancée par Israël en réaction. Certes, il existait déjà en coulisses des discussions entre l’État turc et le PKK (notamment avec Abdullah Öcalan), mais le déchaînement de violence extrême entre Israël, d’une part, et le Hamas et les forces pro-iraniennes en Syrie et au Liban, d’autre part, a précipité indirectement la chute du régime de Bachar el-Assad en Syrie, dont le maintien au pouvoir favorisait le facteur kurde contre la Turquie.
Au sein du pouvoir turc, la guerre lancée par Israël contre le Hezbollah en Syrie et au Liban, contre le Hamas et les Houthis, ainsi que les expansions territoriales consécutives d’Israël dans le Golan, à Gaza et au Liban ont provoqué une vive inquiétude. Ankara redoute la possibilité d’une alliance entre Kurdes et Israël dans la réorganisation de la Syrie post-Assad. En effet, des déclarations officielles laissent croire qu’Israël serait favorable à la création d’une nouvelle entité, voire d’un État kurde, qui serait pro-israélien.
Avant que ce risque ne se concrétise, le pouvoir turc a alors pris une initiative historique, probablement issue d’une tractation entre le MHP et l’AKP. Le 22 octobre 2024, c’est en effet le MHP, l’aile la plus radicale du pouvoir, traditionnellement opposé à tout compromis sur la question kurde, qui a tendu la main au mouvement kurde dans toute sa diversité. Son leader, Devlet Bahçeli, a pour la première fois serré la main aux députés du parti pro-kurde au parlement, avant de prononcer à la tribune un discours directement adressé au PKK, pour lui proposer un plan de paix. Provoquant un séisme dans la vie politique turque, et forçant le dialogue entre nationalistes turcs et nationalistes kurdes, cette audacieuse « paix des braves » semble dictée par l’urgence de tenir les Kurdes hors de portée de l’influence d’Israël. En effet, des informations non vérifiées dans les médias turcs ont évoqué un dialogue secret entre Israël et le PKK dans le but de faire pression sur la Turquie qui, ces derniers temps, a affiché une politique trop critique vis-à-vis d’Israël. Malgré sa proximité historique avec des groupes palestiniens qu’il a fréquentés dans la plaine de la Bekaa dans les années 1980, le PKK a d’abord été flatté, voire séduit, par ce plan israélien. Il en a cependant assez vite perçu les dangers, ce qui l’a conduit à accepter l’offre d’Ankara.
En effet, la chute inopinée de Bachar el-Assad – surprenant jusqu’à son voisin turc, qui tentait en vain depuis deux ans de renouer le dialogue pour sortir de la Syrie de l’ornière – a fait basculer le rapport de force au profit d’Ankara. La nouvelle équipe au pouvoir à Damas, avec Ahmed al-Charaa à sa tête n’est, bien que fragile, aucunement disposée à laisser le champ libre au PKK et à ses alliés syriens. De plus, ce nouveau pouvoir est très lié à la Turquie, qui l’a soutenu sous diverses formes pendant toute la guerre civile syrienne. Ainsi, les Kurdes et le PKK ne sont plus les faiseurs de roi en Syrie, et le temps est venu de s’adapter à la nouvelle réalité géopolitique syrienne et régionale. Le PKK a dû évoluer avec son temps, privé de sa protection par le régime de Bachar el-Assad, anticipant la fin du soutien américain dont il bénéficiait sur le théâtre syrien (consécutive à l’arrivée de Donald Trump à la Maison-Blanche) et désarçonné par l’amélioration du sort des Kurdes en Turquie sous l’AKP.
Révolution de la question kurde en Turquie
Faire taire les armes, mais pour quelle contrepartie ? Les observateurs et analystes, notamment les milieux nationalistes turcs ou kurdes hostiles au moindre compromis, se demandent quelle en sera la monnaie d’échange.
Si le gain à court terme n’est pas évident, il semble que la mise soit placée à long terme pour une atmosphère politique en Turquie apaisée et qui sera davantage favorable aux Kurdes. De plus, le PKK se rend bien compte que les objectifs initiaux poursuivis par la lutte armée dans les années 1980 ont été atteints dans une large mesure.
