Les recompositions sécuritaires en Europe du Nord et dans la Baltique : entre atlantisation, intégration régionale et défense totale - Le Rubicon

Les recompositions sécuritaires en Europe du Nord et dans la Baltique : entre atlantisation, intégration régionale et défense totale

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Nov 19

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Au début des années 2000, l’espace nordico-baltique était, du point de vue stratégique, structuré en deux ensembles : d’un côté, des États membres (Danemark, Estonie, Lettonie, Lituanie, Norvège, Pologne) ou partenaires (Finlande, Suède) de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) ; de l’autre, une Russie engagée dans un dialogue institutionnalisé avec l’Alliance. Toutefois, par-delà cette configuration binaire, des disparités persistaient au sein du camp occidental, où les politiques de sécurité demeuraient hétérogènes. Toutefois, à compter de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, le contexte de détérioration de la sécurité dans la région (qui s’inscrit dans une dynamique entamée dès la guerre russo-géorgienne de 2008) a changé la donne. Dès lors, la Finlande, la Suède, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie ont fait l’objet de nombreuses intimidations qui ont souligné leur vulnérabilité. Le déclenchement de la guerre en Ukraine en février 2022 entraîne la multiplication et la diversification de ces provocations. Ainsi, l’espace formé par les deux Nordiques et les républiques baltes cesse d’apparaître comme une périphérie stratégique, alors que la Norvège et le Danemark (qui se percevaient jusqu’alors protégés par la zone-tampon formée par la Finlande et la Suède neutres) se sentent eux-mêmes de plus en plus vulnérables.

Face à une menace multiforme, persistante et désormais systémique en provenance de la Russie, et dans le contexte d’une imprévisibilité croissante des engagements américains (notamment depuis le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche), comment les quatre États nordiques[1] et les trois républiques baltes repensent-ils leur politique de sécurité ? Quels moyens de défense, de résilience et d’intégration mettent-ils en œuvre pour se protéger et, ainsi, contribuer à la sécurité de l’Europe ?

Nous faisons l’hypothèse que la guerre en Ukraine et la pression croissante que ces États subissent en provenance de la Russie les conduisent à faire évoluer leur politique de sécurité dans la même direction. Si l’OTAN demeure le socle principal de la défense collective, elle est de plus en plus complétée par une remilitarisation nationale, une stratégie de défense totale, des formes renouvelées de coopération régionale et un recours pragmatique aux instruments européens. Cette approche multi-niveaux témoigne d’une volonté d’adaptation à un environnement de plus en plus fragmenté, où la sécurité nationale repose autant sur la capacité d’intégration que sur la résilience militaire et civile.

Le pilier atlantique : entre protection et incertitude

À partir de la fin de la guerre froide, les États baltes et les pays nordiques voient dans l’OTAN et les États-Unis le point d’ancrage de la sécurité régionale. Toutefois, si la présence militaire américaine et les dispositifs atlantiques offrent une protection essentielle face à une Russie perçue comme menaçante, la volatilité de Washington – particulièrement visible sous les mandats du président Donald Trump – fait finalement de ce parapluie nécessaire un atout fragile.

L’OTAN, un bouclier indispensable dans un environnement instable

Le Danemark et la Norvège ont, pendant longtemps, été les seuls États de l’espace nordico-baltique à faire de l’Alliance atlantique (dont ils sont membres fondateurs) la pierre angulaire de leur politique de sécurité. Puis, au sortir de la guerre froide, les deux autres Nordiques et les trois Baltes se rapprochent rapidement de l’OTAN, y voyant une ressource incontournable pour leur sécurité.

Ainsi, la Finlande et la Suède prennent part au Partenariat pour la paix (PPP) dès son lancement, en 1995, ce qui leur permet de s’impliquer dans diverses activités proposées par l’OTAN (notamment des opérations régionales de gestion de crise), tout en restant fidèles à leur tradition de neutralité qui les empêche d’adhérer à une alliance militaire. De leur côté, les Baltes, traumatisés par leur appartenance forcée à l’Union soviétique entre la fin de la Première Guerre mondiale et le début des années 1990, souhaitent vivement intégrer l’OTAN (depuis 1949 pour l’Estonie), dans laquelle ils voient la seule garantie crédible face à une Russie considérée comme révisionniste. Dans les années 1990, ils participent, dans le cadre du Conseil de coopération nord-atlantique (CCNA) et du PPP, à divers programmes de l’OTAN, ainsi qu’à la Northern Europe Initiative (NEI), lancée par les États-Unis en 1997. Toutefois, ils ne se sentent pleinement à l’abri qu’une fois devenus membres de l’Alliance atlantique en 2004, comme l’exprime la formule « Never again alone » (« Plus jamais seuls »), prononcée par le Premier ministre estonien Lennart Meri.

