Ambitions nationales et coopération européenne fragmentée : le défi de l’Italie dans le secteur spatial - Le Rubicon

Ambitions nationales et coopération européenne fragmentée : le défi de l’Italie dans le secteur spatial

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Mai 16

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Alors que la souveraineté, entendue comme la capacité d’agir sans subordination, est une question centrale dans les enjeux de défense en Europe, le modèle européen est également remis en question. Encore faut-il s’entendre sur ce concept de « souveraineté » qui, dans le domaine spatial, peut être défini comme la capacité autonome à lancer des engins, sans pour autant garantir la souveraineté d’usage (communication, observation), économique ou politique. Il y a quelques années, l’autonomie stratégique de l’Europe était qualifiée d’« illusion ». Les dernières évolutions liées à la guerre hybride russe et au renversement des alliances trumpistes contribuent à un réveil européen. L’Italie, qui « joue souvent le rôle de “laboratoire’’ » pour l’Europe, illustre aujourd’hui les défis de cette coopération européenne.

Le pays, acteur illustre de la construction européenne, mais aussi empreint d’un rapport transatlantique historique, est désormais tiraillé entre Bruxelles et Washington. Sur le plan intérieur, la péninsule oscille entre une vision d’Europe des nations et une approche plus fédéraliste, tout en étant traversée par les tensions inhérentes au réveil européen. L’affirmation des intérêts nationaux, souvent marquée par un manque de coordination, engendre des dynamiques contradictoires, notamment dans des domaines stratégiques comme le spatial. L’Italie fournit dès lors un prisme d’observation de ces dynamiques qui reconfigurent le secteur spatial européen.

Alors qu’un nouveau cycle politique se prépare en Europe, on assiste à une « tentation au repli national », alimentée par les crises économiques et des préoccupations liées à l’identité nationale, avec, par exemple, des divergences sur des questions telles que l’immigration. Le « pari inefficace et risqué » du retour à « l’Europe d’avant » était déjà décrié en 2018 par l’Institut Jacques Delors : le « repli national [apporte] plus de nouveaux problèmes que de réelles solutions ». À cet égard, l’Italie offre, une nouvelle fois, un terrain d’observation privilégié.

Le secteur spatial est également caractérisé par une répartition complexe des rôles entre une pluralité d’acteurs institutionnels. La Commission européenne définit les politiques spatiales et alloue les financements, tandis que l’Agence spatiale européenne (ESA) est responsable de la mise en œuvre des programmes et de la coordination des missions. Les États membres, en tant que contributeurs financiers, influencent les priorités en fonction de leurs intérêts nationaux et peuvent également mener des initiatives indépendantes. Les consortiums industriels, tels qu’Airbus et Thales Alenia Space, jouent un rôle important dans le développement technologique et la fabrication des équipements spatiaux. Cette dynamique, bien qu’elle puisse parfois entrainer des tensions en raison de divergences d’intérêts, est essentielle pour assurer l’efficacité et la cohérence des efforts spatiaux européens.

En décembre 2024, l’Italie a réaffirmé son rôle clé dans le secteur spatial européen avec le succès du lanceur VEGA-C (Veicolo Europeo di Generazione Avanzata). Ce nouveau venu dans la gamme VEGA est une fusée conçue pour une plus grande capacité de charge utile et une meilleure maîtrise des coûts. Pourtant, en décembre 2022, le programme VEGA fut mis en pause après l’échec de sa première mission commerciale, ouvrant une saison de crise au cœur du secteur spatial européen.

Le « renouveau italien » est largement mis en avant par Giorgia Meloni, qui souligne la position de l’Italie comme l’un des rares États au monde à disposer d’un accès autonome à l’espace. En janvier 2025, l’annonce de pourparlers entre le gouvernement de Giorgia Meloni et SpaceX pour l’utilisation de Starlink par le gouvernement italien résonne dans le panorama politique européen et spatial. La crainte de confier une part de souveraineté à un acteur privé comme Elon Musk a nourri un discours d’opposition en Italie. Pourtant, la recherche de partenaires outre-Atlantique n’est pas une nouveauté en Italie. Ce rapprochement de Giorgia Meloni est en conformité avec une vision atlantiste du pays, liée en toile de fond à une politique intérieure que l’on pourrait qualifier de « rétro-nationalisme » et qui contribue à valoriser les initiatives solitaires en dehors des cadres de coopérations habituels.

