Élections législatives en Haïti : restaurer le parlement ou reproduire les blocages ?

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Déc 03

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Haïti 2025-2026 : l’épreuve de la transition politique et institutionnelle

Le 15 novembre 2025, le Conseil électoral provisoire (CEP) d’Haïti annonçait la tenue des premières élections législatives depuis plus de 5 ans. Cependant, les incertitudes entourant la faisabilité de ce scrutin, la fragilité du processus électoral et la perspective d’une transition prolongée jusqu’en 2026 imposent de repenser la pertinence même de cette échéance. L’organisation d’élections dans un pays où l’appareil sécuritaire, institutionnel et territorial est profondément déstructuré ne saurait être analysée comme un simple rituel procédural. Elle devient révélatrice d’une crise prolongée de souveraineté, de légitimité et de gouvernance.

Depuis janvier 2020, Haïti est privé de parlement (la Chambre des députés et le Sénat de la République, réunis en Assemblée nationale), conséquence d’une vacance institutionnelle prolongée et de l’incapacité persistante des élites politiques à renouveler les mandats représentatifs. La reconfiguration récente du Conseil électoral provisoire, miné par des tensions internes et dépourvu de consensus, illustre la profondeur de cette crise de représentation. Parallèlement, la proposition de réforme constitutionnelle portée par le même CEP soulève un dilemme majeur : sous quelle constitution organiserait-on d’éventuelles élections ? La question du fondement juridique du pouvoir politique se confond ainsi avec celle de la légitimité de ses acteurs.

Dans ce contexte mouvant, l’objet de cet article n’est pas de prédire la tenue effective des législatives, mais d’en analyser la portée symbolique et politique en tant qu’épreuve de gouvernance. Ces élections annoncées, qu’elles se tiennent ou non à la date prévue, représentent une tentative de réinstitutionnalisation dans un cadre où les temporalités électorale, sécuritaire et institutionnelle sont profondément désalignées.

Pour ce faire, l’analyse s’appuie sur la théorie de l’incompatibilité des choix publics, qui met en évidence la difficulté structurelle des États fragiles à articuler simultanément des décisions légitimes (acceptées socialement), efficaces (administrativement réalisables) et ajustées (territorialement pertinentes). Cette théorie, appliquée au cas haïtien, permet de saisir comment la scène électorale devient le lieu d’expression d’incompatibilités profondes : entre urgence sécuritaire et lenteur institutionnelle, entre centralisme décisionnel et demandes territoriales, entre injonctions internationales et aspirations citoyennes.

Ainsi, l’article propose d’examiner les élections législatives annoncées de 2026 non comme un événement conjoncturel, mais comme un test critique de la gouvernance haïtienne en transition. Trois scénarios sont envisagés : la reproduction des blocages politiques, la recomposition partielle du jeu institutionnel et l’ouverture d’un compromis politique et territorial. Ce cadre prospectif vise à interroger la possibilité d’un réancrage démocratique dans un État confronté à la fois à l’insécurité, à la dépendance externe et à l’érosion de la confiance collective.

Le scrutin de 2026 : une tentative de restauration institutionnelle

La vacance parlementaire prolongée a affaibli la séparation des pouvoirs et normalisé des pratiques d’exception. La reconstitution d’une assemblée élue est donc envisagée comme un levier minimal de retour à la délibération, à la responsabilité et au contrôle. Depuis janvier 2020, le pays est privé de parlement, conséquence directe de l’incapacité des acteurs politiques (Parti haïtien Tèt Kale – PHTK ; Lavalas ; Organisation du peuple en lutte – OPL ; Pitit Dessalines ; et d’autres groupements politiques) à renouveler le mandat des représentants. L’exécutif a ainsi gouverné par décrets, dans un climat de défiance et d’illégitimité croissantes, qui caractérise l’actuel Conseil provisoire de transition (CPT). Cette situation a contribué à affaiblir davantage la séparation des pouvoirs, à réduire la capacité de contrôle parlementaire sur l’action gouvernementale et à accentuer la centralisation autoritaire de la prise de décision publique.

