Après deux ans de combats, la guerre au Soudan se propage - Le Rubicon

Après deux ans de combats, la guerre au Soudan se propage

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Juin 20

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Ce texte est une traduction de l’article « Two Years On, Sudan’s War is Spreading », publié le 7 avril 2025 sur le site de l’International Crisis Group (toute inexactitude qui pourrait résulter de cette traduction est la seule responsabilité du Rubicon et ne saurait porter atteinte à la réputation de l’International Crisis Group).

Après la reprise de Khartoum par l’armée soudanaise, nombreux étaient ceux qui espéraient que la guerre au Soudan s’apaiserait. Au lieu de cela, alors qu’il entre dans sa troisième année, le conflit s’intensifie et risque de s’étendre, à moins que les diplomates ne fassent un effort concerté pour entamer des pourparlers de paix.

Deux ans après le début de la guerre civile au Soudan, c’est l’heure des comptes pour le pays et sa région. Le plus grand tournant du conflit à ce jour s’est produit en mars 2025, lorsque l’armée soudanaise a repris Khartoum à son adversaire, les forces paramilitaires de soutien rapide (FSR). Depuis le début de la guerre, ces dernières avaient en effet pris le dessus dans la capitale, forçant l’armée régulière à lever le camp en direction de Port-Soudan, à l’extrême est du pays, et poussant l’État au bord de l’effondrement. Or, au lieu de profiter de cette récente avancée pour chercher la paix, l’armée semble vouloir pousser jusqu’à la victoire totale, tandis que les FSR tentent d’étendre la guerre à de nouvelles régions. Les deux camps continuent de recevoir un soutien extérieur important afin de poursuivre les combats et une nouvelle escalade pourrait mener à la fragmentation du pays. Elle risquerait également de déstabiliser les voisins du Soudan, en particulier le Tchad et le Sud-Soudan. Les pays qui ont le plus d’influence sur l’armée régulière, à savoir l’Arabie saoudite et l’Égypte, devraient la persuader d’essayer de négocier la paix. Dans le même temps, les Émirats arabes unis – le principal mécène extérieur des FSR – devraient construire une détente avec l’armée, afin de désamorcer la guerre et de donner à de tels pourparlers une chance d’aboutir.

Quand l’armée prend le dessus

La guerre au Soudan a éclaté après le renversement d’Omar el-Béchir, faisant suite à trois décennies de régime dictatorial. Pour mettre son régime à l’abri d’un coup d’État, l’ancien général putschiste avait entretenu les FSR, faisant d’une milice recrutée parmi les Arabes de la région du Darfour, dans l’Ouest du Soudan, une force paramilitaire rivalisant avec l’establishment militaire. Lorsque les manifestations populaires ont mis le régime d’Omar el-Béchir à genoux au début de l’année 2019, l’armée et les FSR ont pris le contrôle conjoint de l’État, formant ainsi une junte. Après avoir accepté de céder le pouvoir à un gouvernement civil, elles ont fini par en reprendre les rênes en 2021, avant de se retourner l’une contre l’autre deux ans plus tard, dans un contexte de pressions croissantes en faveur du rétablissement d’un régime civil. Les combats ont commencé à Khartoum le 15 avril 2023, transformant la capitale en champ de bataille.

Pendant la majeure partie de la guerre, les FSR ont semblé avoir l’avantage. Elles ont assiégé les poches de contrôle de l’armée dans la région de Khartoum, avant de conquérir la majeure partie du Darfour, à l’exception du Nord-Darfour, ainsi qu’une grande partie de la région du Kordofan, dans le Sud du Soudan. À la fin de l’année 2023, les FSR ont lancé une offensive surprise au sud-est de Khartoum, étendant ainsi leur contrôle sur le cœur de la région où les fleuves se rencontrent. Cependant, l’avancée des FSR a atteint son apogée au milieu de l’année 2024, moment à partir duquel l’armée s’est lancée dans une contre-offensive sur plusieurs fronts.

