Ce texte est une traduction de l’article « Silence in the Sahel Does Not Equal Stability » paru le 17 avril 2025 sur le site d’Egmont: Royal Institute for International Relations.
Le Sahel a disparu de la une des journaux. Ces dernières années – et même ces derniers mois – le contexte géopolitique mondial a été profondément bouleversé. L’invasion à grande échelle de l’Ukraine par la Russie a, dès 2022, détourné l’attention européenne vers l’est. En 2023, le conflit armé entre Israël et la Palestine a repris avec une intensité inédite, captant lui aussi l’attention mondiale. Parallèlement, l’offensive des groupes rebelles soutenus par le Rwanda dans l’Est de la République démocratique du Congo a récemment refait surface dans l’actualité. Plus récemment encore, le démantèlement des institutions américaines et de l’ordre international par la nouvelle administration Trump a fait les gros titres. Pourtant, pendant ce temps, les multiples crises qui minent le Sahel depuis plus d’une décennie continuent de s’aggraver.
Les régimes militaires arrivés au pouvoir lors de la dernière vague de coups d’État dans la région avaient promis d’éradiquer la violence jihadiste. Cette promesse n’a pas été tenue. Au contraire, les groupes jihadistes gagnent du terrain, multipliant les attaques meurtrières contre les civils au Mali, au Niger et au Burkina Faso – les trois pays qui ont formé l’Alliance des États du Sahel (AES) en 2023. Aujourd’hui, le Sahel est la région du monde la plus touchée par la violence jihadiste.
À cela s’ajoute une dérive autoritaire marquée dans ces trois pays. Les transitions vers un retour à l’ordre constitutionnel et les élections démocratiques sont bloquées, leurs durées étant continuellement prolongées. Les voix dissidentes sont réprimées, dans un contexte de restrictions accrues de la liberté de la presse : journalistes locaux et étrangers sont réduits au silence, forcés à l’exil ou victimes d’intimidations, tandis que les organisations de la société civile font face à des menaces constantes ; y compris des arrestations arbitraires, des recrutements militaires forcés, et parfois même des exécutions sommaires.
Ce texte analyse les évolutions récentes sur les plans sécuritaire et politique au Sahel, en se concentrant sur les pays membres de l’AES. Il s’intéresse à la progression de la violence jihadiste, évalue la situation politique et plaide pour que l’Union européenne et ses États membres restent engagés dans la région, malgré un contexte international difficile et une influence européenne en recul. Il est essentiel de suivre de près l’évolution des dynamiques régionales, afin de mieux comprendre les enjeux sécuritaires et politiques et leurs répercussions potentielles en Afrique comme au-delà.
Cet article est le premier d’une série de deux textes consacrés aux transformations du paysage politique et sécuritaire au Sahel. Le prochain se penchera sur les réajustements des partenariats régionaux et internationaux des pays de l’AES.
Instabilité persistante : expansion jihadiste et conflits locaux
Il y a dix ans, le Sahel enregistrait le plus faible nombre de morts liées à l’extrémisme violent sur le continent africain. En 2024, il est devenu la région la plus meurtrière, avec une hausse spectaculaire du nombre de victimes, multiplié par trois depuis 2021, pour atteindre 11 200 morts. La violence terroriste islamiste a explosé, en particulier après la vague de coups d’État entre 2020 et 2023. Ce chiffre n’inclut cependant pas les 2 430 civils tués en 2024 par les forces de sécurité nationales et leurs partenaires russes. En somme, les acteurs sécuritaires étatiques pourraient avoir causé davantage de morts civiles que les groupes islamistes armés, un phénomène alarmant qui place les populations dans une situation de vulnérabilité extrême.