Dans ce cadre, le scrutin législatif annoncé apparaît comme une tentative de rétablissement du contrat institutionnel. L’existence d’une assemblée élue constitue en effet une condition minimale pour réanimer les mécanismes de représentation et restaurer un équilibre dans le jeu politique. Sur le plan symbolique, la réouverture du parlement est présentée comme un signe de retour à la normalité démocratique et un gage de crédibilité auprès des partenaires internationaux. Elle marque la volonté de rompre avec une gouvernance d’exception devenue structurelle et de réinscrire la décision publique dans un cadre institutionnel reconnu.

Cependant, cette perspective de restauration se heurte à plusieurs obstacles. D’une part, l’appareil électoral haïtien reste affaibli, en proie à un déficit de ressources, de transparence et de confiance. Les institutions chargées d’organiser le vote sont elles-mêmes contestées et le souvenir des élections de 2015-2017, entachées d’irrégularités, nourrit un scepticisme généralisé. D’autre part, les conditions sécuritaires présentent une menace directe pour le déroulement du scrutin : l’emprise territoriale des groupes armés rend incertaine la capacité de l’État haïtien à garantir la libre circulation des électeurs et la régularité des opérations électorales dans plusieurs départements, comme l’Ouest et l’Artibonite.

À cela s’ajoute la question de la légitimité sociale. Après plusieurs années d’érosion des institutions, la population nourrit des attentes divergentes quant au rôle et à l’efficacité du parlement. Si certains voient dans ces élections une occasion de redonner une voix aux territoires et de rééquilibrer le pouvoir exécutif, d’autres y perçoivent la reproduction d’un système politique discrédité. Le risque est donc que la réinstallation d’un parlement ne suffise pas, en elle-même, à recréer la confiance nécessaire à la stabilité démocratique.

Ainsi, les législatives de 2026 ne peuvent être envisagées comme une simple opération administrative de renouvellement des élites politiques. Elles constituent avant tout un moment de vérité pour l’État haïtien, pris entre le besoin de réaffirmer un ordre institutionnel minimal et l’impossibilité d’en garantir les fondements matériels et sociaux. Leur portée dépendra moins de leur organisation technique que de la capacité des acteurs à transformer ce rendez-vous incertain en une opportunité de recomposition politique.

Les incompatibilités des choix publics en contexte électoral

Si les élections législatives annoncées visent à restaurer un minimum d’équilibre institutionnel, elles s’inscrivent dans un environnement traversé par de profondes contradictions. Ces tensions ne relèvent pas uniquement de la conjoncture, mais s’inscrivent dans ce que la théorie de l’incompatibilité des choix publics identifie comme une impossibilité structurelle à articuler simultanément des décisions légitimes, efficaces et adaptées aux différentes échelles territoriales et sociales. Quatre dimensions de cette incompatibilité apparaissent avec une acuité particulière dans le contexte électoral haïtien : temporelle, sectorielle, externe et constitutionnelle.

L’incompatibilité temporelle : urgence sécuritaire et lenteur institutionnelle

L’attente de réponses immédiates (circuler, commercer, scolariser) entre en friction avec les délais incompressibles du cycle électoral (enrôlement, formation, contentieux). Ce déphasage, exploitable par des acteurs de veto, menace la crédibilité du scrutin si la sécurité minimale n’est pas d’abord assurée. D’où l’enjeu d’un séquencement réaliste pour éviter un parlement contesté ou, à l’inverse, une transition sans fin.

La première contradiction est temporelle. Elle tient à la disjonction entre l’urgence de rétablir un climat de sécurité et la temporalité longue de la reconstruction institutionnelle. À court terme, les populations haïtiennes subissent une insécurité endémique qui rend presque irréalisable toute activité politique ordinaire. Dans les quartiers de Port-au-Prince, à Croix-des-Bouquets, dans l’Artibonite ou à Miragoâne, le contrôle des gangs empêche les citoyens de se déplacer librement, d’accéder aux marchés ou même d’envoyer leurs enfants à l’école. Cette demande de sécurité immédiate constitue une condition préalable à toute forme de participation politique. Or, le processus électoral, par nature, repose sur une temporalité bureaucratique et juridique beaucoup plus lente. La mise à jour des listes électorales, l’organisation des bureaux de vote, la formation des agents, le dépouillement et la validation des résultats exigent des délais incompressibles, en décalage avec l’exigence de réponses rapides face à l’insécurité.