Au début de l’année 2025, l’armée soudanaise et ses alliés ont effectivement commencé à progresser dans le grand Khartoum, entraînant une série de défaites dévastatrices pour les FSR. À la fin du mois de mars, l’armée a remporté une victoire majeure en reprenant le palais présidentiel, lieu symbolique de la souveraineté nationale. Assiégés, les combattants des FSR ont fui vers l’ouest en traversant le pont de Jebel Aulia, dernier point de passage du Nil qu’ils tenaient encore, malgré l’appel de leur chef Mohammed Hamdan Dagalo, plus connu sous le nom de « Hemetti », à maintenir leurs positions dans la capitale. Certains combattants se sont repliés sur les territoires contrôlés par les FSR, à Omdourman, la ville jumelle de Khartoum située à l’ouest du Nil, quand d’autres sont partis encore plus à l’ouest, vers le Kordofan et le Darfour.

Comprendre ce qui nous attend

Le triomphe de l’armée à Khartoum ouvre un nouveau chapitre de la guerre. Cœur de l’État soudanais et seule mégalopole du pays, la capitale était l’enjeu principal du conflit. En la reprenant, l’armée et ses partisans considèrent qu’ils ont sauvé l’État de la ruine. En effet, pour de nombreux Soudanais de la région dite du Centre, reprendre Khartoum équivaut à gagner la guerre, puisque les insurrections de longue durée dans les périphéries occidentale et méridionale du Soudan sont pour eux monnaie courante. Outre la série de défaites militaires qu’elles ont subies, les FSR ont donc perdu leur principal moyen de pression dans les pourparlers de paix : satisfaire la demande historique de l’armée de se retirer des zones résidentielles de Khartoum.

Si cette guerre ne concernait que les Soudanais, son déroulement serait plus facile à prévoir. L’armée continuerait probablement à faire pression vers l’ouest, repoussant les FSR vers leur base au Darfour, tout en armant des forces loyalistes présentes dans cette région et au Kordofan afin de cantonner les FSR dans des conflits locaux. En d’autres termes, on pourrait s’attendre à ce que la guerre s’essouffle lentement, avec une insurrection de faible intensité dans certaines parties de l’Ouest et du Sud du Soudan.

Toutefois, la forte implication d’acteurs internationaux dans la guerre rend l’escalade plus probable. Les deux parties continuent de recevoir de façon significative du matériel étranger, notamment de nouveaux drones et les technologies permettant de lutter contre ces mêmes drones. En outre, les capitales arabes et africaines sont en concurrence pour projeter leur puissance vers la zone stratégique de la mer Rouge, via le Soudan qui la borde, et toutes considèrent que l’issue de la guerre représente un enjeu important. Une coalition de puissances principalement arabes, dirigée par l’Égypte, offre le soutien le plus important à l’armée, tandis que les Émirats arabes unis sont le principal bailleur de fonds des FSR.

L’escalade implique des risques importants : la poursuite de la guerre met en péril la cohésion du Soudan en tant qu’État, sans compter les destructions et les épreuves qu’elle ne manquera pas d’entraîner. Ce qui est déjà considéré comme la plus grande crise humanitaire du monde, qui voit la moitié de la population d’avant-guerre être confrontée à une insécurité alimentaire aiguë, ne manquera pas de s’aggraver. La prochaine étape pour les FSR semble consister à élargir leur coalition de guerre, notamment en y intégrant le Mouvement populaire de libération du Soudan-Nord (MPLS-Nord), un groupe rebelle installé de longue date le long de la frontière entre le Soudan et le Sud-Soudan, et qui a des liens historiques avec le parti au pouvoir au Sud-Soudan. Ce partenariat a été cimenté lors d’une conférence surprise qui s’est tenue à Nairobi en février, conduisant les FSR et le MPLS-Nord à lancer de nouvelles offensives conjointes dans les États du Kordofan méridional et du Nil bleu, le long des frontières sud-soudanaise et éthiopienne. Les FSR semblent également déterminées à porter la guerre dans le Nord du Soudan, qui a été en grande partie épargné jusqu’à présent et qui constitue un lieu de pouvoir important pour l’armée. Au début du mois d’avril, les FSR ont déclaré qu’elles avaient lancé une nouvelle offensive en direction du nord. Une telle initiative pourrait aggraver les tensions intercommunautaires qui déchirent déjà le tissu social soudanais.

Par ailleurs, pour reprendre des territoires, l’armée soudanaise a été obligée d’armer diverses milices pour combattre les FSR. L’autonomisation de ces milices constitue une menace pour la stabilité du Soudan : elles pourraient rendre l’Est du pays de plus en plus ingouvernable si elles continuaient à proliférer sous le patronage de l’armée.

