Le projet de construction européenne a commencé avec l’énergie en 1951, mais celle-ci a ensuite été la grande oubliée du processus d’intégration. Les divisions entre États membres ont longtemps paralysé toute ambition commune, conduisant à un quasi-immobilisme pendant plus de 60 ans. Pire encore, l’Union européenne (UE) s’est cantonnée à un rôle de spectatrice lors des guerres gazières russo-ukrainiennes, incapable d’afficher une position unie.
Il aura fallu l’invasion de l’Ukraine en 2022 pour que le projet d’union de l’énergie prenne réellement forme. Paradoxalement, c’est Vladimir Poutine lui-même, artisan de la désunion gazière européenne depuis son arrivée au pouvoir en 1999, qui a précipité ce réveil énergétique. Pendant plus de deux décennies, la Russie a exploité la dépendance au gaz, qui représentait environ 45 % des importations européennes, pour diviser les États membres. En encourageant la signature de contrats bilatéraux, en poussant les pays à investir dans des projets gaziers concurrents et en bloquant toute dynamique collective notamment à l’est, où Gazprom jouissait d’une position de marché dominante, le Kremlin a empêché l’émergence d’un véritable marché européen de l’énergie. Une union de l’énergie aurait en effet signifié davantage de solidarité et un pouvoir de négociation accru, au détriment direct des intérêts russes. Dès le 10 mars 2022, l’UE s’est finalement engagée dans une rupture inédite avec le gaz russe, longtemps considéré comme irremplaçable. Toutefois, une dépendance aussi forte ne peut disparaître du jour au lendemain.
L’énergie se trouve aujourd’hui au cœur du destin européen. Sans autonomie énergétique, l’UE ne pourra pas jamais prétendre au statut de véritable puissance. Cette nécessité est d’autant plus pressante que l’ordre mondial a été redéfini par l’arrivée au pouvoir de Donald Trump pour un second mandat. Ce nouvel ordre repose désormais sur la loi du plus fort. Le manque d’autonomie énergétique place l’Europe en simple spectatrice, malgré l’ampleur de son marché et son poids économique. L’accord commercial conclu avec les États-Unis en 2025 en est une illustration : l’UE n’a pas réussi à faire valoir ses arguments économiques, car elle dépend des importations gazières américaines pour éviter de revenir au gaz russe. Pire encore, elle s’est engagée dans une nouvelle dépendance vis-à-vis des États-Unis, un partenaire qui ne peut plus être considéré comme entièrement fiable.
L’énergie, ADN historique du projet européen (1951-1956)
Le projet européen est né du charbon et de l’acier – une naissance qui reflète la volonté de transformer ces instruments de guerre en outils de paix durable. Marquée par les cicatrices profondes des conflits successifs entre la France et l’Allemagne, l’Europe d’après-guerre choisit de bâtir sa réconciliation en plaçant au cœur du projet commun les ressources mêmes qui avaient alimenté ces affrontements.
C’est dans cet esprit qu’est créée, en 1951 à Paris, la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA). Acte fondateur d’une Europe en devenir, la CECA incarne l’audace d’un projet supranational : mettre en commun les ressources stratégiques afin de rendre matériellement et politiquement impossible tout nouveau conflit entre les anciens ennemis du continent. Le charbon et l’acier deviennent également les clés de la reconstruction économique d’un continent dévasté.
Pourtant, la solidarité européenne vacille dès ses premiers pas, dans un contexte de mutation économique rapide où le charbon cède progressivement la place au gaz et au pétrole importés. En 1953, face à la crise minière, la Haute Autorité de la CECA propose une réponse commune. Toutefois, les États membres s’enferment dans une logique nationale, estimant que les difficultés relèvent de logiques propres à chaque pays plutôt que d’un problème européen. Ce fut la première grande désillusion : chacun pour soi, chacun ses intérêts. Une réponse collective aurait pourtant renforcé les pouvoirs de la Haute Autorité, ce que les États membres n’étaient pas encore prêts à accepter.
Quelques années plus tard, la crise de Suez de 1956 révèle brutalement la fragilité de l’approvisionnement énergétique européen et l’urgence d’en sécuriser et de diversifier les sources – un besoin auquel la Communauté ne répondra que très lentement, faute de volonté politique de ses États et d’outils communs.
