Au Mali, la junte militaire est-elle tombée en panne ? - Le Rubicon

Au Mali, la junte militaire est-elle tombée en panne ?

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Nov 26

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Ce texte est une traduction de l’article « Is Mali’s Military Regime Running Out of Gas? », publié le 3 novembre 2025 sur le site de l’Egmont Royal Institute for International Relations.

Après près de deux mois de blocus économique imposé par le Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (Jama’at Nusrat al-Islam wal-Muslimin, JNIM), affilié à Al-Qaïda, le régime militaire malien est sous pression pour trouver des solutions à une situation de plus en plus difficile, tant pour la population et les forces de sécurité que pour sa propre stabilité. Des centaines de camions-citernes en provenance du Sénégal, de la Côte d’Ivoire et de la Guinée ont été détruits, rendant les principales routes du pays quasiment impraticables et bloquant les voies d’approvisionnement qui mènent à la capitale. Jusqu’à présent, le régime n’a cependant pas su trouver de solution efficace pour remédier à la situation, se limitant à des mesures d’allègement et à la fermeture exceptionnelle des écoles et des universités pendant deux semaines. Craignant une montée du mécontentement populaire, les États occidentaux ont appelé leurs ressortissants à quitter la capitale dans une série d’annonces faites fin octobre, ce qui a encore accentué la pression sur le gouvernement malien. Comment en est-on arrivé là ? Que fait le régime malien pour faire face à cette situation et quels sont les scénarios possibles à court et moyen terme ?

La montée en puissance du JNIM

La junte malienne est confrontée, depuis trois ans, à une menace jihadiste croissante, émanant à la fois de l’État islamique au Sahel et, surtout, du JNIM, qui se renforce et s’étend sur l’ensemble du territoire. Ironiquement, cette évolution s’intensifie alors même que les autorités maliennes diffusent un récit stratégique autour de la montée en puissance des forces armées. La reprise symboliquement importante, en novembre 2023, de la ville de Kidal par l’armée malienne, avec l’aide du groupe russe Wagner, avait d’abord été perçue comme prouvant cette reprise de terrain tant annoncée. Pourtant, à peine six mois plus tard, les forces armées maliennes ont subi une défaite humiliante à Tinzaouaten face aux rebelles séparatistes du Nord alliés au JNIM, infligeant les pertes connues les plus lourdes au groupe Wagner, avec plus de 70 combattants tués. Deux attaques simultanées du JNIM à Bamako en septembre 2024, visant des infrastructures militaires de haut niveau et causant la mort de 70 gendarmes maliens – la première attaque dans la capitale en sept ans –, ont par ailleurs suggéré que les jihadistes, et non les forces armées étatiques, sont montés en puissance.

Au cours de l’année écoulée, le JNIM a également ouvert un nouveau front dans l’Ouest du Mali, après s’être initialement concentré sur le Nord et le centre du pays. En juillet 2025, le groupe a mené sept attaques simultanées d’une ampleur inédite dans la région de Kayes, à proximité des frontières avec la Mauritanie et le Sénégal. Cette offensive a transformé la zone en une nouvelle et périlleuse « région des trois frontières », ajoutant un second foyer de violence jihadiste à celui de Liptako-Gourma, situé entre le Burkina Faso, le Niger et le Mali. Cette expansion territoriale s’est également illustrée par la prise de la ville de Farabougou, en août dernier, localité stratégique située près de la frontière mauritanienne. Libérée du contrôle jihadiste par le nouveau régime militaire en 2020, Farabougou était jusqu’alors considérée comme un symbole de la réussite militaire du général Assimi Goïta. Depuis août, elle est toutefois devenue un modèle de gouvernance jihadiste, où la charia est strictement appliquée : interdiction de l’alcool et de la musique, auxquelles s’ajoutent de sévères restrictions pour les droits des femmes.

