L’offensive de Pékin pour une Asie sino-centrée fragilise la stratégie d’équilibre de l’Asie du Sud-Est

Le Rubicon en code morse
Sep 05

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Ce texte est une traduction de l’article « Beijing’s Push for a Sino-Centric Asia is Cracking Southeast Asia’s Hedging Game », publié le 9 juillet 2025 sur War on the Rocks.

 

La récente visite du dirigeant chinois Xi Jinping dans trois pays d’Asie du Sud-Est a fait la une de nombreux médias, non seulement en raison de la mise en scène diplomatique, mais aussi pour son timing. Cette visite est survenue peu après l’annonce par le président Donald Trump d’une vaste politique de « droits de douane réciproques », qui affecte de manière disproportionnée les économies d’Asie du Sud-Est. La couverture médiatique du voyage de Xi Jinping s’est largement concentrée sur les tentatives de Pékin de tirer parti des récentes erreurs de Washington. La réalité à plus long terme de la région a, en revanche, été largement ignorée : la Chine s’est déjà imposée comme la puissance prédominante en Asie du Sud-Est, une région que Pékin considère depuis longtemps comme essentielle à sa survie politique et stratégique.

Cette vision a été réaffirmée lors de la conférence du Politburo sur les relations avec les pays voisins, organisée par le Parti communiste chinois le 8 avril, peu avant la tournée de Xi Jinping. La dernière édition de cette conférence remontait à 2013, peu après l’arrivée au pouvoir de Xi, et visait à envoyer un message clair : des relations stables et amicales avec l’Asie du Sud-Est ne sont pas seulement une priorité de politique étrangère, mais aussi une condition préalable à la stratégie de développement à long terme de la Chine. Comme l’a montré la conférence la plus récente, Pékin accorde une grande importance à la mise en valeur du renforcement, au cours de la dernière décennie, des liens avec les pays voisins, y compris ceux d’Asie du Sud-Est. Ce renforcement est présenté comme l’un de ses plus grands succès en matière de politique étrangère.

Pour la Chine, encerclée par les alliés des États-Unis et éloignée des voies maritimes de l’océan Indien (pourtant cruciales pour son commerce et son approvisionnement énergétique), toutes les routes passent par l’Asie du Sud-Est. Cette région constitue pour Pékin un passage obligé vers la sécurité, la résilience économique et l’influence géopolitique. Cet impératif stratégique n’est pas nouveau : pendant la guerre froide, le Parti communiste chinois a soutenu les mouvements communistes à travers l’Asie du Sud-Est afin de façonner l’ordre postcolonial de la région. Ce qui distingue l’Asie de l’après-guerre froide, c’est la manière dont Pékin articule désormais cette vision à travers une stratégie adaptative, intégrée et cohérente, mobilisant l’ensemble des leviers de la puissance nationale.

Une Chine puissante est désormais une donnée incontournable dans les calculs de tous les pays d’Asie du Sud-Est, influençant des décisions allant des infrastructures au commerce à de la sécurité à la gouvernance. La stratégie d’équilibre (hedging) structurée de longue date au sein de l’Asie du Sud-Est commence à vaciller sous le poids de l’influence croissante de la Chine et du déclin de la présence américaine, accentué par le repli isolationniste de Washington. L’autonomie stratégique de la région est menacée et sa marge de manœuvre se réduit rapidement. Les conséquences sont lourdes pour l’autonomie politique et économique de la région.

Intégrer l’Asie du Sud-Est dans une sphère économique centrée sur la Chine

Depuis l’accélération de l’ère de la réforme et de l’ouverture dans les années 1980 et 1990, Pékin considère comme essentielles des relations pacifiques et stables avec les États membres de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ou ASEAN : Brunei, Cambodge, Indonésie, Laos, Malaisie, Myanmar, Philippines, Singapour, Thaïlande et Vietnam). Le différend de 1994 entre la Chine et les Philippines autour des îles Spratleys a donné naissance à la politique de « bon voisinage » de Pékin. Si l’année 2002 est souvent associée à la Déclaration sur la conduite des parties en mer de Chine méridionale, elle marque également la signature par Pékin de son premier accord de libre-échange avec le bloc. Cet accord, qui comprenait des concessions commerciales destinées à améliorer les relations bilatérales, a été progressivement élargi pour inclure les services et les investissements.