En 2014, dans le contexte de l’annexion de la Crimée par la Russie, la Finlande et la Suède, tout en demeurant non-alliées, se rapprochent de l’OTAN à travers un accord de Host Nation Support et le partenariat « Nouvelles opportunités », ce qui se traduit par leur participation accrue à des programmes de coopération (tels que le Processus de planification et examen et l’Initiative pour l’interopérabilité), des opérations (en Bosnie-Herzégovine, en Afghanistan, en Irak, au Kosovo) et à des exercices conjoints sous l’égide de l’OTAN (tels que Saber Strike, Aurora 17 ou encore BALTOPS 22). Dès lors, l’Alliance atlantique devient progressivement la clé de voûte de leur politique de sécurité, alors même que ces deux États n’en sont pas membres.

Dans le même temps, l’OTAN renforce sa présence dans la région, via le lancement en 2017 du mécanisme Enhanced Forward Presence (eFP ou Présence avancée renforcée), qui repose sur le stationnement de bataillons multinationaux dans plusieurs pays du flanc oriental de l’Alliance, dont les pays Baltes, tandis que les exercices BALTOPS, qu’elle organise depuis 1971 dans l’espace Baltique, s’ouvrent à la Finlande et à la Suède. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, ces deux dernières, tournant complètement la page de la neutralité, candidatent à l’OTAN. Toutefois, comme le raconte l’ancien secrétaire général de l’organisation, Jens Stoltenberg, dans ses mémoires, leur adhésion ne se fait pas sans heurt, la Turquie et la Hongrie n’acceptant de la ratifier qu’en contrepartie de concessions de la part d’Helsinki et de Stockholm. À l’issue de ce double élargissement, l’ensemble des pays nordiques et des États baltes passe sous le parapluie otanien, de sorte qu’ils sont alignés.

Les États-Unis, un partenaire majeur mais imprévisible

En complément de leur coopération avec l’OTAN, les États nordiques et baltes développent des relations étroites avec les États-Unis. Dans le cadre du forum de coopération Enhanced Partnership in Northern Europe (E-PINE), lancé en 2003 par les États-Unis pour renforcer la coopération stratégique avec les pays nordiques et baltes, est établi en 2016 le U.S.-Baltic Strategic Dialogue, qui conduit à la conclusion d’accords bilatéraux de coopération de défense (2017) et d’une feuille de route de coopération sécuritaire (2019) entre les États-Unis et, individuellement, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie. En 2021, Oslo conclut à son tour un accord bilatéral de défense avec Washington, suivie en cela par Copenhague, Helsinki et Stockholm avant le retour de Donald Trump à la Maison-Blanche. S’inscrivant en complément des dispositifs de l’OTAN, ces accords, qui autorisent les États-Unis à faire stationner des troupes, à stocker des équipements militaires et à utiliser des infrastructures militaires clés sur le territoire des pays baltes et nordiques, visent à créer une capacité de réaction bilatérale rapide et autonome dans un contexte de menace croissante de la part de la Russie.

Toutefois, avec l’installation de l’administration Trump 2, la confiance dans le partenariat transatlantique faiblit. Certes, l’OTAN a entraîné, entre janvier et juin 2024, quelque 90 000 soldats à la sécurisation des espaces allant, d’une part, de l’Atlantique à l’Arctique et, d’autre part, du Grand Nord à l’Europe centrale et orientale, et a lancé, en janvier 2025, l’opération « Sentinelle balte » en vue de protéger les infrastructures critiques dans la région. Cependant, elle apparaît comme un partenaire moins fiable au regard des prises de position du président américain, qui entend conditionner l’application de l’article 5 du traité de l’Atlantique Nord au niveau des dépenses militaires des alliés. D’ailleurs, si les États-Unis ont pris part aux opérations Freezing Winds 24 et Defender 25, ils ont refusé de participer à la force déployée dans le Nord de la Finlande dans le cadre du mécanisme eFP. Dans ce contexte d’incertitude stratégique, les États nordiques et baltes explorent la possibilité d’un recentrage partiel sur l’Europe, sans que cela constitue une quête d’autonomie.