Au Mali, la population prise en étau
L’expulsion de la Mission multidimensionnelle intégrée des Nations unies pour la stabilisation au Mali (MINUSMA) en 2023 a été suivie par la reprise des affrontements armés avec les séparatistes touareg au nord du pays, orchestrée par le régime malien avec l’appui de troupes russes. Depuis, les forces de sécurité maliennes combattent à la fois les mouvements séparatistes et les groupes jihadistes, que les autorités de transition désignent désormais tous comme des « terroristes ».
La reprise de Kidal par les autorités maliennes en octobre 2023 – une ville sous contrôle rebelle depuis une décennie – a renforcé le discours du régime sur la souveraineté, sans pour autant bouleverser l’équilibre des forces. Une coopération ponctuelle et contextuelle entre le Cadre stratégique permanent pour la défense du peuple de l’Azawad (CSP-DPA) et le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (JNIM, affilié à Al-Qaïda) a abouti, en juillet 2024, à une cuisante défaite des forces maliennes et de leurs partenaires du groupe Wagner à Tinzaouaten, à la frontière algérienne. Cette embuscade a coûté la vie à environ 40 soldats maliens et 80 mercenaires russes – la perte la plus importante pour Wagner depuis son déploiement dans la région.
À l’automne 2024, les groupes jihadistes ont poursuivi leur progression à travers le pays. En septembre, le JNIM a mené deux attaques simultanées contre une école de gendarmerie et l’aéroport militaire de Bamako, faisant plus de 70 morts parmi les forces de sécurité maliennes et détruisant l’avion présidentiel. Si de telles capacités d’attaque existaient peut-être déjà depuis 2015, cette opération illustre un nouveau degré d’audace stratégique. Ces attaques hautement symboliques ont mis en lumière l’incapacité des forces maliennes à contrôler le territoire, tout en démontrant une volonté de discréditer le régime. Fait notable : seuls des objectifs militaires ont été visés, suggérant une tentative de gagner – ou de conserver – un soutien populaire, stratégie confirmée dans les communications du JNIM. Cela contraste avec l’approche de la Province de l’État islamique au Sahel, qui gouverne davantage par la peur.
Les civils ne sont en effet pas épargnés. En juillet 2024, une attaque dans la région de Mopti, lors d’un mariage, a causé la mort de 40 personnes. En août, en représailles à l’embuscade de Tinzaouaten, des frappes de drones menées par l’armée malienne ont tué plus de 20 civils dans la même zone. Les violences ont continué en 2025 : plus de 50 personnes ont été tuées en février près de Gao par des jihadistes attaquant un convoi militaire escortant des civils. Malgré cette dégradation de la situation sécuritaire, les sondages de 2024 montrent que les Maliens conservent une confiance notable dans leurs forces armées et dans leur supposée « montée en puissance ».
Au Burkina Faso, le recul de l’État au profit des jihadistes et des miliciens
Depuis le coup d’État militaire de 2022, la situation sécuritaire du Burkina Faso s’est constamment détériorée. En 2024, des rapports indiquaient que les forces armées de l’État avaient perdu le contrôle de 60 % du territoire, le JNIM étant actif dans 11 des 13 régions. Bien que ces chiffres soient difficiles à vérifier, des observateurs sur le terrain confirment que les groupes jihadistes circulent librement dans le pays. Cette influence croissante se reflète aussi dans le nombre record de victimes : les décès ont augmenté de 68 % entre 2022 et 2023, et 2024 semblait devoir battre ce triste record. L’attaque la plus meurtrière de l’histoire du Burkina Faso s’est produite en août 2024, dans la ville de Barsalogho. Une ironie des plus cruelles a voulu que les jihadistes du JNIM surgissent alors que des civils, contraints d’aider l’armée, étaient en train de creuser des tranchées pour défendre la ville. Le nombre de victimes tuées par le JNIM a été estimé entre 130 et 600 personnes, un record sordide pour la région.