Alors que l’attitude de plus en plus affirmée de la Chine dans les différends territoriaux maritimes au début des années 2010 ravivait les tensions dans la région, et que Washington réagissait par le « pivot vers l’Asie », Xi Jinping a convoqué en 2013 la Conférence sur la diplomatie de voisinage, réaffirmant que la stabilité des relations avec les pays voisins constituait une priorité stratégique. Xi a ensuite annoncé la « Route de la soie maritime du xxie siècle » lors d’une visite d’État en Indonésie, lançant officiellement l’initiative « Belt and Road » et signalant son ambition d’intégrer la diplomatie économique à sa stratégie géopolitique plus large.

Certes, la diplomatie économique de la Chine n’atteint pas toujours les résultats escomptés. Néanmoins, son exercice constant et adaptatif, rendu possible par son poids économique croissant, s’est avéré efficace pour attirer l’Asie du Sud-Est dans son orbite. La Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’ASEAN en 2009 et, grâce à l’initiative « Belt and Road », elle s’est rapidement imposée comme le premier bailleur de fonds public de la région. Les projets d’infrastructure financés par la Chine ont renforcé la connectivité bilatérale et, surtout, intégré l’Asie du Sud-Est aux réseaux de transport domestiques et aux plans de développement sous-régionaux de la Chine, comme le prévoit le 14e plan quinquennal. En 2020, l’Asie du Sud-Est est devenue le premier partenaire commercial de la Chine, avec des échanges bilatéraux atteignant 696 milliards de dollars en 2023. Malgré des efforts répétés pour diversifier leurs partenariats, les pays de la région sont de plus en plus attirés dans une sphère émergente centrée sur la Chine. Le commerce intrarégional a reculé, et la part du commerce avec d’autres grandes économies est restée largement inchangée au cours de la dernière décennie. Le Laos illustre cette domination économique croissante de la Chine : avec la moitié de sa dette extérieure colossale détenue par Pékin, Vientiane a accepté un échange de dette-contre-actifs qui a permis à China Southern Grid d’acquérir une part significative du contrôle du réseau électrique national.

Même si ses investissements dans les infrastructures ont commencé à diminuer, en particulier pendant la pandémie de COVID 19, la Chine a intensifié sa diplomatie économique en prenant un rôle de leader dans la finalisation du Partenariat économique régional global en 2020, le plus grand accord de libre-échange au monde, qui regroupe tous les membres de l’ASEAN. L’année dernière, la Chine a également mis à niveau son accord de libre-échange avec l’Asie du Sud-Est en lançant la « version 3.0 », s’engageant à étendre la coopération dans les domaines du commerce numérique, des technologies vertes et de l’intégration des chaînes d’approvisionnement. En tant que quatrième plus grand bloc économique mondial, aux liens relativement stables avec les pays occidentaux, l’Asie du Sud-Est est devenue une destination stratégique pour les entreprises chinoises qui cherchent à la fois une expansion vers l’international et un moyen de contourner les droits de douane imposés par l’Occident et les contrôles à l’exportation. Les pays d’Asie du Sud-Est étant désireux de stimuler leurs industries nationales grâce aux capitaux étrangers, Pékin pousse une porte ouverte, alors que les investissements chinois dans les technologies propres ont fortement augmenté dans toute la région, notamment avec l’usine de BYD à 1,4 milliard de dollars en Thaïlande.