Le recentrage stratégique sur l’Europe, une nécessité

Si l’Union européenne (UE) était initialement considérée comme un acteur de sécurité de second rang, dans le contexte de la guerre en Ukraine, elle recouvre une importance nouvelle aux yeux des États nordiques et baltes, en raison de sa boîte à outils plus complète, de son poids industriel et réglementaire et de ses budgets plus importants que ceux de l’OTAN. Dans le même temps, ces pays cherchent à renforcer leur coopération régionale pour mieux faire face à leur nouvel environnement sécuritaire.

La coopération en Europe, un levier de sécurité devenu incontournable

Dans les années 1990-2000, la priorité des politiques de sécurité de la plupart des pays européens est de participer à des opérations multinationales de gestion de crise. Dans cette perspective, États nordiques et baltes, à l’exception du Danemark et de la Norvège, inscrivent leur politique de sécurité dans le cadre de la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC) de l’UE. Alors que le Danemark, membre des Communautés européennes depuis 1973, a obtenu, lors de l’avènement de l’UE, une dérogation pour ne pas participer à la PESC, la Finlande et la Suède se sont, au contraire, engagées, au moment de leur adhésion à l’Union (1995), à y prendre pleinement part. De la même manière, les États baltes s’investissent dans la PESC dès leur entrée dans l’UE en 2004. Quant à la Norvège, bien qu’elle n’intègre pas l’Union, elle devient membre associée de l’Agence européenne de défense en 2006 et soutient la plupart des résolutions de politique étrangère de l’UE, participant même à son groupement tactique nordique.

Si, jusqu’à l’éclatement de la guerre en Ukraine, les pays nordico-baltiques ne voient pas dans l’UE une source de sécurité, ils n’ont de cesse, à compter de 2022, d’inscrire leur politique de sécurité dans le cadre européen. Ainsi, le Danemark décide de rejoindre la Politique commune de sécurité et de défense de l’Union le 1er juillet 2022 à la suite d’un référendum, à l’occasion duquel 67 % des votants se sont prononcés en faveur de la levée de la clause de non-participation du pays à la PESC. Puis, la Norvège conclut avec l’UE un partenariat de sécurité et de défense. Ainsi, Nordiques et Baltes bénéficient des instruments européens de sécurité, notamment la Facilité européenne pour la paix, les projets de mobilité militaire et le soutien accru à l’industrie de défense. À terme, le projet RailBaltica, qui vise à intégrer les pays Baltes dans le réseau ferroviaire européen, facilitera la circulation de troupes et d’équipement stratégique entre, d’une part, la Pologne, la Lituanie, la Lettonie l’Estonie et la Finlande, et, d’autre part, les autres pays de l’Union.

En parallèle, on assiste à des rapprochements bilatéraux ou trilatéraux entre les États nordiques et baltes avec des puissances européennes. Le Royaume-Uni est, de longue date, un acteur stratégique majeur dans la région nordico-baltique. Il est à l’origine, en 2014, de la Joint Expeditionary Force (JEF), coalition volontaire mobilisable en dehors du cadre de l’OTAN et regroupant pays baltes, pays nordiques et Pays-Bas. Il est également la nation-cadre du bataillon de l’OTAN présent en Estonie au titre de l’eFP. À partir de 2020, il conclut plusieurs accords bilatéraux avec chacun des quatre Nordiques et des trois Baltes, cherchant ainsi à sécuriser militairement la Baltique. En 2025, il rejoint, conjointement avec la Norvège, le programme commun de véhicules blindés (CAVS), réunissant l’Allemagne, le Danemark, la Lettonie et la Suède, et conduit par la Finlande. Cet investissement du Royaume-Uni dans la région est particulièrement apprécié dans les cercles stratégiques baltes, qui voient dans Londres un partenaire crédible, moins exposé aux fluctuations politiques internes que Washington.

D’autres puissances européennes sont également très investies dans l’espace nordico-baltique, à l’instar de l’Allemagne et de la France : depuis 2023, 4 000 soldats allemands stationnent de manière permanente en Lituanie, ce qui représente le déploiement permanent de l’armée allemande à l’étranger le plus conséquent depuis la Seconde Guerre mondiale, tandis que Paris a renforcé sa présence en Estonie dans le cadre de l’eFP et consolide sa coopération militaire avec Vilnius, notamment via la livraison de systèmes d’artillerie CAESAR et des partenariats en cybersécurité.

En complément de cette coopération européenne, les pays nordiques et baltes resserrent leur coopération sécuritaire.