Les forces de l’État ont elles aussi commis des exactions. En février 2024, Human Rights Watch a révélé que l’armée avait sommairement exécuté au moins 223 civils dans deux villages en une seule journée. Ces attaques ont continué tout au long de l’année, avec des témoignages de mutilations de cadavres par des soldats. En mars, dans le village de Solenzo, des miliciens civils – les Volontaires pour la défense de la patrie (VDP) – ont été accusés d’avoir massacré des civils peuls, un groupe particulièrement ciblé en raison de ses liens présumés avec les groupes jihadistes. Officiellement saluée par les autorités comme une opération réussie contre des terroristes, cette attaque aurait fait des dizaines de victimes, majoritairement des enfants, des personnes âgées et des femmes. En représailles, le JNIM a lancé une attaque majeure contre un camp militaire à Diapaga, tuant plus de 30 soldats et VDP, revendiquant cet acte comme le « début de la vengeance de Solenzo ».
Cette violence de masse s’explique en partie par la décision du régime burkinabè d’armer les civils. Si cette stratégie remonte à 2020, elle a été intensifiée après le second coup d’État de 2022. Le capitaine Traoré a alors annoncé le recrutement de 50 000 miliciens VDP supplémentaires pour lutter contre les terroristes. La méthode est simple – et périlleuse : deux semaines de formation par les forces de sécurité, fourniture d’une arme, de moyens de communication et d’un soutien financier mensuel de 200 000 francs CFA (environ 300 euros), avec contrat renouvelable d’un an. Ce recrutement, fondé sur certaines communautés seulement (les Peuls en étant largement exclus), a intensifié les tensions ethniques et la violence intercommunautaire. Les villages abritant des VDP sont eux-mêmes devenus cibles de raids de représailles par les jihadistes. Les lignes entre forces étatiques, VDP, groupes jihadistes et civils deviennent floues, militarisant toute la société burkinabè, dont une large part est désormais impliquée – volontairement ou non – dans un groupe armé.
En 2024, des témoignages ont fait état du recrutement forcé d’opposants politiques dans les rangs des VDP, vidant de sens la notion même de « volontaire ». Pire encore, de nombreux VDP sont envoyés en première ligne comme chair à canon. Cette spirale de violence et de violations des droits humains a contribué à faire du Burkina Faso le pays avec le plus grand nombre de déplacés internes dans la région : plus de 2 millions de personnes ont fui.
Au Niger, la situation se dégrade rapidement
Bien que le Niger ait été dans une situation sécuritaire relativement meilleure que ses voisins de l’AES face aux attaques jihadistes, la létalité de ces attaques a augmenté depuis le coup d’État de 2023. Dans les mois qui ont suivi, l’armée nigérienne a intensifié ses opérations, mais le nombre de civils tués par les groupes jihadistes comme celui des militants tués ou arrêtés par les forces de sécurité a explosé. Depuis le coup d’État, les forces nigériennes ont tué trois fois plus de civils que durant l’année précédente, plaçant, comme ailleurs, les populations entre la violence des acteurs non étatiques et celle des forces armées.
Une étude de l’initiative Safeguarding Security Sector Stockpiles (S⁴) a montré que la situation sécuritaire s’est encore dégradée en 2024 : les forces armées de l’État ont été attaquées à 51 reprises en neuf mois, soit presque le double des chiffres de 2023. Dans le même temps, le nombre de groupes armés non étatiques a augmenté, tout en devenant plus offensifs. De nombreuses attaques menées en 2024 par des groupes jihadistes ont visé aussi bien les civils que les forces de sécurité. En mars 2024, au moins 23 soldats nigériens ont été tués dans la région de Tillabéri. En décembre, deux attaques successives ont fait 39 morts civils à l’ouest du pays, à la frontière avec le Burkina Faso. La violence s’est poursuivie en 2025 : en mars, l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) a attaqué une mosquée, tuant 44 personnes.
Si le Niger paraît dans une position légèrement plus stable que ses voisins, la réalité reste préoccupante : depuis juillet 2023, la situation sécuritaire s’est continuellement détériorée.