Les dernières évolutions ne doivent pas pour autant occulter une politique étrangère qui se fonde sur une tradition bien plus ancienne, à la croisée de la construction européenne et d’un pragmatisme national, parfois incompris par ses partenaires. Historiquement, et depuis le Traité de Rome en 1957, deux visions s’opposent : d’une part, celle d’une projection mondiale de puissance et, d’autre part, celle de l’exercice démocratique parlementaire avec une vision fédérale.

Ces tensions se retrouvent désormais sur la scène italienne, qui fut longtemps marquée par la vision antifasciste du Manifeste du Ventotene, qui prône une vision fédérale de l’Europe, à laquelle Giorgia Meloni s’oppose. En mars 2025, le Manifesto del Ventotene fut au cœur d’une agitation médiatique majeure, qui a mis en lumière les divisions dans la pensée politique. Il fut initialement rédigé en 1941 par Altiero Spinelli et Ernesto Rossi, alors qu’ils étaient emprisonnés sur l’île de Ventotene. Il constituait un appel précoce à une Europe unie et fédérale, répondant au nationalisme et laissant un héritage durable pour l’intégration européenne. Repoussant cette idée, Giorgia Meloni utilise désormais l’opposition à une Europe fédérale bien hypothétique face aux difficultés du plan de réarmement pour décrire ses opposants politiques comme « ultra européistes » et donc « contre la nation » ou encore « antidémocratiques ». La présidente du Conseil doit aussi gérer les tensions dans sa coalition, où Matteo Salvini exige des concessions pour le marché italien, tandis que Forza Italia prône un alignement sur l’Union européenne (UE).

La complexité du rapport transatlantique doit être analysée en tenant compte de son aspect historique. Le secteur spatial est au cœur de cette séquence, et ce d’autant plus après les interventions médiatiques d’Elon Musk en faveur de Matteo Salvini.

Le retour des lanceurs VEGA et le rôle spatial de l’Italie

Le retour sur le marché du lanceur VEGA-C de l’italien Avio, après une crise profonde, permet à l’Europe de conforter son accès à l’espace et de retrouver une capacité de lanceurs plus légers, qui faisait défaut. Ce deuxième pilier du spatial européen (lanceur lourd/lanceur moyen-léger) semble donner de l’air après le retard de la mise en service d’Ariane 6, et bien que sa fin soit déjà proche, elle ne devrait pas endormir les inquiétudes européennes dans ce secteur hautement stratégique.

L’initiative portée par la Commission européenne pour sa constellation de satellites a vu naître un consortium, SpaceRise. Il est dirigé par trois opérateurs de satellites (Eutelsat, Hispasat et SES) et l’on assiste à une répartition de leurs champs d’action. Désormais, il convient de distribuer l’ensemble des rôles dans un panorama de sous-traitants de champions nationaux, mais aussi de petites et moyennes entreprises (PME) – la Commission souhaitant atteindre une part de 30 % de PME pour alimenter le tissu européen. Dans cette distribution, l’Italie, grâce à son rôle dans le lanceur VEGA-C, pourrait contribuer à diminuer la dépendance européenne tout en continuant d’affirmer ses intérêts nationaux. La gamme des lanceurs VEGA marquant l’originalité du positionnement italien dans l’environnement des projets européens, la façon dont la classe politique italienne conçoit depuis plusieurs décennies le rôle de l’Italie dans une concurrence mondiale reste une tendance de fond, qui n’est pas remise en question par le gouvernement de Giorgia Meloni.