Pékin fait des offres que l’Asie du Sud-Est ne peut refuser

À mesure que l’intégration économique de l’Asie du Sud-Est avec la Chine se renforce, Pékin se montre de plus en plus disposé à exploiter cette asymétrie économique lorsque certains pays s’opposent à ses intérêts. Les différends territoriaux maritimes ont rendu les exportations agricoles des Philippines vulnérables aux embargos commerciaux chinois. La stratégie coercitive de la Chine s’est également révélée adaptable. Même si les embargos agricoles visant Manille ont diminué au cours de l’année dernière, en partie parce que les exportations agricoles des Philippines vers la Chine avaient déjà baissé, Pékin dispose d’un éventail de mesures alternatives, notamment des menaces diplomatiques, des boycotts informels et des interdictions de tourisme. Bien que ces mesures aient un impact limité sur les flux commerciaux globaux entre la Chine et l’Asie du Sud-Est, et que la pratique chinoise de la coercition économique reste relativement prudente, elles servent un objectif plus large : renforcer les risques liés au franchissement des lignes rouges de Pékin.

De plus, la région est confrontée aux effets négatifs croissants du commerce avec une Chine confrontée à une surcapacité intérieure et à un ralentissement économique post-COVID 19. Comme le souligne Kevin Rudd, le 14e plan quinquennal de la Chine reflète une adoption plus explicite d’une politique commerciale mercantiliste, visant à réduire la dépendance aux importations tout en augmentant la dépendance mondiale aux exportations chinoises. Dans ce contexte, l’Asie du Sud-Est, désormais premier partenaire commercial de la Chine, est devenue essentielle au maintien de la croissance économique de Pékin et, par extension, à sa stabilité intérieure.

Les effets sont frappants. Le déficit commercial de l’Asie du Sud-Est vis-à-vis de la Chine est passé de 10,4 milliards de dollars en 2010 à 140 milliards de dollars en 2024. Depuis 2022, les exportations chinoises vers la région ont augmenté de 24 %, tandis que les exportations de l’Asie du Sud-Est vers la Chine ont stagné. En Thaïlande, l’afflux massif de produits chinois à bas prix a fragilisé de nombreux secteurs et porté un coup sévère au secteur manufacturier national. En Indonésie, cette hausse des exportations chinoises a provoqué de très nombreux licenciements dans les industries à forte intensité de main-d’œuvre, en particulier le textile. Bien que le Vietnam est un des grands bénéficiaires des investissements chinois, 40 % du déficit commercial de la région avec la Chine provient de ce pays, sans conteste le plus touché par la surcapacité de son voisin du nord.

La plupart des États d’Asie du Sud-Est ont introduit de nouvelles mesures pour restreindre les importations chinoises, notamment par des droits de douane et des subventions. Cependant, selon l’Economist Intelligence Unit, ces mesures restent bien moins strictes que celles mises en place par d’autres partenaires commerciaux de la Chine. Cette retenue reflète la réticence plus large de la région à s’opposer directement à la Chine. Les négociations récentes sur la mise à niveau de l’accord de libre-échange n’ont fait que balayer ces préoccupations, sans apporter de solutions aux problèmes sous-jacents.

Le protectionnisme croissant de Washington a offert à Pékin l’opportunité de détourner les critiques de l’Asie du Sud-Est concernant ses pratiques commerciales déloyales, tout en se présentant comme un défenseur du commerce fondé sur des règles et un partenaire de développement fiable. Lors de ses récentes visites en Asie du Sud-Est, Xi Jinping a promis un soutien économique à la région et a mobilisé une rhétorique de solidarité asiatique face aux pressions extérieures. Parallèlement, Pékin a perçu l’intention de Washington de pousser les pays d’Asie du Sud-Est à adopter des politiques plus hostiles à son égard et à rompre leurs liens de transbordement mutuels. En réponse, le régime chinois a publié une déclaration publique mettant en garde, de manière implicite, les pays de la région contre la conclusion d’accords commerciaux bilatéraux avec Washington qui pourraient porter atteinte à ses « intérêts nationaux ». Face à des États-Unis plus unilatéralistes et à une Union européenne et un Japon hésitants, l’Asie du Sud-Est n’a que peu d’alternatives et se voit contrainte de s’adapter aux politiques et aux conditions commerciales privilégiées par la Chine.