Euratom et les illusions perdues d’une stratégie commune
À Rome, en 1957, deux nouveaux traités viennent compléter la CECA. Le premier fonde la Communauté économique européenne et le second crée Euratom, la Communauté de l’énergie atomique. Avec cette dernière naît une nouvelle ambition : faire du nucléaire civil le socle de l’autonomie énergétique européenne. L’atome devait incarner la promesse d’une Europe-puissance, affranchie des aléas géopolitiques du pétrole et du gaz.
Or, là encore, les divisions nationales prennent le pas sur la vision commune. La France mise sur une technologie nationale, tandis que d’autres, comme la Belgique ou l’Italie, choisissent des solutions importées. Par exemple, les premiers réacteurs de recherche ont servi à former les scientifiques et à tester la technologie américaine, ouvrant la voie aux centrales commerciales Doel et Tihange. Dans ce contexte, la Communauté ne parvient pas à faire émerger une filière nucléaire commune. Les États membres refusent de déléguer des compétences clés à Euratom, qui reste sans pouvoir réel sur les politiques énergétiques nationales. Toutefois, la Communauté établit un cadre pour l’achat commun d’uranium et impose des normes strictes de sûreté, accompagnées d’un système d’inspection efficace qui contribue à maintenir un niveau de sécurité très élevé.
Ce manque de vision commune trouve ses racines dans le traité fondateur lui-même. En 1957, l’énergie est pensée en silos autour du charbon, de l’acier et du nucléaire, sans compétences transversales européennes et, surtout, sans budget commun. Seule la création du Fonds social européen vient soulager les tensions sociales provoquées par les nombreuses fermetures de mines.
Pourquoi un tel refus des États de déléguer une partie de leur souveraineté ? L’explication est simple : l’énergie touche au cœur même de la souveraineté nationale. Elle est à la fois stratégique, économique et politique. Aucun gouvernement ne veut risquer d’en perdre le contrôle. La méfiance domine et l’horizon politique est toujours court-termiste, dicté par les prochaines échéances électorales nationales. Dans ces conditions, il est impossible de construire une vision énergétique à long terme au niveau européen, un constat qui demeurera valable jusqu’à l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022.
La naïveté stratégique et la dépendance au gaz russe
C’est dans ce climat de désunion que germe la plus grande erreur stratégique de l’histoire européenne : sa dépendance au gaz russe. L’idée, séduisante sur le papier, prend forme dans les années 1970 avec l’Ostpolitik du chancelier ouest-allemand Willy Brandt. La logique est simple : il s’agit d’apaiser les tensions Est-Ouest en renforçant les échanges énergétiques. Premier chancelier social-démocrate de la République fédérale d’Allemagne (RFA), Willy Brandt, s’inscrit dans la continuité de l’esprit de réconciliation porté par son prédécesseur chrétien-démocrate, Konrad Adenauer, l’un des pères fondateurs de l’Europe. Pour avoir initié cette Ostpolitik novatrice, Willy Brandt reçoit même le prix Nobel de la paix en 1971.
Cependant, cette politique reposait pourtant sur un malentendu fondamental : l’interdépendance était pensée comme un équilibre. Alors que l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS) avait besoin des devises occidentales, l’Allemagne dépendait du gaz soviétique bon marché. Ce que l’Allemagne de Willy Brandt n’a pas saisi, c’est que cette relation était profondément asymétrique. En choisissant de lier son approvisionnement énergétique à une puissance autoritaire, l’Allemagne a délégué une part essentielle de sa souveraineté et a entraîné avec elle le reste de la Communauté.
Les États-Unis de Ronald Reagan avaient, eux, perçu le danger. Ils ont tenté de bloquer les projets de gazoducs reliant l’URSS et l’Europe de l’Ouest par des sanctions. Mais les Européens – Français, Allemands, Néerlandais, Italiens, Autrichiens – croyaient au mythe de la fiabilité russe : après tout, même au plus fort de la guerre froide, jamais Moscou n’avait jamais coupé le robinet. Cette confiance, soigneusement cultivée par l’URSS, a en réalité masqué une dépendance structurelle qui s’est progressivement installée.