Tout en jouant le jeu européen, l’Italie sait préserver son originalité, longtemps marquée par ce qui pouvait parfois passer pour un double jeu européen/transatlantique, et que l’on pourrait désormais analyser comme « africain » avec le « plan Mattei ». Cette originalité sert un talent italien qui prône une collaboration internationale et permet à l’Italie de se positionner au rang des pays qui affichent un accès autonome à l’espace. Dès lors, l’Italie se positionne comme une « puissance moyenne », et défend de façon assez pragmatique ses intérêts nationaux. Le pays a une longue tradition d’excellence industrielle dans l’aéronautique : à la sortie de la Seconde Guerre mondiale, l’industrie aéronautique italienne s’est relevée des destructions causées par le conflit. Pour cela, l’Italie a pu compter sur des ingénieurs de qualité. Ces derniers ont profité des développements autour de l’Institut pour la reconstruction industrielle, crée en 1933, qui demeura en place et devint un des acteurs du « miracle économique italien ». Parmi eux, Stelio Frati conçu en 1960 un avion de tourisme aux lignes si élégantes qu’il lui valut le prestigieux Compasso d’Oro ; il s’agissait du Falco F8L, produit par Aeromere (Aviomilano).

Néanmoins, la réussite italienne ne se limite pas au design, car le pays sait valoriser ses succès dans le contexte de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) : l’ingénieur Giuseppe Gabrielli, chez FIAT Aviazione, développe un avion de chasse, le G 91, qui a équipé l’armée italienne et a également été adopté par l’Allemagne, la Grèce et la Turquie. En matière d’hélicoptères, la société Agusta commence par produire des modèles américains sous licence avant de se lancer dans le développement de ses propres appareils.

L’essor du domaine spatial débute dans ces années 1960, porté par la recherche académique avec le projet San Marco et le département de physique de l’Université de Rome. Historiquement, l’Italie a joué un rôle clé dans la recherche et la fabrication de satellites. Si le pays n’a pas toujours été sur le devant de la scène internationale, il a toujours maintenu une présence dans ce secteur. En 2007, la fusion des branches spatiales d’Alcatel et de Finmeccanica a donné naissance à Thales Alenia Space et Telespazio, ces deux co-entreprises marquant d’ailleurs le caractère structurant de la relation franco-italienne en matière de télécommunication.

L’Italie sait jouer le jeu de la coopération alors même que l’essor du spatial alimente un discours qui tend à percevoir les autres pays européens (la France en premier lieu) davantage comme des concurrents que comme des alliés. C’est ici le cœur du positionnement du secteur spatial dans la politique étrangère. Il est nécessaire d’avoir cette compréhension de la projection d’un discours parfois nationaliste pour ne pas abandonner les nombreuses opportunités de coopération mutuellement bénéfique au sein de l’Europe. Les avancées technologiques majeures avec le lancement de VEGA en 2012, ou encore la participation de spationautes à des missions internationales, comme Samantha Cristoforetti en 2014, ont fait naître le cadre institutionnel de 2018. Une réforme place alors la politique spatiale sous l’autorité directe du gouvernement, lui conférant un rôle stratégique plus large, qui intégre la défense, l’industrie et la diplomatie. C’est un écosystème dense avec des centres de recherche et de production comme Tiburtina et Frascati, des entreprises comme Leonardo, Avio, OHB Italia ou encore Argotec, qui contribuent à la vitalité du secteur.

C’est ainsi que l’Italie fonde sa vision stratégique et ambitionne de s’imposer comme un acteur majeur du spatial en Europe, notamment en intégrant les secteurs civils et militaires. Son implication dans l’exploration lunaire (Programme Artemis avec la NASA) illustre cette volonté. À ce titre, l’Agence spatiale italienne dispose d’un budget annuel d’environ 1 milliard d’euros. Globalement, une enveloppe de de 5 milliards d’euros est prévue pour le secteur dans les prochaines années, avec une contribution de 3,1 milliards d’euros à l’ESA pour 2023-2025.