Comment la Chine s’immisce dans les affaires intérieures de l’Asie du Sud-Est

Les implications politiques de la domination économique de la Chine deviennent de plus en plus évidentes, Pékin étant désormais prêt à ignorer ouvertement son attachement de longue date aux principes de souveraineté et de non-ingérence. En 2003, la Chine a signé le Traité d’amitié et de coopération avec le bloc de pays, s’engageant publiquement à respecter ces principes, en accord avec « la voie de l’ASEAN » propre à l’Asie du Sud-Est. Deux décennies plus tard, cependant, Pékin insiste de plus en plus sur l’importance de construire une « confiance politique mutuelle » entre la Chine et l’ASEAN, une expression utilisée dans le discours officiel chinois pour signifier que les partenaires stratégiques globaux de la Chine doivent faire preuve de déférence envers ses « intérêts fondamentaux ».

La construction d’une « confiance politique mutuelle » est souvent liée à la promotion par Pékin de sa campagne internationale, l’« Initiative pour la sécurité mondiale » (Global Security Intiative). Bien que présentée comme une coopération en matière de sécurité non traditionnelle, cette initiative constitue essentiellement un effort des dirigeants chinois pour étendre à l’étranger leur agenda de sécurité intérieure, afin de protéger le régime contre les « révolutions de couleur » et d’accroître l’influence de la Chine. L’Initiative pour la sécurité mondiale positionne la Chine comme un fournisseur d’outils de maintien de l’ordre visant à renforcer la sécurité des régimes de la région, y compris dans des pays entretenant des liens étroits avec Washington. Le Vietnam est un exemple d’État qui se tourne vers Washington pour sa sécurité extérieure, mais vers Pékin pour sa sécurité intérieure. D’autres pays, comme le Cambodge, le Laos et Brunei ont explicitement soutenu l’Initiative pour la sécurité mondiale.

Cependant, cette initiative témoigne également de l’attente croissante de Pékin quant à l’internalisation et l’acceptation par les États d’Asie du Sud-Est de son propre agenda pour sécuriser leur régime. En effet, plusieurs pays consentent à des concessions de plus en plus importantes, non seulement en matière de politique économique, mais aussi dans le domaine des affaires intérieures. Parmi eux, la Thaïlande, deuxième économie de la région et alliée de longue date des États-Unis, en est un exemple flagrant.

Réputée pour sa « diplomatie du bambou », c’est-à-dire sa stratégie d’équilibre (hedging) entre la Chine et les États-Unis, la Thaïlande voit aujourd’hui ses élites militaires et monarchiques, malgré leurs inquiétudes quant aux intentions de Pékin à long terme, considérer la Chine comme un partenaire utile en matière de sécurité intérieure et moins exigeant que les États-Unis sur les questions de réformes politiques. En effet, les relations entre les États-Unis et la Thaïlande fonctionnent en pilote automatique depuis un certain temps, avec une coopération d’alliance assez limitée en dehors des exercices conjoints annuels, comme Cobra Gold. En revanche, la coopération en matière de sécurité avec la Chine a débuté sous le mandat du Premier ministre thaïlandais Thaksin Shinawatra et s’est accélérée après le Plan d’action conjoint de 2007, sans que l’un ou l’autre des deux pays ne revienne sur sa décision depuis.

Cette tendance a eu des conséquences tangibles. Bangkok, autrefois un refuge pour les organisations non gouvernementales et les dissidents politiques de la région, s’aligne de plus en plus sur les priorités de Pékin en matière de sécurité intérieure. Tout récemment, le gouvernement thaïlandais a été critiqué pour avoir expulsé 40 Ouïghours à la demande de la Chine. Ce geste ne sort pas de nulle part : ces expulsions ont coïncidé avec l’annonce de deux investissements majeurs de la Chine dans la fabrication de véhicules électriques et les infrastructures cloud et de données. Dès 2015, la Thaïlande avait déjà fait face à de vives réactions internationales pour avoir extradé un groupe de Ouïghours et livré Gui Minhai, citoyen suédois et dissident chinois. En 2023, une proposition visant à autoriser des patrouilles conjointes des polices thaïlandaise et chinoise en Thaïlande a suscité des inquiétudes en matière de souveraineté. Ces développements reflètent la volonté croissante de Bangkok de se plier aux exigences de Pékin en matière de sécurité, en partie motivée par son besoin urgent de capitaux chinois pour revitaliser l’économie la plus stagnante d’Asie du Sud-Est.