La série d’attaques jihadistes de cet été a été suivie d’un changement de stratégie de la part du JNIM qui cherche désormais à imposer des blocus économiques autour de plusieurs grandes zones urbaines, notamment celles de Farabougou, Tombouctou et Bamako. Le 3 septembre, le groupe a annoncé avoir mis en place un blocus dans les régions maliennes de Kayes et de Nioro, dans l’Ouest du pays. Ses combattants ont attaqué des convois de transport de carburant, incendié des bus et menacé Diarra Transport (l’une des plus grandes compagnies de transport privées du pays) de représailles si elle poursuivait ses activités. Un accord controversé entre l’entreprise et le JNIM, qui autorisait la reprise des transports sous des conditions sociales et religieuses strictes, a conduit les autorités maliennes à suspendre temporairement la première.

Le groupe jihadiste a aussi ciblé les convois d’approvisionnement en pétrole en provenance des pays voisins, le Sénégal et la Côte d’Ivoire, qui assurent près de 95 % des besoins énergétiques du Mali. Cette stratégie vise explicitement à isoler Bamako et à révéler la faiblesse du contrôle territorial exercé par le régime militaire. Au début du mois de novembre, plus de 200 camions-citernes ont été détruits et une quinzaine de chauffeurs ont été tués ou enlevés. Après 2 mois de blocus effectif, Bamako connaît une grave pénurie de carburant, entraînant une flambée des prix des denrées alimentaires et de l’essence, une paralysie de nombreuses entreprises et une perturbation des activités économiques. La situation devient de plus en plus difficile pour la population et représente désormais un risque politique pour les autorités maliennes.

Fermeture des écoles et fuite des Occidentaux

La réaction du régime malien au blocus économique a consisté à mobiliser un comité de crise interministériel, à renforcer la présence militaire et les dispositifs de surveillance (en multipliant les postes de contrôle de sécurité entre les principales villes), tout en lançant plusieurs opérations contre le JNIM. Dans une allocution publique consacrée à la crise, le Premier ministre malien a affiché sa détermination et appelé la population à faire preuve de résilience. Son discours est rapidement devenu viral, notamment du fait de cette déclaration : « Même si nous devons aller chercher du carburant à pied avec des cuillères, nous le ferons. » Pourtant, plus d’un mois plus tard, les autorités se sont montrées de plus en plus discrètes, le renforcement militaire n’ayant pas permis de contrecarrer l’insurrection. Les médias contrôlés par l’État ont également réduit leur couverture de la crise. Faute de pouvoir traiter efficacement la cause principale du problème, le régime malien a choisi d’en gérer les conséquences et, dans une tentative d’apaiser les tensions, a exceptionnellement ordonné la fermeture des écoles et des universités pendant 2 semaines, jusqu’au 10 novembre.

La situation de plus en plus tendue a conduit les gouvernements occidentaux à mettre à jour leurs conseils aux voyageurs, demandant à leurs ressortissants de quitter le pays dès que possible. Les États-Unis ont été les premiers, à la fin du mois d’octobre, à exhorter leurs citoyens à partir immédiatement par vols commerciaux, rapidement suivis par plusieurs États européens dont le Royaume-Uni, l’Italie, la Belgique, les Pays-Bas, l’Allemagne et l’Espagne. L’imprévisibilité d’un éventuel mouvement de contestation populaire, alimenté par la pénurie de carburant et la flambée des prix, a poussé les acteurs internationaux à prendre des mesures de précaution, craignant une nouvelle dégradation de la situation sécuritaire. Toutefois, si certains États, de façon unilatérale, ont modifié leurs conseils aux voyageurs, la mission de politique de sécurité et de défense commune (PSDC) de l’Union européenne dans le pays (EUCAP Sahel Mali) demeure pour l’instant opérationnelle, bien qu’avec des effectifs réduits et soumise à des économies de carburant. Parallèlement, le versement récent d’une rançon record de 50 millions d’euros par les Émirats arabes unis pour la libération d’un de leurs ressortissants, enlevés par le groupe jihadiste en septembre, a encore accru les risques pour la sécurité des ressortissants étrangers dans le pays, ce paiement constituant une incitation supplémentaire aux enlèvements.

Et maintenant ?

Les spéculations vont bon train dans les médias et sur les réseaux sociaux quant aux différents scénarios possibles concernant l’avenir de Bamako, du Mali et de la junte militaire. Parmi eux figurent la chute de la plus grande ville du pays, un règlement négocié entre les jihadistes et le régime, ou encore une offensive militaire qui permettrait aux autorités maliennes de briser le blocus.