Ce décalage nourrit un double risque. D’un côté, la population peut percevoir le processus électoral comme une réponse inadéquate à ses besoins les plus pressants, renforçant ainsi le désenchantement et l’abstention. De l’autre, la lenteur institutionnelle peut être exploitée par certains acteurs politiques ou armés pour délégitimer le scrutin, en arguant de son incapacité à résoudre les urgences concrètes. Cette incompatibilité temporelle révèle une tension fondamentale : comment articuler le temps de l’action sécuritaire (qui exige des réponses immédiates) avec le temps de l’institutionnalisation démocratique, qui s’inscrit nécessairement dans la durée ?

Dans le cas haïtien, cette tension est exacerbée par l’absence d’un État capable de garantir simultanément la sécurité et la régularité électorale. La question qui se pose est dès lors moins celle de la date des élections que celle de leur crédibilité : un scrutin organisé dans l’urgence, sans avoir assuré un minimum de sécurité, risque de produire un parlement contesté, incapable d’incarner la légitimité recherchée. À l’inverse, différer le scrutin pour renforcer les conditions sécuritaires revient à prolonger la vacance institutionnelle, avec les risques que cela comporte pour la stabilité politique. C’est là tout le paradoxe d’Haïti en 2025-2026 : chaque option temporelle porte en elle une part de fragilisation du processus démocratique.

L’incompatibilité sectorielle : État central et territoires

Le pouvoir central vise la normalisation institutionnelle et l’accès aux ressources ; les territoires exigent sécurité, services, infrastructures. Sans médiation parlementaire active et ancrée, l’élection risque d’apparaître formelle, sans effet territorial, ce qui pourrait alimenter abstention et désenchantement. Cette tension est ancienne (depuis 1986), mais elle se trouve exacerbée dans le contexte des élections législatives, qui s’étire de 2025 à 2026, alors que la légitimité du pouvoir repose précisément sur la capacité à réconcilier des logiques institutionnelles contradictoires.

Du point de vue du pouvoir central et de ses partenaires internationaux, la priorité est de rétablir un cadre institutionnel national. La reconstitution du parlement est perçue comme une étape incontournable pour rééquilibrer les pouvoirs, donner des gages de normalisation démocratique et sécuriser l’accès aux fonds internationaux (de la Banque mondiale et d’autres bailleurs internationaux). Dans cette perspective, les élections ont avant tout une valeur symbolique : elles visent à réinscrire l’État haïtien dans le concert des nations en montrant que ses institutions formelles continuent d’exister et qu’elles peuvent être réactivées.

À l’inverse, pour une large partie de la population et des territoires, les attentes sont d’une autre nature. Dans les départements reculés comme dans les quartiers populaires des grandes villes, les préoccupations dominantes portent moins sur la reconstitution du parlement que sur l’accès à la sécurité, aux services sociaux de base et aux infrastructures. Pour ces citoyens, la légitimité des élections ne peut se mesurer qu’à la capacité des représentants élus à améliorer concrètement les conditions de vie locales. Or, l’expérience historique montre que les députés et sénateurs haïtiens, une fois élus, tendent à être absorbés par des logiques partisanes et clientélistes centrées sur la capitale, réduisant leur rôle de médiateurs entre l’État et les territoires.

Cette incompatibilité sectorielle génère un double désajustement. D’un côté, l’État central s’efforce de légitimer les élections comme instrument de consolidation institutionnelle, sans toujours prendre en compte la fragmentation sociale et territoriale du pays. De l’autre, les populations locales risquent de considérer le processus électoral comme un exercice déconnecté de leurs réalités quotidiennes, renforçant ainsi l’abstention ou l’indifférence. Le décalage entre l’ambition institutionnelle et les besoins territoriaux menace d’accentuer la fracture entre un centre perçu comme autarcique et des périphéries en quête de reconnaissance et de réponses concrètes.

En définitive, l’incompatibilité sectorielle exprime l’incapacité persistante de la gouvernance haïtienne à articuler l’échelle nationale et l’échelle locale. Les élections législatives de 2026, si elles ne parviennent pas à relayer efficacement les demandes territoriales, risquent de reproduire ce déséquilibre. La reconstitution du parlement pourrait alors apparaître comme une restauration formelle, mais sans substance démocratique réelle, incapable de réinscrire l’État dans une relation de confiance avec ses citoyens.