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Bien que les trois États de l’AES soient confrontés à une présence jihadiste croissante, des différences importantes subsistent quant à la nature des groupes actifs et à leurs interactions avec les groupes armés locaux comme avec les populations civiles. De même, si les trois régimes ont privilégié une approche très militarisée pour répondre à la menace jihadiste, leurs stratégies diffèrent sensiblement. Au Mali, les forces gouvernementales continuent de coopérer avec les troupes russes pour combattre à la fois les groupes jihadistes et les mouvements séparatistes, dans une tentative de reconquête du Nord du pays. À l’inverse, le régime burkinabè a choisi de ne pas impliquer directement les Russes dans les combats, préférant mobiliser et armer des civils. Cela a engendré un cercle vicieux de violences et de représailles entre les volontaires et le JNIM, au détriment des populations civiles. Le Niger, de son côté, a surtout été confronté à des menaces de l’État islamique au Sahel, notamment le long de la frontière avec le Mali, mais aussi à des éléments du JNIM dans les régions de Tillabéri et de Dosso. Les autorités nigériennes ont également eu recours à des milices d’autodéfense, mais à une échelle plus limitée et de manière plus encadrée que leurs homologues burkinabè
Une tendance commune aux pays de l’AES est l’apparition d’attaques de grande ampleur ou à forte létalité, souvent appuyées par des frappes aériennes ou de drones, des engins explosifs improvisés (EEI) et des tirs de mortier, menées tant par le JNIM que par l’État islamique au Sahel. Cela témoigne d’une évolution des tactiques de combat. Par ailleurs, bien que des villages aient été attaqués, les groupes jihadistes se sont jusqu’à présent principalement concentrés sur les zones rurales – à l’exception notable des attaques à Bamako – et ont évité de tenter de s’emparer de grandes villes, un objectif jugé trop risqué pour des bénéfices limités. La collecte de la « zakat » est plus facile à organiser dans les campagnes, où les représailles de l’État sont moins probables. Toutefois, des rapports évoquant des « dialogues communautaires » entre certains sous-groupes du JNIM et les autorités de transition maliennes ont émergé début avril. S’ils sont confirmés et poursuivis, ces échanges pourraient annoncer un changement stratégique plus large du régime malien, avec des répercussions à l’échelle de l’ensemble de l’AES.
Des transitions qui s’éternisent
Depuis leur arrivée à la tête de l’État, les trois régimes militaires de l’AES ont prolongé leurs calendriers de transition et modifié leurs constitutions afin de consolider leur pouvoir et de le prolonger.
Le premier coup d’État dans la région a eu lieu au Mali en août 2020. Les autorités de transition avaient rapidement établi une période de transition de 18 mois, avec des élections prévues pour février 2022. Toutefois, aucune élection n’a eu lieu cette année-là. Après des négociations avec la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO), une nouvelle transition de 24 mois a été annoncée en juin, avec un scrutin fixé à février 2024. Dès l’automne 2023, cependant, les autorités de transition ont déclaré qu’un report était nécessaire pour des raisons « techniques », liées notamment à l’adoption d’une nouvelle constitution et – de manière assez ironique – à un recensement mené par une entreprise française. En mai 2024, soit trois mois après la fin théorique de la transition, un dialogue intermalien a recommandé une nouvelle période de transition comprise entre deux et cinq ans, permettant au chef de la junte de rester au pouvoir jusqu’en 2029, avec la possibilité de se présenter aux élections. En octobre de la même année, le colonel Goïta s’est auto-promu général d’armée – le plus haut grade militaire du pays – et a nommé cinq membres du régime au même rang, symbolisant clairement leur mainmise sur le pouvoir. Si des discussions sur la tenue d’élections ont refait surface à l’automne 2024 avec leur inscription au budget national, elles avaient déjà disparu au début de 2025
Au Burkina Faso, le capitaine Traoré – auteur du second coup d’État en septembre 2022 – avait initialement promis des élections pour juillet 2024. Dès l’automne 2023, cependant, son régime annonçait que les élections n’étaient plus une priorité, avant d’annoncer quelques mois plus tard une réforme constitutionnelle. En mai 2024, la durée de la transition a été fixée à 60 mois – permettant à Traoré de rester en poste jusqu’en 2029. Ce geste, calqué sur son homologue malien, a consolidé son emprise sur le pouvoir.