La coopération nordico-baltique, une ressource sécuritaire consolidée

États baltes et nordiques développent séparément, dans les années 1990 et 2000, leur coopération sécuritaire propre, notamment afin de renforcer leur capacité à participer à des programmes de l’OTAN. Ainsi, au lendemain du départ des dernières troupes russes de leur territoire, les trois Baltes mettent en place, dans la perspective de leur réarmement et de leur rapprochement avec l’Alliance atlantique, plusieurs instances sécuritaires conjointes : un bataillon d’infanterie (BALTBAT, 1994), un réseau intégré de surveillance aérienne (BALTNET, 1996/2000), un escadron naval commun dédié au déminage et à la sécurité maritime (BALTRON, 1997) et un collège de défense destiné à former officiers et civils à exercer des fonctions de direction (BALTDEFCOL, 1998). De leur côté, les quatre Nordiques créent, en 2009, conjointement avec l’Islande, la Coopération nordique de défense (NORDEFCO), un outil alors principalement dédié à la promotion de la démocratie et des droits humains.

Tandis que les Baltes, une fois devenus membres de l’OTAN, se désinvestissent de leur coopération régionale, les pays nordiques relancent la leur dans le contexte de l’annexion de la Crimée par la Russie : la NORDEFCO devient ainsi un espace de partage d’informations, notamment au sujet de l’activité russe dans le Grand Nord et dans la péninsule de Kola, et le cadre d’exercices militaires et de patrouilles maritimes et aériennes conjoints, à l’instar des exercices Arctic Challenge Air Force. Cette coopération nordique s’intensifie avec la guerre en Ukraine : en 2024, les gouvernements des pays membres de la NORDEFCO adoptent ainsi un nouveau Concept de défense nordique et le plan Vision 2030, qui prévoient la synchronisation de la planification de défense des États participants, ainsi que le développement de capacités communes, d’entraînements et d’opérations conjoints. Plus largement, les chefs d’état-major des quatre pays plaident pour une intégration de leurs forces armées, ainsi que de leurs concepts de défense totale, de manière à former une région intégrée. En revanche, les États baltes, plutôt que de relancer leur coopération, se contentent de se coordonner pour acquérir du matériel militaire, ou encore construire des fortifications le long des frontières avec la Russie et la Biélorussie (Baltic Defence Line).

Parallèlement, les États nordiques et baltes signent entre eux de nombreux accords de coopération de défense multilatéraux afin d’accroître leur capacité à mener des opérations militaires conjointes en cas de guerre ou pour faciliter l’acquisition commune d’équipements aux mêmes standards. Ils multiplient en outre les rencontres dans le cadre informel Nordic-Baltic 8 (NB8), qui rassemble les cinq Nordiques et les trois Baltes, formant ainsi une sorte de front uni contre la menace russe. Ces développements multilatéraux impliquent parfois des pays voisins, notamment l’Allemagne et la Pologne, à l’instar de la brigade lituano-polono-ukrainienne (LITPOLUKRBRIG). Enfin, les pays nordiques et baltes étendent le champ de leur coopération régionale aux enjeux sécuritaires, de manière notamment à renforcer leur capacité à résister aux menaces hybrides, telles que les flottes fantômes, la désinformation ou encore le brouillage des signaux GPS.

Cependant, ce renforcement de la coopération régionale et la montée en puissance des capacités de l’UE ne sont pas suffisants pour compenser un éventuel désengagement américain. Aussi Nordiques et Baltes cherchent-ils à consolider leurs capacités nationales de défense.

Une approche intégrée de la défense nationale

Mettant fin à l’illusion d’une stabilité régionale, l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, puis la guerre en Ukraine ont réactivé le spectre d’une menace militaire conventionnelle. Dans ce contexte, les pays nordiques et baltes adaptent leurs doctrines et leurs politiques de sécurité afin de renforcer leurs capacités de défense territoriale et de résilience sociétale.

La défense territoriale, une priorité stratégique

Dans les années 1990 et 2000, Nordiques et Baltes, estimant alors peu probable une attaque directe de la Russie contre leur territoire, limitent au minimum leurs efforts en matière de défense nationale pour se concentrer sur leur participation à des opérations multinationales. Ainsi, à la différence de la Finlande et de l’Estonie, qui, partageant respectivement 1 340 km et 294 km de frontière avec la Russie, maintiennent l’impératif de la défense territoriale, le Danemark, la Norvège, la Suède, la Lettonie et la Lituanie procèdent à d’importantes coupes budgétaires en matière de défense. Stockholm démilitarise même l’île de Gotland, située à 330 km de l’enclave russe de Kaliningrad, et abandonne la conscription obligatoire en 2010, suivant en cela Riga (2006) et Vilnius (2008).