Les États, une échelle de grandeur déclassée dans le spatial

L’importance de Starlink pour les communications satellites concerne tous les Européens, particulièrement en Italie, où les risques, tels que les inondations, les séismes ou encore l’activité volcanique, démontrent l’importance des communications satellitaires sécurisées. Le récent déploiement de Starlink à Mayotte après le cyclone Chido a illustré le retard européen face à des acteurs du new space, cette nouvelle approche de l’industrie spatiale, caractérisée par l’innovation, la réduction des coûts et l’implication accrue d’acteurs privés. Des entreprises comme SpaceX et Amazon (avec sa constellation Kuiper), ainsi que d’autres protagonistes non étatiques font bouger les lignes d’une coopération spatiale au ralenti. La transformation de l’industrie spatiale, passant d’un modèle dominé par les gouvernements à un écosystème dynamique et innovant dirigé par des entreprises privées, semble déclasser les pays européens. Airbus est souvent cité comme un modèle de développement réussi en Europe, combinant les forces et les ressources de plusieurs nations. Le partage des risques et des coûts, mais aussi des expertises complémentaires, donne lieu à une mise à l’échelle européenne et à une compétitivité, qui permettent ainsi de rivaliser sur la scène mondiale.

Ce type de coopération n’a pour l’instant pas eu lieu dans le domaine du cloud ou de l’intelligence artificielle, mais semble plus envisageable dans le spatial : l’initiative IRIS² (« square ») est une initiative louable pour reconquérir une souveraineté européenne dans le domaine des constellations satellites. Elle ne doit cependant pas cacher des difficultés profondes pour actionner toute une chaîne de valeur européenne, alors que des visions nationales ne se recouperaient que dans l’urgence d’un déclassement mondial. À cet égard, le retard européen face à des acteurs du new space met en lumière la double faiblesse conceptuelle de la coopération européenne : le manque de flexibilité de la superposition étatique, parfois peu perméable à l’innovation, et la présence de visions qui, sans être totalement concurrentes, ne se recoupent que face à une urgence d’agir. Cette urgence, c’est celle d’un déclassement, déjà acté pour le cloud et probable pour l’intelligence artificielle.

Dans l’écosystème du spatial européen, le projet de constellation de satellites IRIS² tend à mobiliser toute une chaine de valeur dans le secteur spatial. Un partenariat public-privé, avec un contrat signé par la Commission européenne en 2024 avec Eutelsat en chef de file, souligne notamment le besoin de solliciter toutes les parties prenantes, avec les infrastructures de communication au sol, mais aussi la construction et le lancement des satellites. Sur ce sujet, l’Italie agit avec un certain pragmatisme qui génère souvent de l’incompréhension. C’est en effet un État où le sens de l’initiative, la gestion de l’incertitude et du risque témoignent plus d’une proximité avec la stratégie industrielle de l’essai-erreur d’Elon Musk que de l’esprit de planification centralisée traditionnel des secteurs stratégiques européens. Ainsi faut-il bien garder à l’esprit que l’expression d’une puissance spatiale italienne et les épisodes médiatiques, où Elon Musk et Giorgia Meloni se mettent en scène, ne doivent pas être envisagés seulement comme un opportunisme politique. L’Italie ne fait pas cavalier seul, au gré d’une proximité idéologique que l’on prêterait à des droites convergentes. Il y a bel et bien une conception italienne qui porte un projet spatial depuis de nombreuses années.

Un atlantisme historique

L’exemple des constellations de satellites d’Elon Musk a eu un retentissement médiatique important en Italie. En janvier 2025, Bloomberg a annoncé 1,5 milliard d’euros pour les satellites de SpaceX en Italie : selon ce même média, un contrat aurait alors été en discussion pour fournir des télécommunications sécurisées. La Première ministre Giorgia Meloni aurait progressé dans les négociations lors d’une visite à Mar-a-Lago, après une rencontre avec Donald Trump. Bien qu’Elon Musk n’y ait pas été vu, Bloomberg rapporte que les discussions avançaient depuis mi-2023. Le contrat porterait sur des services cryptés pour les communications téléphoniques et internet du gouvernement, le soutien logistique et sécuritaire pour l’armée italienne en Méditerranée, l’introduction de services satellitaires pour gérer les crises, ainsi que le déploiement d’Internet rapide via les satellites Starlink sur tout le territoire.