De plus, l’escalade accentue la polarisation régionale, menaçant surtout la stabilité des pays voisins, à savoir le Tchad et le Sud-Soudan. Les tensions entre l’armée soudanaise, d’un côté, et N’Djamena et Djouba, de l’autre, ont augmenté ces dernières semaines. La rôle prêté au Tchad d’intermédiaire majeur pour l’acheminement d’armes pour les FSR risque de relancer la guerre par procuration avec l’armée soudanaise (un conflit transfrontalier impliquant des proxies a déstabilisé le Soudan et le Tchad il y a deux décennies, jusqu’à un rapprochement initié en 2010). Le Sud-Soudan, quant à lui, semble se diriger vers une nouvelle guerre civile, qui se chevauchera probablement avec celle du Soudan le long de certaines parties de la frontière, théâtres là aussi d’une longue histoire de guerre par procuration. Le risque de fusion avec d’autres conflits, comme celui qui se prépare entre l’Éthiopie et l’Érythrée, est également réel.

Les perspectives de pourparlers de paix sont faibles en l’absence d’une action régionale concertée visant à mettre fin à la guerre au Soudan avant qu’elle ne s’étende. Le chef de l’armée, Abdel Fattah al-Bourhane, rejette publiquement les pourparlers de paix, affirmant que la guerre se poursuivra tant que les FSR ne seront pas désarmées et ne se seront pas rendues. Toute tentative de dialogue se heurtera probablement à la résistance de la coalition de guerre d’Al-Bourhane, incluant des généraux intransigeants, le mouvement islamiste lié à l’ancien régime d’Omar el-Béchir et des groupes qui s’étaient rebellés contre ce dernier au Darfour (ce qui l’avait incité à rallier les milices devenues plus tard les FSR). Pendant ce temps, les FSR pansent leurs plaies et ne semblent pas non plus disposées à négocier, espérant que le soutien extérieur, les attaques éclair sur de nouvelles régions du Soudan et leur alliance avec le MPLS-Nord pourront faire pencher la balance en leur faveur.

Pire encore, certains signes indiquent que la guerre au Soudan pourrait devenir trop fragmentée pour qu’une résolution définitive soit possible. Les négociations pourraient être encore plus compliquées si Al-Bourhane et les FSR formaient des gouvernements concurrents, comme ils ont respectivement promis de le faire. Désormais, certains responsables des FSR affirment qu’ils ne négocieront que dans le cadre de la nouvelle alliance avec le MPLS-Nord. Les pourparlers entre les coalitions en guerre – celle d’Al-Bourhane, d’une part, et celle que les FSR ont forgée à Nairobi, d’autre part – pourraient devenir si complexes qu’ils se retrouveraient inéluctablement bloqués, laissant le pays face à une partition de facto. Une telle division risquerait ainsi de déstabiliser le voisinage du Soudan pour les années à venir.

Choisir la désescalade

Plutôt que de laisser la région se désagréger, les diplomates devraient œuvrer à la désescalade, en s’appuyant sur les représentants des États qui soutiennent les belligérants. Tout d’abord, les pays qui ont le plus d’influence sur Al-Bourhane, à savoir l’Arabie saoudite et l’Égypte, devraient faire pression sur le général pour qu’il profite de la victoire de l’armée à Khartoum afin de s’engager sur la voie de la paix. L’Arabie saoudite, en particulier, pourrait offrir des fonds pour la reconstruction de Khartoum et d’autres zones dévastées, à condition qu’un cessez-le-feu soit négocié. Ces pourparlers pourraient avoir lieu à Djedda, en Arabie saoudite (où deux cycles de négociations ont déjà eu lieu en 2023), et à Manama, au Bahreïn, où l’Égypte et les Émirats arabes unis ont organisé des discussions discrètes avec l’Arabie saoudite et les États-Unis au début de l’année 2024.

Deuxièmement, les Émirats arabes unis et l’armée soudanaise devraient poursuivre une détente susceptible de désamorcer la guerre et de créer une ouverture vers la paix. Bien que de nombreux canaux de communication aient été ouverts entre l’armée soudanaise et Abu Dhabi, aucun n’a porté ses fruits, chaque partie invoquant la mauvaise foi de l’autre. Une sorte de rapprochement, quelle qu’en soit la forme, apparaît comme une condition préalable à un accord de paix définitif, compte tenu de l’influence des Émirats arabes unis sur les FSR et des objections de l’armée à la participation d’Abu Dhabi aux efforts de médiation précédents.