Deux chocs pétroliers, une occasion manquée
Les années 1973 et 1979 sont marquées par deux chocs pétroliers majeurs : le prix du baril s’envole, les économies vacillent, et le pétrole devient un instrument de pression géopolitique. La vulnérabilité énergétique des États européens est à nouveau mise en évidence. C’est l’occasion pour l’Europe de se doter d’une stratégie énergétique coordonnée, mais, une fois de plus, la Communauté manque le rendez-vous : face à la crise, les réponses restent strictement nationales et l’intégration énergétique échoue à se structurer.
La seule avancée notable est d’ordre institutionnel. Les leaders européens décident de se réunir plus régulièrement, et lorsque les circonstances le demandent, au sein d’un forum informel appelé Conseil européen. Toutefois, aucun budget, aucune nouvelle compétence, aucune solidarité réelle ne voient le jour alors que les États-Unis lancent une politique ambitieuse d’indépendance énergétique. Certes, dès 1968, la Communauté adopte une directive imposant des stocks pétroliers stratégiques. Cependant, la véritable solidarité s’organise plutôt à l’échelle transatlantique, avec la création de l’Agence internationale de l’énergie (AIE) sous l’égide de l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE). Tous les États européens n’y adhèrent pas : la France, fidèle à sa politique d’indépendance énergétique, choisit de rester en marge.
L’odyssée du marché européen de l’énergie
Ce n’est qu’à partir des années 1990 que le marché européen de l’énergie commence réellement à se structurer. Sous l’impulsion de l’Acte unique européen, la politique de concurrence s’impose progressivement et la majorité qualifiée remplace l’unanimité. Jacques Delors, alors président de la Commission européenne, relance la construction européenne grâce au marché unique. Dans le cadre de ce dernier, il initie le marché européen de l’énergie, un espace au sein duquel l’électricité et le gaz circulent librement entre les différents États. Il entend rompre avec les marchés nationaux fermés, dominés par des entreprises publiques toutes-puissantes qui contrôlent l’importation, la production, le transport et la distribution d’énergie sous la tutelle de l’État. L’objectif est clair : ouvrir les échanges, créer un marché européen concurrentiel, interconnecté, au sein duquel la solidarité énergétique peut s’exercer en cas de besoin.
Toutefois, ce projet d’intégration se heurte rapidement aux résistances nationales, les grandes entreprises publiques défendant leur monopole. C’est notamment le cas de la France, avec EDF-GDF, mais l’Allemagne freine également. Une minorité de blocage empêche alors les premiers pas vers l’ouverture du marché. Depuis, le marché européen a progressé, certes lentement et de manière inégale. Malgré ces limites, l’Europe dispose aujourd’hui du marché énergétique le plus intégré au monde. À titre de comparaison, aux États-Unis, le marché de l’électricité est partiellement intégré, avec de fortes différences entre les zones régulées par la Federal Energy Regulatory Commission (FERC) et celles des États, comme le Texas. En Chine, le marché reste largement contrôlé par l’État et en Amérique latine, des initiatives d’intégration existent, mais sont freinées par des infrastructures limitées et des divergences politiques.
Les guerres gazières russo-ukrainiennes : le choc du réel
L’élargissement de l’Union européenne en 2004 et 2007 a intégré les États d’Europe de l’Est, tous fortement dépendants du gaz russe pour des raisons historiques liées à leur passé communiste. L’Ukraine, devenue pays de transit après l’éclatement de l’URSS, se retrouve au cœur de tensions croissantes avec Moscou. Sous la présidence de Vladimir Poutine, la Russie adopte une posture de plus en plus impérialiste, utilisant l’énergie comme levier de pression.
Lorsque Vladimir Poutine interrompt les flux en 2006, puis à nouveau en 2009, l’impact est immédiat : 18 États membres subissent des coupures d’approvisionnement. La Slovaquie et la Bulgarie, peu connectées au marché intérieur européen, sont les plus durement touchées. La France, en revanche, résiste relativement bien, grâce à son mix énergétique diversifié.