L’incompatibilité externe : injonctions internationales et attentes locales

La troisième incompatibilité se situe dans la relation asymétrique entre les partenaires internationaux et les citoyens haïtiens. Depuis la fin des années 1990, la trajectoire politique d’Haïti est étroitement conditionnée par l’aide internationale, de la Mission des Nations unies pour la stabilisation en Haïti (MINUSTAH) aux programmes de stabilisation financés par la Banque mondiale, l’Organisation des États américains (OEA) ou l’Organisation des Nations unies (ONU).

Pour les bailleurs, les élections sont perçues comme un indicateur de normalité démocratique et comme un prérequis à la poursuite de la coopération. Le respect des calendriers électoraux, même dans un climat d’instabilité, devient ainsi une finalité en soi, un rituel diplomatique plus qu’un processus de légitimation sociale. Or, du point de vue des citoyens haïtiens, le scrutin n’a de sens que s’il garantit une participation réelle et une représentation authentique des besoins locaux.

Ce décalage nourrit un paradoxe de souveraineté : les élections, censées incarner la volonté populaire, sont souvent perçues comme imposées par des agendas extérieurs, davantage soucieux de conformité procédurale que de justice sociale. L’incompatibilité externe réside donc dans cette tension entre souveraineté déléguée et souveraineté vécue, entre normes internationales et aspirations locales.

L’incompatibilité constitutionnelle : référendum et séquencement institutionnel

Une quatrième forme d’incompatibilité, plus récente, s’est ajoutée à ces tensions traditionnelles : celle du fondement constitutionnel du pouvoir. Le Conseil électoral provisoire, dans sa configuration actuelle, cumule le double mandat de préparer un référendum constitutionnel et d’organiser les élections. Cette dualité soulève une question fondamentale : sous quelle Constitution élirait-on les futurs représentants ?

Trois scénarios se dessinent :

  1. Le référendum précède les élections, assurant un cadre juridique unifié, mais risquant de délégitimer le processus s’il est perçu comme imposé ;
  2. Les élections précèdent le référendum, rétablissant la représentation, mais exposant les nouveaux élus à une possible révision du cadre constitutionnel ;
  3. Le référendum est abandonné ou différé, ce qui prolonge l’indétermination normative.

Dans chacun de ces cas, le séquencement des réformes influence directement la perception de la légitimité institutionnelle. Ce nouvel axe d’incompatibilité renforce l’idée que la crise haïtienne ne relève pas seulement du déficit de moyens, mais d’une désarticulation profonde entre temporalité politique, fondement juridique et souveraineté effective.

Scénarios et perspectives

Les élections législatives annoncées pour 2026 ne sauraient être perçues comme une simple formalité administrative du processus démocratique. Elles représentent avant tout un test critique pour la gouvernance haïtienne, mettant à l’épreuve la capacité du pays à reconstruire ses institutions, à restaurer la confiance citoyenne et à réconcilier les différentes échelles du pouvoir. À la lumière de la théorie de l’incompatibilité des choix publics, trois trajectoires principales se dessinent : la reproduction des blocages politiques ; la recomposition partielle du jeu institutionnel ; et l’ouverture d’un compromis politique et territorial. Chacune de ces trajectoires correspond à un niveau distinct de résolution – ou d’aggravation – des contradictions identifiées précédemment.

Scénario 1 : la reproduction des blocages politiques

Le premier scénario, le plus probable à court terme, est celui d’une reproduction des blocages institutionnels et politiques qui ont marqué l’histoire récente d’Haïti. Depuis la transition démocratique entamée en 1986, les scrutins successifs n’ont permis ni de consolider durablement la légitimité de l’État ni de stabiliser la gouvernance. Ils ont souvent débouché sur des crises post-électorales, des alternances fragiles et des ruptures institutionnelles, révélant un cycle autoréférentiel d’élections sans véritable renouvellement politique.

Dans ce scénario, les législatives de 2026 reconduiraient la même logique de désenchantement et de défiance. Le taux de participation resterait faible, reflet de la peur, de la fatigue démocratique et du désintérêt pour un processus jugé sans effet concret sur la vie quotidienne. Un parlement élu dans ces conditions souffrirait d’un déficit de légitimité immédiat, ce qui limiterait sa capacité à jouer son rôle de contre-pouvoir.