Une capitale et un régime peuvent tomber de différentes manières, à la suite d’attaques délibérées menées par des forces ennemies – dans ce cas, le JNIM – ou d’un soulèvement populaire porté par la frustration provoquée par une situation particulière.

La première option, c’est-à-dire une prise de pouvoir par le JNIM consécutive à une offensive armée, semble pour l’instant peu probable pour plusieurs raisons. Premièrement, il n’est pas certain que ce soit l’objectif du JNIM. Faire pression sur le régime, affaiblir sa légitimité et son autorité, et accroître le mécontentement populaire à son égard est une chose ; tenter de prendre le contrôle du pays et de le gouverner en est une autre. Deuxièmement, bien que la capitale ait subi des attaques au cours de l’année écoulée, révélant les faiblesses des forces de sécurité maliennes, le régime s’efforcerait très probablement de déployer les moyens suffisants en cas de menace directe – y compris l’Africa Corps russe – pour défendre la ville et, par extension, sa propre survie. Il est également important de noter que le JNIM ne bénéficie actuellement pas d’un soutien populaire significatif dans la capitale, ce qui rendrait ce scénario risqué. Troisièmement, si une intervention extérieure d’États voisins pour défendre le régime actuel semble peu probable à ce stade, elle n’est pas totalement impossible et constituerait un risque inutile pour le groupe jihadiste.

Une autre option possible impliquerait un règlement politique négocié entre les autorités militaires et le groupe jihadiste. Cela représenterait toutefois un revirement majeur pour le régime, qui est arrivé au pouvoir en promettant de vaincre les jihadistes et qui a toujours refusé d’envisager une telle option. Des recherches récentes suggèrent toutefois qu’un choc exogène – tel qu’une détérioration économique ou des troubles sociaux généralisés, ce qui est clairement le cas aujourd’hui – pourrait modifier cette position et pousser les autorités à la table des négociations. Néanmoins, cela s’avérerait probablement coûteux pour le régime : il perdrait de la légitimité simplement en acceptant de négocier et, compte tenu de l’avantage actuel des jihadistes, ces derniers fixeraient très certainement des conditions très strictes pour les pourparlers et imposeraient avec rigueur des exigences conformes à leur agenda islamiste dogmatique.

Une troisième option verrait la prolongation d’un blocus économique, qui provoquerait des troubles sociaux et des manifestations populaires dans la capitale. Une telle situation pourrait soit entraîner une répression violente de la part de l’armée malienne, soit approfondir les divisions existantes au sein des forces de sécurité, qui ont récemment subi plusieurs purges politiques. Le régime militaire opterait presque certainement pour la première option afin de maintenir son emprise sur le pouvoir. Il n’est toutefois pas impossible que des factions au sein des forces de sécurité saisissent l’occasion pour exploiter les troubles et tenter un nouveau coup d’État. Même si elles réussissaient, elles devraient néanmoins faire face à la tâche ardue de résoudre la crise sécuritaire et logistique actuelle causée par les blocus des jihadistes – une position loin d’être enviable.

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En résumé, la crise actuelle au Mali souligne l’échec de la junte militaire à tenir ses promesses, à contenir la violence et, enfin, à vaincre les groupes jihadistes. Elle met également en évidence la force croissante du JNIM, qui a réussi à ouvrir un nouveau front à l’ouest, à imposer différents blocus économiques et à exercer une pression considérable sur les autorités maliennes. La situation reste très instable, ce qui rend toute prévision vaine. On peut cependant dire, à l’heure actuelle, que chacun des scénarios possibles entraînerait probablement une nouvelle perte de légitimité et de contrôle pour le régime malien.


Crédits photo : Anne Czichos

Auteurs en code morse

Nina Wilén

Nina Wilén (@ninawilen) est directrice du programme Afrique à l’Institut royal des relations internationales Egmont, professeure associée au département de science politique de l’université de Lund, et elle vient de publier l’ouvrage Securitizing the Sahel: Analysing External Interventions and their Consequences en 2025, avec Oxford University Press.

Comment citer cette publication

Nina Wilén, « Au Mali, la junte militaire est-elle tombée en panne ? », Le Rubicon, 26 novembre 2025 [https://lerubicon.org/au-mali-la-junte-militaire-est-elle-en-panne/].