Ces crises révèlent une nouvelle fois la vulnérabilité structurelle de l’Union : l’UE est un géant économique aux pieds d’argile en raison de ses faiblesses énergétiques. Incapable d’agir, elle subit et devient la victime collatérale des guerres gazières russo-ukrainiennes. Au-delà des coupures d’approvisionnement, le géant gazier russe Gazprom impose sa loi, notamment en Europe de l’Est. Dans certains cas, les gazoducs russes, hérités de l’époque communiste, traversent des pays comme la Roumanie sans même être connectés à leur réseau national, ce qui est contraire au droit européen – mais cela importe peu à Gazprom. Les contrats à long terme signés entre ces pays de l’Est et Gazprom avant leur adhésion à l’UE restent en vigueur. Pendant longtemps, Gazprom refuse toute renégociation, et cela malgré l’existence des clauses contraires au droit européen. Ce n’est qu’en 2018, sous la pression d’une procédure antitrust, que Gazprom finit par accepter finalement de se conformer aux règles européennes en Europe de l’Est, mettant ainsi un terme à ses pratiques abusives liées à sa position dominante. Il a donc fallu attendre 12 ans après l’adhésion des anciens pays communistes pour que Gazprom respecte enfin le droit européen.
Un lent réveil énergétique
La guerre gazière russo-ukrainienne de 2006 agit comme un véritable électrochoc pour l’Union européenne. Les chefs d’État s’emparent enfin de la question énergétique lors d’une réunion fondatrice les 8 et 9 mars 2007 à Bruxelles. Faute de compétences explicites dans les traités, l’Europe passe par la voie environnementale pour relancer le chantier, en mettant l’accent sur le verdissement du mix énergétique, l’amélioration de l’efficacité et la réduction des émissions. En 2008, elle adopte les célèbres objectifs « 3×20 » à l’horizon 2020 :20 % d’énergies renouvelables, 20 % de réduction des gaz à effet de serre et 20 % d’efficacité énergétique supplémentaire.
Pourtant, malgré cette dynamique, il n’existe toujours pas de budget européen dédié à l’énergie. La politique intégrée énergie-climat s’amorce, mais sans bras industriel structuré pour la soutenir. Si certaines entreprises européennes deviennent des champions du renouvelable, elles avancent le plus souvent sans soutien stratégique commun.
Il faut attendre l’entrée en vigueur du traité de Lisbonne le 1er décembre 2009 pour que la compétence énergétique soit formellement inscrite dans le droit européen. Toutefois, cette compétence reste limitée : le mix énergétique, la fiscalité et les relations extérieures restent des prérogatives nationales. Sur des sujets majeurs, comme l’énergie nucléaire ou les relations avec la Russie, les divisions entre États membres demeurent profondes. L’article 194, qui inscrit cette nouvelle compétence partagée entre l’Union et les États membres, ne fait en réalité que transcrire en droit un état de fait : la création du marché intérieur comme compétence européenne et le reste, c’est-à-dire les décisions liées à la souveraineté nationale, comme compétence nationale.
Cependant, en 2014, l’Union se dote pour la première fois d’un budget conséquent dédié aux infrastructures énergétiques, afin de bâtir un marché intérieur connecté. Ce financement vise à soutenir les projets les plus stratégiques pour la sécurité d’approvisionnement et la transition verte. L’Europe se dote également d’une clause de solidarité en cas de crise énergétique. L’intérêt de cette clause réside également dans la possibilité d’agir vite au niveau institutionnel, pour prendre des mesures temporaires : les décisions d’urgence sont proposées par la Commission et adoptées uniquement par le Conseil, sans passer par le Parlement européen – un mécanisme qualifié de « 49.3 européen ».
Pourtant, malgré des avancées tangibles, les tensions autour du « facteur russe » persistent. Tandis que certains États dénoncent une dépendance trop importante, d’autres – comme l’Allemagne – construisent Nord Stream pour contourner l’Ukraine et assurer un lien direct avec la Russie, au nom de la « sécurité énergétique ». Face au projet South Stream porté par Moscou, l’Union propose un corridor Sud pour diversifier ses sources gazières et apporter dans une première phase du gaz en provenance de l’Azerbaïdjan. Vladimir Poutine finit par abandonner South Stream, bloqué par le droit européen, que le Kremlin avait tenté de contourner en instaurant une concurrence réglementaire entre les pays d’Europe centrale et orientale, à l’exception de la Roumanie, qui n’a jamais soutenu le projet. Cette situation pousse les États de la région à solliciter la Commission européenne pour financer un nombre restreint de projets énergétiques critiques, un choix qui se révélera salutaire en 2022, en permettant d’éviter la répétition de la crise de 2009.