En effet, force est de constater que la condition kurde a progressé. Quand le PKK a lancé la lutte armée, les Kurdes étaient sur le point d’être assimilés. Or, cette menace de disparition n’est plus. Elle a été mise en échec en grande partie grâce à la lutte du PKK. Par ailleurs, si dans les années 1980 et 1990, l’État turc a commis des actes criminels contre les organisations kurdes, la situation sur le terrain a bien changé depuis. Rappelons en effet que des violences pénitentiaires et la pratique de la torture par les escadrons de la mort ont fait des milliers de victimes parmi les militants kurdes dans les villes et les campagnes. Le bilan de ces quatre décennies sanglantes est vertigineux : plus de 40 000 morts, majoritairement kurdes, des milliers de disparus, entre 3 000 et 4 000 villages vidés ou rasés, 2 à 3 millions de déplacés et au moins autant de vies brisées.
Aujourd’hui encore, beaucoup de militants politiques kurdes croupissent en prison, mais, d’une manière générale, la condition des Kurdes est bien meilleure ; ils ne sont plus menacés d’effacement. La vie culturelle et artistique est foisonnante, les médias en langue kurde existent et il est même possible d’enseigner le kurde dans certaines écoles des villes kurdes. Dans la sphère politique, l’actuel gouvernement compte plusieurs ministres kurdes, comme Mehmet Şimşek, qui est en charge de l’économie, ou Cevdet Yilmaz, qui occupe la fonction de vice-président. Enfin, il ne faut pas oublier que la troisième force politique du pays, le Dem Parti, pro-kurde, a en partie été créé par le PKK (ou, du moins, il est obligé d’en subir l’influence).
Certes, les organisations et élus kurdes subissent encore beaucoup de pressions, notamment à l’Est, où certains maires ont été démis de leurs fonctions au prétexte de leurs liens supposés ou réels avec le PKK. L’auto-dissolution de ce dernier devrait a minima avoir cette vertu de ne plus servir d’excuse au régime pour marginaliser les élus kurdes. Un nouvel espace s’ouvre donc aux politiciens kurdes : il ne s’agit plus un champ de bataille, mais d’une tribune, située au sein même du parlement.
Ainsi, le pragmatisme a eu raison de la lutte armée. Pourtant, derrière cette raison politique se cache un motif militaire et sécuritaire. En effet, si le PKK dépose les armes, c’est aussi parce qu’il a clairement perdu la lutte armée. Dans les faits et avec le temps, l’armée turque a gagné en efficacité et en expérience contre la guérilla. Surtout, elle s’est dotée de nouvelles technologies militaires qui sécurisent mieux ses frontières. Ainsi, la surveillance par drones, notamment les fameux TB2, des positions et des mouvements de la guérilla est capable de déjouer les attaques du PKK sur le sol turc. Le temps est révolu où le PKK pouvait entrer sur le territoire turc, prendre d’assaut des gendarmeries et regagner sans encombre ses positions arrière dans ses repaires en zone montagneuse en Turquie ou en Irak. D’ailleurs, le renversement du rapport de force entre l’armée turque et le PKK a considérablement fait diminuer le nombre de ces attaques depuis plusieurs années.
De plus, comme nous avons pu le voir lors de nombreuses enquêtes de terrain entre 2017 et 2025, aux yeux même de la population kurde, le PKK était devenu de plus en plus impopulaire, notamment après 2015, quand il a décidé de déplacer la lutte par la terreur dans les centres urbains, causant des milliers de morts inutiles, civiles comme militaires. À l’époque, le HDP s’était compromis, par adhésion ou par contrainte, en fournissant (par le biais de certains élus) des engins de chantier aux militants du PKK afin de creuser des tranchées et lever des barricades dans des zones déclarées « autonomes ». La répression par l’armée de ces nouvelles violences urbaines ne fut pas moins violente et augmenta davantage le bilan des trop nombreuses victimes civiles. Ce trop lourd tribut humain ne pouvait qu’entériner l’échec de la cause politique kurde, pour une population piégée dans l’étau entre les deux forces brutes contre lesquelles elle ne pouvait exprimer sa colère par crainte de mesures de rétorsion. La défaite militaire s’ajoutant à la défaite morale et symbolique vis-à-vis de la population civile kurde, le PKK semblait n’avoir d’autre choix que de renoncer.