L’accord est perçu comme un moyen d’économiser 8,5 milliards d’euros en comparaison avec les autres solutions, bien qu’il suscite toutefois des inquiétudes sur l’impact pour les opérateurs locaux et la souveraineté technologique de l’Italie. La proximité entre Giorgia Meloni, Elon Musk et Donald Trump pourrait alors accélérer ce partenariat, renforçant les liens entre Rome et Washington ( « a win-win – and a big risk »). La scène politique italienne a assez fortement réagi à ces révélations, particulièrement lors des sessions parlementaires. Le gouvernement a alors démenti toute signature de contrat, précisant que les discussions avec SpaceX relevaient d’évaluations courantes sur des solutions technologiques.

Ces réactions soulèvent également des questions de souveraineté, concernant le fait de « confier » à Elon Musk des enjeux tels que la sécurité nationale ou la position de l’Italie dans le contexte européen. Les institutions européennes se sont montrées observatrices, la Commission européenne restant prudente et attendant plus d’informations pour évaluer les éventuelles implications sur la souveraineté technologique. Cet épisode s’inscrit dans une série de rencontres entre Giorgia Meloni et Elon Musk, qui ont été fortement médiatisées, au point de devenir un mème viral. Une vidéo générée par une intelligence artificielle, montrant les deux personnalités partageant une étreinte passionnée avec la légende « è amore » (« c’est l’amour »), a été massivement reprise et détournée. Cette séquence a contribué à diffuser un rapprochement exagéré sous le nom de « Muskloni ». L’équipe de communication de la présidente du Conseil a su relayer à son avantage cette image de proximité, Elon Musk n’étant alors pas encore la cible des nombreuses critiques qui sont apparues quelques semaines plus tard.

Pour autant, la politique étrangère italienne est aussi l’expression d’un atlantisme assumé, d’autant plus qu’il permet à Giorgia Meloni de stabiliser à son avantage les équilibres des forces politiques avec l’opposition, mais aussi dans la coalition de droite. Giorgia Meloni a par exemple été attentive, lors de la formation de son gouvernement, à refléter une ligne atlantiste, notamment en évitant des nominations controversées. Dans ce contexte, elle s’est montrée réticente à accorder des postes stratégiques à Matteo Salvini (Lega), car ses critiques sur les sanctions contre la Russie et les déclarations pro-Poutine de Silvio Berlusconi (Forza Italia) compliquaient la situation.

La visite de Giorgia Meloni à la Maison-Blanche le 17 avril 2025 illustre le maintien d’une posture équilibrée. La présidente du Conseil insiste sur la nécessité de trouver des solutions communes entre les deux rives de l’Atlantique, tout en défendant la position de l’Italie. Le président américain désigne Giorgia Meloni comme un pont vers l’Europe. Ce positionnement n’est pas une nouveauté qui serait uniquement liée à des droites qui se ressembleraient. L’importance historique de la posture italienne vis-à-vis des États-Unis est parfois dissonante face à celle de ses partenaires européens. Elle s’explique par des équilibres internes bien différents et un positionnement stratégique propre : l’Italie a toujours cherché à renforcer son rôle à l’international et à affirmer sa politique étrangère.

L’épisode actuel n’est donc pas sans en rappeler d’autres : on pense par exemple à la crise des euromissiles (1977-1987), qui a marqué un retour à la confrontation Est-Ouest après la détente des années 1970 et impliquait un déséquilibre militaire avec le déploiement des missiles SS-20 par l’URSS. L’Italie, qui était traditionnellement sous influence américaine et disposait néanmoins du parti communiste le plus important en Occident, a vu cette crise renforcer son instabilité politique (terrorisme, crise économique) et modifier ses équilibres internes. Le gouvernement italien a soutenu la modernisation de l’arsenal nucléaire de l’OTAN, avec des décisions clés sous Francesco Cossiga (1979) et Bettino Craxi (1983). En 1981, Comiso fut choisi comme site d’installation des missiles américains. Malgré l’opposition publique, le programme fut mené à terme en 1984. Cet épisode, qui a eu des répercussions politiques internes en marginalisant le Parti communiste italien, a aussi été pour l’Italie l’occasion d’actionner une diplomatie plus active et affirmée. Appartenant historiquement à la rive sud de l’OTAN, mais étant aussi traversée par des tensions internes politiques, il convient d’appréhender l’Italie dans sa complexité pour comprendre sa politique étrangère.