Après l’annexion illégale de la Crimée par Vladimir Poutine en 2014, les Européens n’osent pas franchir le pas des sanctions contre les énergies fossiles russes. Ils se contentent de tests de sécurité pour le gaz, conscients que plusieurs États membres restent fortement exposés. Les importations de gaz en provenance de Russie, loin de diminuer, se maintiennent – et s’intensifient même certaines années.
Mars 2022 : l’invasion de l’Ukraine accélère l’union de l’énergie
C’est Vladimir Poutine lui-même qui, en déclenchant l’invasion de l’Ukraine le 24 février 2022, contraint l’Union européenne à accomplir ce qu’elle n’avait jamais osé entreprendre pleinement depuis 60 ans – matérialiser une véritable union de l’énergie.
Les 10 et 11 mars, au sommet de Versailles, les chefs d’État prennent une décision historique : sortir de la dépendance aux énergies fossiles russes d’ici 2027. L’objectif est ambitieux, la dépendance étant encore massive au début de 2022, le gaz russe représentant 45 % des importations européennes.
Vladimir Poutine espérait pouvoir diviser les Européens en coupant d’abord le gaz aux pays les plus vulnérables, comme la Bulgarie. Mais cette fois, l’Europe tient bon, notamment grâce aux investissements engagés depuis 2009 dans les infrastructures stratégiques. Lorsque le Kremlin exige des paiements en roubles, en dépit des sanctions européennes contre sa banque centrale, l’UE répond en sanctionnant le charbon et le pétrole russes – non sans exception, pour les pays enclavés comme la Hongrie ou la Slovaquie, qui n’avaient pas d’alternative viable à la date de l’adoption des sanctions. Par ailleurs, les dirigeants de ces deux pays entretiennent également une véritable proximité avec le Kremlin.
Le gaz, en revanche, reste exclu des sanctions – l’objectif de ces dernières étant de faire plus de mal à l’économie russe qu’à l’économie européenne. De plus, il n’existe pas d’unanimité entre les États membres, pourtant requise pour les adopter, certains gouvernements misant sur le gaz russe bon marché pour se maintenir au pouvoir. Cependant, Poutine va plus loin : il décide de tester la solidité de l’Union en espérant semer le chaos. Il pense que l’unité européenne ne résistera pas à l’épreuve du réel, c’est-à-dire à une coupure des livraisons et ce, avant les explosions sur les gazoducs Nord Stream. Son pari échoue : l’Europe se mobilise comme jamais auparavant et la crise d’approvisionnement est évitée.
L’UE diversifie en un temps record ses approvisionnements pour faire face à la nouvelle donne gazière. Elle se fournit désormais principalement auprès de la Norvège et des États-Unis, et décide d’acheter le gaz de façon groupée afin d’éviter une concurrence interne sur les marchés mondiaux (le gaz naturel liquéfié ayant pris le relais du gaz acheminé par gazoduc). Enfin, l’UE entreprend des efforts historiques pour réduire sa consommation de gaz, qui recule de 20 %, notamment grâce à des mesures structurelles comme l’isolation des bâtiments, responsables de près de la moitié de la consommation. Parallèlement, l’été a été marqué par une production record d’énergies renouvelables, soutenue par la mise en œuvre du plan de relance post-Covid.
L’été 2022 devient ainsi un moment de bascule. En quelques mois, sous la pression d’une crise existentielle, l’union de l’énergie accomplit davantage de progrès qu’au cours des six décennies précédentes.
Crise énergétique, inflation et populisme
Cependant, cette avancée a un coût. Les prix de l’énergie s’envolent, les factures explosent et l’inflation s’installe durablement. Pour y faire face, les États déploient d’importantes mesures de soutien, souvent financées par la dette. Malgré ces efforts, le mécontentement grandit et, pour de nombreux citoyens, les fins de mois deviennent de plus en plus difficiles.
Ce climat inflationniste alimente la montée des populismes partout en Europe, souvent financés ou encouragés par Moscou et nourris par la nostalgie d’un gaz russe bon marché. Cette illusion est entretenue par plusieurs figures politiques proches du Kremlin, y compris en France, où Thierry Mariani en fait un argument politique récurrent sur X, ou en Allemagne, avec l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui suit la même ligne.
Moscou diffuse un double récit : d’un côté, l’idée que les sanctions contre la Russie sont inefficaces ; de l’autre, que la crise des prix n’est pas due à la guerre, mais au marché européen lui-même et que la solution serait donc d’en sortir. La désunion de l’UE est exactement ce que souhaite Vladimir Poutine.