Ce geste historique est porteur de promesses cruciales pour les Kurdes de Turquie, comme pour l’ensemble du Moyen-Orient, où ce peuple s’éparpille. Il ouvre l’espace aux acteurs politiques kurdes en Turquie et en Syrie, et modifie la politique étrangère de la Turquie.
Conséquences et répercussions régionales et internationales
L’histoire de la question kurde en Turquie est semée de trêves inabouties et d’espoirs déçus. Le geste par lequel le PKK s’auto-dissout tiendra-t-il les promesses qu’il porte ? L’un des risques inhérents à sa concrétisation serait de constater l’émergence d’une nouvelle faction au sein du PKK, ou encore d’une résistance d’une partie des forces de sécurité de l’État, qui s’obstineraient dans l’impasse militaire. Toutefois, le contexte est cette fois-ci bien différent : la lassitude gagne les tenants de la lutte armée ; les moyens matériels viennent à s’amenuiser ; le PKK est de plus en plus impopulaire au sein de la population kurde ; l’aspiration à la normalisation des relations et à une approche politique de la question progresse. Du côté turc, la balance bénéfice-risque est positive. L’État, et surtout l’establishment politique a tout à gagner en réussissant là où des générations d’hommes politiques ont échoué – et en s’affichant comme des pacifistes et des démocrates ouverts.
Toutefois, ce geste va bien au-delà des carrières personnelles, et bouscule tout le champ politique kurde et turc. Les partis politiques kurdes ne seront plus assujettis au PKK, ce qui freinait leurs efforts. Rappelons que le PKK en Turquie (comme aux États-Unis et en Europe, d’ailleurs) reste classé comme une organisation terroriste. Libérés du soupçon de collusion avec un tel groupe, les forces politiques kurdes seront alors désentravées dans leur action politique. Ce sera particulièrement le cas pour le parti pro-kurde DEM qui, affranchi de l’encombrante tutelle du PKK, pourrait accroître sa force électorale pour peser davantage encore dans le débat politique. Le calendrier est d’autant plus intéressant que le pouvoir souhaite entamer un débat de réforme constitutionnelle, qui pourrait donner lieu à des débats sur des sujets encore tabous il n’y a pas si longtemps, comme l’inclusion de la kurdicité ou encore le statut du kurde comme langue officielle à côté du turc.
La vie quotidienne des populations de l’Est à majorité kurde devrait connaitre un apaisement et une indéniable amélioration. En effet, dès que le désarmement du PKK aura lieu, la lourde présence militaire et policière (aux accents d’occupation) devrait a priori être levée pour laisser place à une atmosphère plus propice aux activités économiques, notamment au tourisme. Les montagnes de la région de Hakkâri pourront à nouveau accueillir les randonneurs et alpinistes de tout le pays.
Quant aux implications régionales, l’auto-dissolution du PKK promet une normalisation des relations avec ses voisins directs, Irak et Syrie, mais aussi avec les pays occidentaux, plus particulièrement la France et l’Allemagne, qui n’ont jamais manqué de désapprouver la politique kurde de la Turquie à travers le temps. Au désarmement et à l’élimination des bases arrière de Kandil devrait répondre la fin des bombardements et le retrait de l’armée turque de ces régions. L’arrêt des incursions turques en Irak conditionne la normalisation des relations entre Ankara, Bagdad et Erbil.