Une relance nationale dans une crise européenne ?

La reprise en main de l’Italie sur ses lanceurs VEGA, alors sous gestion de l’agence spatiale européenne, s’est réalisée dans un climat de tensions. En décembre 2022, le VEGA-C, qui se lançait pour son premier vol commercial, a fait face à une défaillance critique quelques minutes après son lancement, ouvrant une phase de tensions entre les acteurs du spatial européen. Un défaut dans un élément du deuxième étage (col de tuyère) est à l’origine de l’échec du lancement.

Commencent alors les reproches, le groupe italien Avio ayant préféré une société ukrainienne KB Pivdenne à ArianeGroupe qui, jusqu’alors, livrait cette pièce. L’Ukraine n’a alors pas apprécié être pointée du doigt par la commission d’enquête. Cela ne s’est en revanche pas arrêté là : le Centre national d’études spatiales (CNES) français, gestionnaire du site de lancement de Kourou, a souligné un problème plus profond dans la gouvernance de l’Agence spatiale européenne. L’épisode de la perte des réservoirs d’Avio a également contribué à accentuer ces critiques : le constructeur italien aurait retrouvé deux réservoirs de propergol disparus à la suite de travaux de rénovation du site de Colleferro (sud de Rome), qui auraient été « écrasés et […] retrouvés aux côtés de débris métalliques dans une décharge ».

C’est donc dans ce contexte d’un spatial européen en crise que l’Italie a souhaité reprendre la main sur ses lanceurs. Pour autant, il ne faut pas y voir l’abandon du navire européen. Le système en place générait des profits commerciaux dont la répartition ne servait pas complètement l’Italie et la reprise en main consolide une politique d’investissement précieuse à tous les partenaires de l’Italie. L’exemple de la constellation IRIDE illustre le passage des contrats (14 mars 2023) entre l’Agence Spatiale européenne et VEGA. L’ESA agit donc pour le gouvernement italien pour une constellation de satellites italiens (TAS) exploitée par l’ESA. L’Italie veut désormais maîtriser la chaine de valeur, d’un lanceur fabriqué sur son territoire par un acteur national.

Le nationalisme par manque d’Europe ?

Certes, le narratif du gouvernement est celui de l’expression d’une puissance spatiale qui voudrait démontrer son indépendance et sa capacité à agir en sortant des cadres classiques de la coopération européenne. Pour autant, en mars 2023, le plan de reprise et de résilience dans le cadre de la relance européenne voit Avio chargé d’un contrat de 285 millions d’euros concernant la recherche sur les nouveaux lanceurs (méthane oxygène liquide).

La question de l’avenir de ces lanceurs, qui seront bientôt dépassés, est ainsi posée. L’Italie ne veut pas perdre les bénéfices potentiels de la recherche dans un domaine spatial européen qui semble clôturer un cycle de coopération généralisée, sans lien avec la montée des nationalismes. D’ailleurs, la dynamique de reprise en main des lanceurs ne date pas du gouvernement Meloni, mais a été initié sous l’ère Draghi. Ce n’est pas une reprise en main d’une Italie qui érigerait de nouveau en consigne d’État l’« autarcie » fasciste d’extrême droite, c’est une politique industrielle à l’échelle de la nation, historique et ancrée dans le pays, plus qu’une réaction nationaliste qu’il faut ainsi envisager. Le caractère nationaliste qui s’exprime avec le narratif d’un état de « puissance » spatiale pour l’Italie et des tensions avec les partenaires européens est une « construction intellectuelle » qui se retrouve dans les sphères nationalistes en Italie.