Pourtant, la réalité est plus complexe. Le marché européen de l’énergie repose sur la flexibilité nécessaire pour intégrer les renouvelables, équilibrer l’offre et la demande en temps réel et stimuler la concurrence et les échanges transfrontaliers par des prix de court terme. Mais cette structure le rend aussi plus vulnérable aux crises internationales. À l’été 2022, il a été profondément déséquilibré par une série de chocs simultanés : la coupure brutale du gaz russe, une faible production éolienne due à une crise venteuse rare et l’arrêt imprévu de la moitié du parc nucléaire français pour maintenance. Quant à la prétendue « sortie » de l’Espagne et du Portugal du marché européen, c’est un mythe : ils n’en sont jamais sortis. Ils ont simplement bénéficié d’un schéma temporaire d’aides d’État validé par la Commission. Leur faible interconnexion avec le reste du continent montre d’ailleurs que ce sont les barrières à l’intégration, et non le marché lui-même, qui restent le principal obstacle à une véritable union de l’énergie.
Demain, une véritable union de l’énergie ?
L’Europe a officiellement rompu avec le gaz russe. Pourtant, certains dirigeants souhaitent revenir en arrière. En Slovaquie et en Hongrie, Robert Fico et Viktor Orbán misent sur l’accès à une énergie bon marché pour se maintenir au pouvoir. Leur alignement avec la Russie est explicite : Robert Fico s’est même rendu à Moscou en mai 2025 pour assister aux cérémonies du 9 mai, célébrant les 80 ans de la fin de la Seconde Guerre mondiale aux côtés des principaux régimes autoritaires de la planète.
Malgré la réduction drastique des importations de gaz russe (de 45 % début 2022 à 19 % fin 2024), l’Europe continue, à ce jour, d’en importer. Il faut le dire clairement : l’Europe a financé l’invasion de l’Ukraine depuis 2014 et continue à le faire, en partie. La fin du transit gazier russe par l’Ukraine en décembre 2024 symbolise la fin définitive de l’Ostpolitik. Poutine, ayant perdu l’accès à un marché européen captif et premium, s’est tourné vers la Chine et a même, pendant un temps, utilisé les ports français, espagnols et belges pour exporter du gaz naturel liquéfié vers l’Asie, jusqu’à ce que des sanctions soient enfin adoptées.
Dans le même temps, la Russie a mis en place une « flotte fantôme » de pétroliers, lui permettant de contourner les sanctions et de continuer à vendre du pétrole brut et des produits raffinés à bas prix. Ces navires, très actifs dans la mer Baltique, financent l’effort de guerre. L’Union européenne a renforcé ses sanctions contre cette flotte en mai 2025, mais n’est-ce pas trop tard ?
Paradoxalement, la France est devenue le premier importateur européen de gaz naturel liquéfié (GNL) russe. Alors que la Commission européenne a présenté un plan de sortie totale du gaz russe, soutenu par la majorité des États membres, la France temporise en raison des intérêts de TotalEnergies, actionnaire à hauteur de 20 % du projet Yamal LNG à travers la société russe Novatek, lié par des contrats à long terme. Pour permettre aux entreprises européennes de ne plus honorer ces contrats sans subir de pénalités, la Commission européenne a présenté le 17 juin 2025 une loi interdisant les importations de gaz russe en Europe. Ainsi, dès le 1er janvier 2026, tout nouveau contrat d’importation sera proscrit, les contrats à court terme devront s’achever d’ici au 17 juin 2026 et ceux à long terme prendront fin au plus tard fin 2027 – avec quelques exceptions pour certains pays enclavés, autorisés à poursuivre temporairement les importations par gazoduc. Certaines de ces mesures d’interdiction peuvent déjà être appliquées au niveau national et, à ce jour, 14 États membres n’importent plus aucun gaz russe.