Toutefois, après une décennie dominée par la coopération internationale, le retour de tensions en Europe de l’Est ravive l’importance de la défense territoriale. Si la guerre russo-géorgienne de 2008 est perçue par la Finlande et les Baltes comme le premier signe d’une résurgence de la menace russe conventionnelle, cela ne se traduit pas par une augmentation des dépenses de défense, hormis en Estonie, qui y consacre près de 2 % de son produit intérieur brut (PIB) dès 2012, notamment pour développer son expertise en matière de cyberdéfense. En revanche, à la suite de l’annexion de la Crimée par la Russie, qui s’accompagne de diverses manœuvres d’intimidation à leur encontre (militarisation de l’enclave de Kaliningrad, intrusions dans leur espace aérien, exercices militaires russes de grande ampleur à leurs frontières, actions de désinformation), les pays baltes et les pays nordiques, à l’exception du Danemark qui ne le fera qu’en 2023, adaptent leur doctrine de sécurité à l’évolution de leur environnement – mettant l’accent sur la défense territoriale. La Lituanie (2015) et la Suède (2017) réintroduisent la conscription, tandis que l’île suédoise de Gotland est remilitarisée en 2016. Parallèlement, la part du PIB consacrée à la défense augmente sensiblement en Lettonie et en Lituanie, atteignant 2 % dès 2018, et, dans une moindre mesure, chez les Nordiques, où elle plafonne en dessous de 1,5 %. L’argent est principalement investi dans la constitution de nouvelles unités et l’acquisition d’équipements modernes, en vue d’augmenter la force de frappe et d’améliorer la capacité de réaction rapide face à des attaques hybrides.

La guerre de haute intensité que mène la Russie en Ukraine depuis le 24 février 2022 accroît le sentiment de vulnérabilité des États baltes et nordiques, qui, s’ils ne sont pas en guerre eux-mêmes, ne se considèrent pour autant plus en paix, d’autant plus qu’ils font l’objet de provocations encore plus nombreuses et diverses (câbles sous-marins endommagés, migrants positionnés à la frontière russo-finlandaise, sabotage d’installations hydrauliques, etc.).

Dans ce contexte, chaque pays intensifie davantage ses efforts pour améliorer ses capacités de défense territoriale et de résistance aux menaces hybrides, mais aussi pour pouvoir remplir son rôle au sein de la dissuasion et de la défense collective de l’OTAN, notamment en permettant l’accueil et le transit de forces alliées sur son sol et en disposant de capacités déployables en dehors de leur territoire. Cela donne lieu à une augmentation sensible des budgets de défense, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie y consacrant en 2024 respectivement 3,43 %, 3,15 % et 2,85 % de leur PIB, et les quatre Nordiques entre 2,14 et 2,41 %.

Les nouveaux investissements réalisés sont principalement destinés à la militarisation, via de nouvelles acquisitions et l’augmentation des stocks de munitions ; à l’amélioration des moyens de surveillance, via l’achat de drones notamment ; à la sécurisation des frontières avec la Russie et la Biélorussie ; ainsi qu’au renforcement des armées de réserve et de conscription (augmentation du nombre de conscrits, ouverture aux femmes, allongement de la durée, etc.), y compris en Lettonie, où le service militaire est réintroduit en 2023. En 2025, au regard des pratiques russes en Ukraine, les trois Baltes et la Finlande décident de se retirer de la convention d’Ottawa de 1997 sur l’interdiction des mines anti-personnel, et la Lituanie quitte la convention de 2008 interdisant les armes à sous-munitions, rejoignant ainsi la Finlande, l’Estonie et la Lettonie, qui n’y sont pas parties. Enfin, les quatre Nordiques, comme les trois Baltes, prévoient d’augmenter fortement leurs dépenses de défense d’ici les années 2030.