C’est surtout la question de la répartition de la charge industrielle entre les partenaires européens qui fait défaut. Sur ce point, la question des lanceurs est problématique : notons ici qu’Arianespace qui se retrouve dans une position concurrente avec la filiale MaiaSpace. Le sujet de Kourou comme centre de lancement pourrait générer des tensions, bien que l’Italie ait déjà envisagé un partenariat avec Alcantara au Brésil au début des années 2000, qui ont été témoin de séquences de tensions entre la France et l’Italie. Tous ces sujets ne mobilisent que des visions à court terme et le véritable problème se pose quant à la notion même de concurrence et de développement mutuel.

En outre, cette affirmation d’une puissance spatiale n’est pas incompatible avec la coopération européenne, mais elle souffre d’un momentum à contre-courant. Le réveil européen bouleverse les équilibres politiques en Italie. La présidente du Conseil, qui a dressé la politique spatiale en totem de « puissance italienne », tend en effet à y lier un discours nationaliste. La question des lanceurs VEGA se retrouve ainsi au cœur des choix politiques qui agitent la société.

Il faut bien ici avoir à l’esprit la particularité des équilibres politiques internes en Italie, tant avec l’opposition qu’au sein de la coalition de gouvernement, avant de juger la politique étrangère par le prisme du nationalisme. L’affirmation d’une puissance spatiale nationale avec VEGA sert ce discours d’une vision de développement de champions nationaux qui n’empêchent pas la coopération : le sujet n’est pas là. La profondeur historique des conceptions nationales est propice aux convergences européennes. C’est là un axe récurrent et une continuité historique, même avec des modèles opposés. Par exemple, le secteur spatial italien s’est développé par l’initiative de la recherche autour de Luigi Broglio et du département de physique de l’Université de Rome, jusqu’à en devenir un programme national, alors que le secteur français s’est structuré par un dirigisme politique avec le CNES. Pour autant Français et Italiens ont « toujours partagé l’idée que l’accès à l’espace était un droit inaliénable, lié à la liberté et à l’identité nationale. Un droit jusqu’alors à développer dans la communauté […] occidentale », mais celle-ci a profondément changé. Les dernières actualités et le rapport de l’Europe aux États-Unis notamment, peuvent alimenter des perceptions ambivalentes, qui doivent inciter à plus de coopération avec une concurrence vertueuse.

La question n’est donc pas de savoir si l’on préfère un modèle « Airbus » – avec une mise en commun – ou plusieurs « Dassault » (des champions nationaux à succès), mais de les inscrire dans une vision commune de progrès et de renforcement mutuel. Le lancement de Spectrum le 30 mars 2025 est un exemple du développement d’initiatives en Europe qui tendent à développer un environnement d’innovation dans le domaine spatial. Le lanceur de petite taille, fabriqué dans la banlieue de Munich au sein de la start-up allemande Isar Aerospace, a été testé sur la base norvégienne de Nordmela. Les « Allemands Rocket Factory Augsburg (RFA) et HyImpulse, les Français Latitude et MaiaSpace […] ou encore l’Espagnol PLD Space sont déjà engagés sur ces mini-lanceurs ». La concurrence est saine pour l’innovation, mais l’aspect stratégique du secteur nécessite une vision globale.

L’exemple d’Iris² comme mécano-industriel de 10 milliards d’euros (60 % ESA, 40 % industriels) questionne sur les chances de succès face aux contraintes administratives. Les dynamiques d’Airbus ou même de MBDA (leader européen dans le système des missiles) ont souligné le besoin de définir le rôle de chacun dès le départ. La répartition a été faite dans le cas de SpaceRise et des opérateurs de satellites (Eutelsat pour les satellites basses orbites, SES pour les orbites moyennes et Hispasat pour les structures au sol). Désormais cette distribution reste à faire pour l’ensemble de la chaîne de valeur. La place des lanceurs VEGA est donc au centre d’une dynamique de souveraineté européenne. En réalité, cela pourrait générer bien des tensions, alors même que la question des entreprises qui pourraient fournir les éléments de software n’est pas réglée. Dans l’observation terrestre, Copernicus reste l’exemple d’un programme spatial européen qui bénéficie plus aux géants internationaux du numérique, dont Google, qu’aux entreprises et PME européennes.