Parmi les trois États de l’AES, le régime nigérien s’est peut-être montré le plus résistant face aux pressions pour fixer une date d’élections. Pendant plus de 18 mois, il a réussi à éviter toute annonce officielle de calendrier. Ce n’est qu’après un bref « dialogue national » en février 2025 qu’une période de transition renouvelable d’au moins cinq ans a été recommandée. Déjà général, le chef de la junte nigérienne, Tchiani, a imité l’exemple malien en se promouvant lui-même au rang de général d’armée, au moment même où il prêtait serment en mars 2025 pour une période de cinq ans à la présidence.
Le caractère prolongé – voire permanent – de ces transitions permet aux dirigeants de poser les bases de la confédération AES dans la région. De nouveaux dirigeants, notamment s’ils étaient démocratiquement élus, auraient peut-être été moins enclins à poursuivre le projet AES et à rompre avec la CEDEAO, en raison du coût économique et des conséquences politiques d’une telle décision. Mais avec cinq années de pouvoir garanties et la possibilité d’être « réélus », les régimes actuels ont la marge nécessaire pour nouer de nouveaux partenariats, tant régionaux qu’internationaux – comme en témoigne la récente déclaration de soutien de la Russie à la nouvelle force conjointe de l’AES. L’Union européenne et ses États membres doivent donc intégrer cette nouvelle réalité dans leurs stratégies de (ré)engagement.
Une dérive autoritaire : quand on ne contrôle pas le territoire, on contrôle l’information
Faute de pouvoir affirmer leur autorité sur l’ensemble de leurs territoires, les régimes militaires des trois États de l’AES ont renforcé leur emprise sur l’espace informationnel. Depuis les coups d’État, les médias indépendants et étrangers ont été suspendus ou interdits, les journalistes étrangers expulsés et les journalistes locaux réprimés, parfois arbitrairement arrêtés. Les partis politiques et organisations de la société civile ont été suspendus ou placés sous haute surveillance.
Au Mali, le gouvernement de Goïta a progressivement restreint la liberté d’expression depuis sa prise de pouvoir en 2020. Dès 2022, les autorités ont interdit Radio France Internationale (RFI) et France 24, puis suspendu temporairement Joliba TV News. En novembre 2024, la Haute Autorité de la communication du Burkina Faso a saisi les autorités maliennes à propos d’un programme télévisé évoquant un coup d’État mis en scène. Résultat : la licence de diffusion de la chaîne privée a été retirée, illustrant la coordination croissante des régimes de l’AES pour contrôler les médias.
Entre 2022 et 2024, les critiques à l’égard des régimes de transition ont été confrontées à des arrestations arbitraires et du harcèlement. Citons, comme exemple emblématique, l’expulsion du directeur de la division des droits humains de la Mission des Nations unies en février 2023, peu avant le retrait de la MINUSMA. À la fin de 2023 et au début de 2024, plusieurs organisations non gouvernementales (ONG) ont été fermées. En 2024, les partis politiques ont vu leurs activités suspendues pour trois mois et les médias ont été interdits d’en parler, renforçant encore la dérive autoritaire.