Résilience et solidarité, des impératifs partagés

Au-delà de la remilitarisation, les doctrines nationales de sécurité des pays baltes et des pays nordiques mettent désormais toutes l’accent sur la « défense totale ». Institutionnalisé pendant la guerre froide par les pays neutres d’Europe, notamment la Finlande et la Suède, ce concept renvoie à une approche élargie de la sécurité, qui combine préparation militaire et résilience civile et, dans cette perspective, repose sur la mobilisation de tous les citoyens et de toutes les ressources nationales (militaires, économiques, sociétales, informationnelles, psychologiques, etc.). Concrètement, l’adoption d’une « défense totale » se traduit par des mesures de protection des infrastructures critiques, par des actions de sensibilisation aux attaques cyber et informationnelles, par des plans de préparation de la société civile aux situations d’urgence, par le développement d’abris, ainsi que par des programmes visant à faciliter la collaboration entre structures civiles et militaires en temps de guerre. En 2024, chaque pays a diffusé une brochure à destination de sa population, listant les produits de première nécessité à stocker et indiquant la conduite à avoir en cas de crise ou de guerre. Ces mesures sont très bien acceptées par les sociétés des pays baltes, qui, à l’occasion de la guerre en Ukraine, renouent avec la tradition de résistance civile non armée développée durant la guerre froide.

En renfort des dispositions visant à améliorer leurs capacités militaires et civiles de résistance en cas d’attaque, les pays nordiques et baltes font de leur soutien à l’Ukraine en guerre un élément de leur politique de dissuasion envers la Russie. Fidèles à leur posture de fermeté, l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie sont, en 2022, parmi les tout premiers à livrer des armes lourdes à Kyiv et à pousser les grandes capitales européennes, notamment Berlin et Paris, à accroître leur soutien militaire. Ils jouent également un rôle moteur au sein de la Drone Coalition, co-dirigée par la Lettonie et le Royaume-Uni, pour livrer des drones à l’Ukraine (dont 5 000 fournis par la Lettonie), soutenir la production industrielle régionale et renforcer les capacités technologiques baltes. Plus largement, par leur aide financière particulièrement élevée au regard de leur PIB, Baltes et Nordiques se situent aux premiers rangs des contributeurs européens. En février 2025, ils s’engagent, conjointement avec l’Islande, à former une brigade ukrainienne et à investir dans l’industrie de défense ukrainienne et, en novembre 2025, posent les bases, dans le cadre de la JEF, d’un partenariat renforcé avec Kyiv.

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Entre imprévisibilité transatlantique et recompositions régionales : vers une sécurité stratifiée

Les recompositions sécuritaires en Europe du Nord et dans la Baltique traduisent une adaptation permanente des pays de la région à un environnement stratégique instable. Elles se manifestent par une convergence autour de trois leviers : l’OTAN comme socle de la dissuasion, la défense totale comme matrice nationale et la diversification européenne et régionale comme relais de sécurité. Les États baltes en sont l’aiguillon : budgets élevés, infrastructures renforcées, pression diplomatique sur les grandes capitales, mais aussi leadership capacitaire. Les Nordiques, pour leur part, approfondissent l’intégration via la NORDEFCO et leur coopération propre.

Cet empilement de strates nationales, régionales, européennes et atlantiques constitue-t-il une garantie durable de sécurité, ou n’est-il qu’une réponse fragile aux incertitudes du moment ? C’est de la consolidation et de la cohérence de ces différentes strates que dépend la capacité des États nordiques et baltes à passer du statut d’avant-poste vulnérable à celui de fournisseur de sécurité pour l’Europe.

[1] L’Islande n’est pas incluse dans cette étude, car elle se trouve à distance de l’épicentre de la guerre en Ukraine et n’a pas d’armée.


Crédits photo : Trygve Finkelsen

Auteurs en code morse

Sophie Enos-Attali, Elizabeth Sheppard Sellam

Sophie Enos-Attali est maîtresse de conférences en science politique à l’Institut catholique de Paris, coordinatrice éditoriale de L’Année des relations internationales et chercheure associée à l’IRSEM et au Centre Thucydide (université Paris-Panthéon-Assas).

Elizabeth Sheppard Sellam (@DrLiz16), spécialiste des politiques de sécurité et de défense, est maîtresse de conférences à l’université de Tours et responsable du programme Politiques et Relations internationales.

Comment citer cette publication

Sophie Enos-Attali, Elizabeth Sheppard Sellam, « Les recompositions sécuritaires en Europe du Nord et dans la Baltique : entre atlantisation, intégration régionale et défense totale », Le Rubicon, 19 novembre 2025 [https://lerubicon.org/les-recompositions-securitaires-en-europe-du-nord-et-dans-la-baltique-entre-atlantisation-integration-regionale-et-defense-totale/].