Dans ce contexte, Giorgia Meloni, qui apparait pour la presse française « tiraillée entre Washington et Bruxelles », illustre les failles de la coopération européenne dans les secteurs stratégiques : les États européens rencontrent des difficultés à maintenir leur souveraineté et leur contrôle dans les secteurs stratégiques, car les acteurs privés prennent une part croissante dans des domaines autrefois réservés aux gouvernements. Cela pose des questions sur la capacité des États à garantir leur sécurité et à protéger leurs intérêts nationaux. Les pays européens activent une capacité d’action en commun, même si, à l’instar de l’épisode COVID 19 ou des dynamiques de défense, il faut parfois attendre qu’ils soient mis dos au mur.

L’expression d’une puissance spatiale italienne est une bonne nouvelle, car elle peut être bénéfique et provoquer un effet d’entrainement de ses partenaires. Cela ne se réalisera toutefois qu’au travers d’une vision commune, qui peine à se concrétiser. En Italie, plus qu’en France, le domaine spatial alimente parfois un discours teinté de nationalisme. Cette approche, associée à la volonté d’autodétermination, entre en collision avec la tendance de l’intégration européenne. Cela tend à développer l’idée d’opposition. Les nombreuses opportunités de coopération mutuellement avantageuses au sein de l’Europe peuvent souvent passer au second plan.

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Ainsi, il ne faut pas lire dans cette séquence la trace d’un gouvernement qui suivrait les intérêts politiques d’une association Muskloni-Trump : d’une part, la position italienne sert une politique profonde et historiquement ancrée dans le rapport au monde de l’Italie et, d’autre part, l’Europe spatiale voit se finir un cycle de coopération et doit recomposer sa gouvernance dans un monde qui accélère. Le spatial n’est pour le moment pas le territoire qui concrétise un Risorgimento, un réveil de la conscience de puissance d’un ensemble européen, qui s’est jusque-là concentré sur des valeurs. Pour s’imposer, il faut des exigences et des moyens. Cet état de fait est souligné par le rapport Draghi qui dessine une trajectoire pour façonner l’Europe puissance. La fenêtre de tir n’est pas encore là. Il convient de se concentrer sur les actions politiques pour intégrer les actifs industriels stratégiques et la mise en commun des ressources pour la recherche et le développement. Le secteur spatial illustre ces enjeux et fait écho aux dernières initiatives autour de la défense. L’ambivalence des gouvernements, liée à leurs spécificités historiques, mais aussi leurs tendances légitimes à favoriser leurs positions, peut entrainer des décisions qui semblent incohérentes ou conflictuelles.

 

Crédits photo : Victor Golmer

Auteurs en code morse

Arnaud Strina

Docteur en études italiennes de l’Université Cote-d’Azur et chercheur associé auprès du Centre de la Méditerranée moderne et contemporaine (Nice), Arnaud Strina est actuellement en poste dans le Service départemental d’incendie et de secours des Alpes-Maritimes, où il occupe les fonctions d’officier de compagnie. Ses recherches portent sur l’Italie contemporaine, il a consacré sa thèse de doctorat à l’évolution de la société italienne contemporaine autour de la gestion de crise. Il est désormais chargé d’enseignement pour les Masters langues et affaires internationales, relations franco-italiennes. 

Comment citer cette publication

Arnaud Strina, « Ambitions nationales et coopération européenne fragmentée : le défi de l’Italie dans le secteur spatial », Le Rubicon, 16 mai 2025 [https://lerubicon.org/ambitions-nationales-et-cooperation-europeenne-fragmentee-le-defi-de-litalie-dans-le-secteur-spatial/].