Au Burkina Faso, le capitaine Traoré a suivi une trajectoire similaire : deux journalistes étrangers ont été expulsés sans justification. Par la suite, RFI et France 24 ont été interdits, alors que Jeune Afrique était suspendu pour avoir discrédité l’appareil militaire. En 2024, TV5 Monde a également été suspendue pour avoir diffusé une interview critique avec un ancien président de commission électorale critique de la junte. Depuis début 2025, une nouvelle vague de répression a visé les médias et les opposants exilés, placés sur des listes de terroristes afin de les intimider. En mars, trois journalistes ont été enlevés, réapparus dix jours plus tard en uniforme militaire dans une vidéo où ils affirmaient « couvrir la réalité sur le terrain » – exemple typique d’enrôlement forcé.
Le Niger n’est pas en reste. Une semaine après le coup d’État, RFI et France 24 y furent également suspendus. Depuis, d’autres médias ont été fermés, des journalistes traitant de questions sécuritaires intimidés et emprisonnés. Les organisations de défense des droits humains ont documenté détentions arbitraires – incluant l’ancien président Mohamed Bazoum et sept membres de cabinet –, disparitions forcées, violations du droit à un procès équitable et attaques contre la liberté de la presse. Les partis politiques ont été suspendus depuis le coup de juillet 2023, réduisant au silence toute opposition formelle.
Depuis octobre 2024, les autorités nigériennes retiennent les passeports des étrangers arrivant à l’aéroport international de Niamey, parfois jusqu’au jour du départ, rendant les recherches et déplacements très difficiles. Cette stratégie permet aux régimes de garder un levier de contrôle sur les acteurs extérieurs.
Ainsi, les régimes militaires de l’AES renforcent leur pouvoir en contrôlant l’espace informationnel et la société civile. En contrôlant ce que la population peut voir ou entendre, ils imposent leur version des faits. En octobre 2024, le gouvernement burkinabè affirmait contrôler 70 % du territoire – soit exactement le pourcentage de contrôle attribué aux groupes jihadistes par des recherches extérieures. Pour les populations, il devient de plus en plus difficile d’accéder à une lecture exacte de la situation réelle sur le terrain.
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La région du Sahel a été très peu couverte médiatiquement au cours de l’année écoulée. Cela s’explique à la fois par l’émergence d’autres crises dans le monde qui ont capté l’attention, mais aussi par la répression croissante des médias indépendants dans les trois pays de l’AES, ainsi que par le désintérêt croissant des opinions publiques occidentales après leur retrait forcé de la région.
Pourtant, comme cet article l’a démontré, le silence qui entoure le Sahel ne signifie ni stabilité ni sécurité – bien au contraire.
Toutes les crises qui avaient motivé l’engagement de l’Europe et des autres puissances occidentales dans la région sont toujours présentes, et elles s’aggravent. L’expansion jihadiste s’accélère, l’insécurité alimentaire empire : entre juin et août 2025, quelque 52,7 millions de personnes en Afrique de l’Ouest devraient connaître une faim aiguë. Le nombre de personnes déplacées internes atteint des records, avec plus de 3,1 millions de déplacés rien qu’au Burkina Faso, au Niger, au Mali et au Tchad en mars 2025.
Le Sahel n’est peut-être plus une priorité stratégique pour l’Union européenne, confrontée à d’autres urgences. Mais il serait erroné de croire que les crises qui s’y déroulent ne produiront pas d’effets sur le continent européen à moyen ou long terme. Se désengager du Sahel ne signifie pas seulement rompre avec les régimes militaires, mais aussi avec les populations.
Alors que l’UE réévalue son approche, marquée par une participation française désormais plus discrète, de premiers pas prudents vers une reprise des contacts ont été amorcés – notamment par le nouveau représentant spécial de l’UE. Mais avant d’aller plus loin, l’Europe devra clarifier ses priorités dans une région qui, désormais, s’ouvre à de nouveaux partenaires. Que veut-elle faire ? Que peut-elle faire ? Et avec qui ?
Ce qui semble clair, en revanche, c’est qu’à l’heure d’une polarisation croissante du monde, il est urgent de renforcer les liens, les échanges de savoirs et les solidarités entre continents, régions et sociétés pour faire face ensemble aux défis globaux.
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