La fragmentation du champ politique accentuerait ce blocage. L’absence de consensus sur les règles du jeu favoriserait des coalitions éphémères et des alliances opportunistes, rendant difficile la formation de majorités cohérentes. Les partis dominants (PHTK, OPL, Fanmi Lavalas, Pitit Dessalines, entre autres) continueraient de se disputer le contrôle de l’appareil d’État sans véritable vision commune. Le parlement risquerait alors de redevenir un espace de confrontation, de marchandage et de paralysie décisionnelle, reproduisant les impasses institutionnelles des législatures précédentes.

La dimension sécuritaire amplifierait encore ce risque. Si les élus ne disposent pas des leviers pour influencer la politique de sécurité ni pour protéger leurs circonscriptions, leur crédibilité serait rapidement entamée. L’échec de ce scénario conduirait à une nouvelle crise de gouvernance, avec la possible délégitimation des institutions restaurées et un retour à la logique de gouvernance par décrets.

Scénario 2 : la recomposition partielle du jeu institutionnel

Un second scénario, plus nuancé, est celui d’une recomposition partielle du jeu institutionnel, où le processus électoral, même imparfait, ouvrirait un espace de dialogue et de légitimation relative.

Ce scénario suppose que le scrutin puisse se tenir dans des conditions minimales de régularité, avec un niveau de participation suffisant pour conférer une légitimité relative aux élus. Dans ce cas, le parlement redeviendrait un lieu de médiation politique, réintroduisant une forme de délibération et de représentation, même limitée.

Cette recomposition ne transformerait pas fondamentalement le système, mais elle permettrait de rouvrir les canaux du dialogue institutionnel et de réintroduire une pluralité d’acteurs dans la gestion du pouvoir. Des figures issues de la société civile, du monde territorial ou du secteur privé pourraient y trouver une place, créant de nouvelles alliances avec les partis traditionnels. Le parlement, même fragmenté, pourrait alors redevenir un espace de régulation des tensions politiques, freinant la dérive autoritaire et redonnant à l’action publique un minimum de prévisibilité.

Cette recomposition partielle aurait également une dimension territoriale. Des élus issus des départements marginalisés pourraient porter les revendications locales – sécurité, infrastructures, services publics – et contribuer à reconnecter le pouvoir central avec les réalités des territoires. Le renforcement des relais locaux et communautaires constituerait un indicateur de succès partiel de cette dynamique.

Cependant, ce scénario reste fragile. Il dépend d’un équilibre précaire entre forces politiques concurrentes, de la capacité du CEP à garantir la transparence du processus et d’une volonté minimale de coopération entre l’exécutif et le législatif. Sans ces conditions, la recomposition risquerait de s’épuiser dans la routine parlementaire ou d’être récupérée par les logiques clientélistes habituelles.

Néanmoins, s’il se concrétise, ce scénario marquerait une première étape vers un réancrage politique, en réhabilitant partiellement l’idée de représentation et en rétablissant un embryon de confiance institutionnelle.

Scénario 3 : l’ouverture d’un compromis politique et territorial

Le troisième scénario, le plus ambitieux mais aussi le plus exigeant, est celui d’une ouverture de compromis politique et territorial, fondée sur une recomposition profonde des rapports entre l’État, les territoires et la société. Ce scénario suppose que les élections – ou tout processus équivalent de réinstitutionnalisation – soient crédibles, inclusives et adossées à un consensus minimal entre les principales forces sociales et politiques.

Le compromis naîtrait de la reconnaissance partagée des limites du modèle actuel de gouvernance. Les acteurs politiques, territoriaux et économiques accepteraient de renégocier les termes de la représentation et du pouvoir, dans une logique d’ajustement mutuel entre les niveaux de décision. Le parlement, dans cette hypothèse, jouerait un rôle d’intermédiaire entre la demande sociale et la rationalité institutionnelle, incarnant une forme de « gouvernance ajustée », capable de réduire les incompatibilités entre temporalités, secteurs et influences externes.

Un tel compromis impliquerait également une redéfinition du rapport entre Haïti et la communauté internationale. Plutôt que de reproduire des schémas d’aide conditionnelle, les partenaires devraient adopter une approche de co-construction, fondée sur la reconnaissance de la souveraineté haïtienne et sur la valorisation des capacités locales. L’internationalisation du soutien sans l’imposition des normes serait un levier décisif pour consolider cette gouvernance ajustée.

Enfin, ce scénario ne saurait se concrétiser sans un ancrage social fort. Il nécessiterait la mobilisation des organisations communautaires, des acteurs religieux, des syndicats, de la diaspora et des jeunes. Ensemble, ils constitueraient le socle d’un nouveau pacte démocratique reposant sur la participation, la redevabilité et la solidarité territoriale.