Les conséquences de cette nouvelle dynamique pour les relations entre la Turquie et le mouvement kurde de Syrie paraissent plus incertaines. En effet, le PYD, au nom de son « indépendance » et de ses priorités, a déjà affirmé qu’il ne se sentait pas concerné par le choix du PKK de désarmer. Pour ne pas compromettre la concrétisation de l’accord en Turquie négocié entre janvier et mai 2025, et éviter toute ingérence aussi tôt dans la recomposition politique syrienne, Ankara n’a pas commenté l’annonce du PYD, préférant laisser à Ahmed al-Charaa le soin de désarmer les YPG, dont l’irrédentisme est également source de méfiance pour le nouveau président syrien. Néanmoins, il est possible de faire preuve d’optimisme quant à la viabilité de l’accord entre le PKK et la Turquie. En effet, quand bien même le PYD et le YPG se maintiendraient en Syrie, leurs priorités s’inscrivent dans les contours stricts de ce nouvel État syrien, sans déborder vers la Turquie.
Enfin, la normalisation des relations avec la communauté kurde devrait mettre fin – ou, du moins, la réduire de manière drastique – à la répression et aux attaques contre les droits humains, souvent dénoncées par les alliés traditionnels occidentaux de la Turquie, à savoir l’Union européenne et les États-Unis avant Donald Trump. Ainsi, les relations avec ces derniers pourraient s’en trouver améliorées.
Sans sombrer dans un angélisme naïf, les dissensions et les rancœurs restant profondes, il s’agit désormais d’observer à quel point la dérive et la crispation autoritaire du régime de Recep Tayyip Erdoğan étaient exacerbées par la menace existentielle kurde. C’est un élément d’aggravation qui a souvent été minimisé ou mal perçu chez les alliés occidentaux de la Turquie, au pire moment de la crise syrienne et tout au long de la décennie qui vient de s’écouler. L’élimination de ce facteur aggravant ne règlera pas tout, mais ouvre la voie à une réconciliation possible portée par de nouveaux intérêts communs de pacification de la région.
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La fin du PKK, une chance pour la démocratie turque ?
Pendant longtemps, la lutte contre le PKK, par la répression brutale qu’elle induisait, a contribué à aggraver la dérive autoritaire en Turquie. La menace réelle, à la fois intérieure et extérieure, brandie par les bras armés d’un mouvement de guérilla transnational disposant de relais et bases arrière dans le pays et chez ses voisins (avec des partis ou associations politiques ou culturelles), a compromis nombre d’efforts d’ouverture et de démocratisation en Turquie. Bâtir un État de droit ouvert et pluraliste tout en menant une politique sécuritaire musclée contre l’une de ses composantes est une tâche difficile. Or, maintenant que le PKK est engagé dans la voie qu’il a promise, c’est-à-dire le désarmement – comme le montre son inaction pendant la guerre des « Douze Jours » qui a opposé Israël à l’Iran (où il existe un fort facteur kurde lié au PKK) –, la Turquie peut-elle retrouver la voie de la démocratie ?
Pour le bien de la Turquie, comme pour celui de la région et de l’Europe, nous aimerions placer tous nos espoirs dans l’affirmative. Encore faut-il qu’ils se concrétisent par l’arrêt de la répression, la libéralisation des médias kurdes, et la libération des milliers de militants kurdes arrêtés arbitrairement pour le seul tort d’être militant et défendre leurs droits à exister. Le contexte mondial illibéral est visiblement défavorable à cet élan.
Aussi, porté par ce mauvais vent et renforcé par l’élimination du PKK, l’État turc, ou plutôt le gouvernement de Recep Tayyip Erdoğan, pourrait tout autant être tenté de poursuivre sur sa trajectoire illibérale, comme il s’y emploie en muselant l’opposition en la figure d’Ekrem Imamoğlu, le trop populaire maire d’Istanbul désormais derrière les barreaux à la suite d’accusations de corruption. En d’autres termes, tout historique que soit cet accord d’auto-dissolution du PKK, il n’entame qu’une minuscule brèche dans le bastion autoritaire d’Erdoğan. La fin du PKK renforce la popularité du pouvoir et l’encourage à intimider l’opposition, si bien que AKP et MHP pourraient à nouveau gagner la prochaine élection présidentielle prévues en 2028, amenuisant d’autant les lueurs de démocratisation dans le pays.
Crédit image : « Kurdish PKK Guerillas » par Kurdishstruggle
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