Sur le plan international, la politique de Donald Trump et la normalisation en cours des relations avec Moscou suscitent des inquiétudes. Pourtant, Friedrich Merz, le nouveau chancelier allemand, s’est montré très ferme, en appelant à ne « plus jamais [accepter] de dépendance » et en excluant une réouverture de Nord Stream. Cette rupture pose de nouveaux défis. Le recours massif au GNL américain soulève la question d’une nouvelle dépendance. Les États-Unis sont devenus le deuxième fournisseur gazier de l’UE, derrière la Norvège. L’accès à ce gaz est soumis à des arbitrages politiques internes aux États-Unis, où le vote dans les « swing states » peut redéfinir toute la fiabilité de la relation transatlantique. L’annonce récente d’achats énergétiques européens à hauteur de 750 milliards d’euros sur trois ans, incluant également des réacteurs nucléaires modulables, illustre l’ampleur de la dépendance. L’Europe continue ainsi d’importer ce qu’elle ne produit pas, ce qui affaiblit sa souveraineté énergétique et sa puissance. Il faut toutefois souligner que l’Europe a tenu durant l’hiver 2022‑2023 grâce à l’aide américaine, tandis que le gaz russe continue de financer l’invasion de l’Ukraine : c’est là une différence fondamentale.
Pour assurer leur liberté, les Européens n’ont plus de choix : ils doivent accélérer la transition énergétique. Cela implique de mettre l’accent sur l’importance des économies d’énergie (notamment dans le bâtiment, y compris avec le soutien des technologies numériques), du déploiement massif des renouvelables, du biogaz et du développement des petits réacteurs nucléaires. Tout cela exige une politique industrielle ambitieuse et, surtout, des moyens d’investissement conséquents. Cela passe aussi par la finalisation de l’union des marchés de capitaux, afin de financer les priorités européennes plutôt que la dette américaine, les investisseurs européens étant encore trop attirés par le marché américain.
Les besoins d’investissement sont colossaux. À très court terme, la sortie du gaz russe est un impératif moral pour l’UE, afin de ne plus financer l’économie de guerre russe. Cela implique de maintenir les importations américaines et, d’ici à 2030, de basculer vers l’électrification des usages, donc la construction de nouveaux réseaux intelligents, le soutien des communautés d’énergie décentralisées et des investissements dans les interconnexions.
Il s’agit d’un véritable changement de paradigme : l’Europe passera, d’ici 2030, d’un système gazier et électrique à un système essentiellement électrique, ce qui pose ses propres défis – la dépendance aux métaux critiques, dominés par la Chine, et la multiplication des cyberattaques contre des infrastructures de plus en plus sensibles. Parallèlement, le maintien d’une infrastructure gazière résiduelle se posera aussi, dans une logique de conversion vers des gaz décarbonés produits localement.
Enfin, la réussite de la transition repose sur deux conditions majeures : l’acceptabilité sociale et la compétitivité de l’industrie européenne. Tant que les prix de l’énergie resteront élevés, les tensions sociales persisteront. Le gaz en Europe reste deux à trois fois plus cher qu’aux États-Unis, et, alors que les États européens taxent l’énergie, y compris l’électricité, les Américains ne le font pas. Un exemple récent est parlant: alors qu’elle pouvait appliquer une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) de 5,5 % aux abonnements, la France a choisi de les taxer à 20 %.
Il est temps de déclarer une urgence énergétique européenne. Pour réduire les coûts, il faudra réfléchir ensemble à l’échelle de l’Union. La Commission a présenté en mai 2025 une feuille de route qui inclut une réduction de la fiscalité et l’achèvement du marché intérieur. À la clé, une baisse importante des coûts, de l’ordre de 30 % pour l’électricité. Toutefois, pour que cela fonctionne, les États membres devront enfin accepter ce qu’ils refusent depuis 30 ans : mettre en commun leur politique énergétique.
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Il aura fallu 70 ans à l’UE pour comprendre ce que les pères fondateurs avaient entrevu dès le départ : l’énergie est une condition de paix, de puissance et de liberté. Chaque crise a été un réveil, souvent douloureux et parfois trop tardif. Aujourd’hui, l’Europe n’a plus le luxe de tergiverser. Elle doit faire de son union de l’énergie une réalité, car sans autonomie énergétique, elle ne pèsera plus dans un monde régi par la loi du plus fort.
Être maître de son destin énergétique nécessite d’accélérer de l’électrification et de diversifier activement les matières premières critiques, afin de ne plus subir les mêmes chantages. Les tensions liées au partenaire américain rappellent qu’aucun fournisseur extérieur ne peut offrir de garantie absolue.
Crédit photo : Anton Zubchevskyi
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