D’autres voies de désescalade régionale seraient également utiles. L’Égypte et les FSR devraient envisager un dialogue afin d’apaiser les rancœurs et garantir au Caire qu’un accord de paix n’ouvrirait pas la voie à une revanche de la part des FSR contre ses intérêts (les relations entre Riyad et les FSR datent quant à elles d’avant la guerre civile au Soudan, l’Arabie saoudite ayant déployé des milliers de combattants des FSR le long de sa frontière méridionale avec le Yémen). L’Égypte, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis devraient également convenir de paramètres pour mettre fin à la guerre, comme la mise en place d’un seul gouvernement d’union nationale qui pourrait rassembler le pays et serait acceptable pour les trois États tiers. En outre, N’Djamena et Djouba devraient essayer de trouver un meilleur équilibre dans leurs relations avec les parties belligérantes au Soudan, afin d’éviter que les frictions avec l’armée régulière ne s’aggravent.

Troisièmement, l’Égypte et l’Union africaine devraient se coordonner plus étroitement pour faire avancer leurs voies de dialogue respectives entre les groupes politiques civils du Soudan. Des médiateurs doivent être en mesure de proposer la création d’un gouvernement civil d’union qui soit acceptable pour un large éventail de Soudanais, et de le présenter comme l’aboutissement réaliste d’un cessez-le-feu négocié. Ces pourparlers avec les groupes civils sont essentiels pour préserver l’espoir qu’un Soudan uni puisse émerger après la guerre.

Enfin, l’Occident a encore un rôle à jouer. Bien que l’administration Trump n’ait pas encore manifesté d’intérêt pour le Soudan, elle possède de nombreuses raisons de le faire. Les liens étroits de Washington avec Riyad, Abu Dhabi et Le Caire (en plus d’autres capitales impliquées, comme Ankara, Doha, Addis-Abeba et Nairobi) impliquent que les États-Unis sont nécessaires pour atteindre une paix négociée au Soudan (du moins, de l’avis de certains). Le président Donald Trump a déclaré son ambition d’être un artisan de la paix et la guerre au Soudan – aujourd’hui la plus sanglante au monde – offre l’occasion d’utiliser l’influence des États-Unis pour faire taire les armes.

La diplomatie européenne est également importante. Le Royaume-Uni devrait encourager les discussions sur les moyens de mettre fin à la guerre, notamment avec l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, l’Égypte et les États-Unis, lors de sa conférence sur le deuxième anniversaire de la guerre. Cet événement, qui se déroulera à Londres le 15 avril [l’article a été écrit le 7 avril, un autre texte de l’International Crisis Group évoque les discussions qui se sont tenues à Londres, ndlr], est conçu comme la suite de la conférence pour garantir une aide humanitaire au Soudan qui s’est tenue à Paris à la même date en 2024. Le Royaume-Uni devrait coordonner étroitement ses efforts en faveur du Soudan avec l’Union européenne, la Norvège et la Suisse, en particulier compte tenu de l’incertitude entourant la position de l’administration Trump.

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Si la guerre continue de s’intensifier, il en résultera probablement une fragmentation du Soudan et une déstabilisation du voisinage, les combats débordant de la frontière pour atteindre le Sud-Soudan et potentiellement d’autres pays. Si les puissances extérieures continuent leur jeu dangereux, encourageant l’armée et les FSR sur leur lancée, le Soudan risque l’implosion. Les pays tiers peuvent tout aussi bien cesser d’alimenter le conflit et commencer à travailler de concert pour y mettre fin rapidement. Les conséquences de leur choix ne se limiteront pas au Soudan.

Crédit photo : Abd Almohimen Sayed via iStock

Auteurs en code morse

International Crisis Group

L’International Crisis Group @crisisgroup.org est une organisation indépendante qui œuvre à la prévention des guerres et à l’élaboration de politiques visant à construire un monde plus pacifique.

Comment citer cette publication

International Crisis Group, « Après deux ans de combats, la guerre au Soudan se propage », Le Rubicon, 20 juin 2025 [https://lerubicon.org/apres-deux-ans-de-combats-la-guerre-au-soudan-se-propage/].