Bien que difficile à atteindre, ce scénario du compromis représente l’horizon souhaitable d’un processus de refondation politique : un point de bascule où le pays transformerait la contrainte électorale en une opportunité de souveraineté partagée et d’apprentissage collectif. Ces trois scénarios ne s’excluent pas mutuellement : ils traduisent la gamme des possibles dans un contexte mouvant où les facteurs de blocage, d’ouverture et de compromis coexistent. Leur probabilité respective dépendra de la combinaison de trois variables clés :

  1. La capacité de l’État à garantir la sécurité ;
  2. La crédibilité du cadre électoral et constitutionnel ;
  3. La volonté des élites et des acteurs sociaux d’engager un dialogue structuré.

En définitive, les législatives de 2026 ne constituent pas une fin en soi, mais un révélateur de la maturité politique du pays et de son aptitude à dépasser l’incompatibilité des choix publics. Elles posent la question centrale de la gouvernance dans les États fragiles : comment concilier l’urgence, la légitimité et la cohérence dans un système soumis à la fois à la pression interne et aux injonctions externes ?

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Les élections législatives initialement prévues en 2025 avant d’être reportées à août 2026 ne sauraient être réduites à une étape procédurale du calendrier démocratique. Elles constituent un moment de vérité pour la gouvernance haïtienne, révélant à la fois la profondeur de la crise institutionnelle et la capacité du pays à imaginer une sortie de transition durable.

L’incertitude persistante quant à la tenue du scrutin, le flou entourant la réforme constitutionnelle et la dégradation sécuritaire témoignent d’une incompatibilité structurelle entre les impératifs politiques, administratifs et sociaux. Ces tensions ne traduisent pas simplement un manque de moyens : elles expriment un désajustement plus fondamental entre les logiques du pouvoir, la demande citoyenne et les influences extérieures.

L’analyse menée à partir de la théorie de l’incompatibilité des choix publics a montré que ces contradictions s’organisent autour de trois axes majeurs : la temporalité, marquée par le décalage entre urgence sécuritaire et lenteur institutionnelle ; la sectorialité, révélant la fracture entre un centre décisionnel et des territoires marginalisés ; et l’extériorité, illustrant le poids des injonctions internationales dans la définition de la souveraineté nationale. À ces trois tensions s’ajoute désormais l’incompatibilité constitutionnelle, née du couplage entre projet référendaire et calendrier électoral, qui rend la quête de légitimité encore plus complexe. Les trois scénarios présentés – reproduction des blocages, recomposition partielle, ouverture d’un compromis – traduisent la diversité des trajectoires possibles d’un pays à la recherche d’un équilibre entre stabilité et inclusion.

L’Haïti de 2025–2026 n’a pas seulement besoin de voter ; elle a besoin de restaurer la confiance, de redéfinir la légitimité et de reconstruire la continuité entre institutions et société. Si les législatives annoncées parviennent à initier cette recomposition, elles marqueront moins la fin d’une transition que le début d’un réapprentissage collectif de la démocratie. Dans le cas contraire, elles risquent de consacrer une nouvelle fois le paradoxe haïtien : celui d’un État qui multiplie les élections sans jamais parvenir à choisir collectivement son avenir.


Crédits photo : Mario De Moya F

Auteurs en code morse

Christophe Providence

Christophe Providence (@ProvidenceChri4) est enseignant-chercheur en sciences économiques et de gestion à l’Institut universitaire des sciences (Haïti). Ses travaux portent sur la gouvernance publique, les dynamiques territoriales et l’évaluation des politiques dans les contextes fragiles, avec un accent particulier sur Haïti et la Caraïbe francophone. Auteur de plusieurs ouvrages et d’articles scientifiques, il a développé la théorie de l’« incompatibilité des choix publics » pour analyser les contradictions structurelles des États fragiles. Ses recherches articulent une approche critique, territoriale et comparée des enjeux de souveraineté, de développement et de résilience.

Comment citer cette publication

Christophe Providence, « Élections législatives en Haïti : restaurer le parlement ou reproduire les blocages ? », Le Rubicon, 3 décembre 2025 [https://lerubicon.org/elections-legislatives-en-haiti-restaurer-le-parlement-ou-reproduire-les-blocages/].