Bien que la Thaïlande se soit abstenue de soutenir explicitement l’Initiative pour la sécurité mondiale, le récent enlèvement d’un acteur chinois depuis la Thaïlande vers le Myanmar a mis en lumière l’ampleur de l’influence de la Chine sur les affaires intérieures thaïlandaises. Sous la pression insistante de Pékin, les autorités thaïlandaises ont mis fin à leur tolérance tacite envers les centres d’escroquerie situés le long de la frontière entre la Thaïlande et le Myanmar, et ont rapidement secouru la victime. Pékin, cependant, ne s’en est pas satisfait. Au cours des semaines suivantes, une série d’opérations conjointes a conduit à l’extradition de centaines de suspects vers la Chine. La police chinoise a joué un rôle actif, avec la supervision personnelle du ministre adjoint de la Sécurité publique chinois, Liu Zhongyi, au poste frontière de Myawaddy-Mae Sot.

Certes, la lutte contre les réseaux criminels constitue un bien public transnational et sert les intérêts nationaux thaïlandais, mais de nombreuses voix en Thaïlande ont exprimé leur inquiétude face au mépris apparent de la Chine pour la souveraineté du pays. Heureusement, un État solide comme la Thaïlande peut encore opposer une certaine résistance. Liu Zhongyi aurait présenté ses excuses pour cette atteinte perçue à la souveraineté thaïlandaise. Cependant, il devient de plus en plus difficile de dire « non » à Pékin, en particulier pour les gouvernements moins solides, comme ceux du Cambodge, du Laos ou du Myanmar.

En réalité, l’érosion de la souveraineté du Myanmar par la Chine envoie un signal clair de ce à quoi ressemble une domination chinoise incontestée. Le régime chinois considère depuis longtemps le Myanmar comme une priorité stratégique et a exploité l’instabilité du pays. Au début du coup d’État de 2021, de nombreux membres du mouvement de résistance pro-démocratique espéraient que Pékin adopterait une position pragmatique et exercerait des pressions sur la junte pour engager des négociations. Cependant, la Chine en est venue à considérer que la résistance est trop influencée par les États-Unis, qu’elle est incapable d’unifier le pays et qu’elle serait potentiellement nuisible à ses intérêts stratégiques. Elle a donc décidé de soutenir la junte. En mai 2025, le président Xi Jinping a rencontré le dictateur du Myanmar, Min Aung Hlaing, une décision qui met fin à tout espoir d’un positionnement pragmatique de Pékin dans ce conflit.

La Chine utilise les moyens à sa disposition pour empêcher le mouvement pro-démocratie de vaincre la junte militaire. Après avoir tacitement soutenu une importante offensive menée par la résistance à la fin de 2023 (destinée à pousser la junte à réagir contre les centres d’escroquerie opérant à la frontière), Pékin a fait volte-face et s’est engagé à soutenir le régime. Pour faire pression sur la résistance le long de sa frontière, la Chine a fermé des routes commerciales et ralenti l’approvisionnement en armes sur le marché noir. Elle est même allée jusqu’à kidnapper un leader de la résistance. Cette opération a conduit à un cessez-le-feu entre ce groupe et l’armée en janvier 2025, suivi, fin avril, par la remise à la junte de la ville stratégique de Lashio, jusqu’alors contrôlée par la résistance, sous la supervision de l’envoyé spécial chinois au Myanmar.

Ailleurs dans le pays, l’envoyé spécial de Pékin continue d’exercer des pressions sur d’autres groupes de résistance pour qu’ils cessent les combats, notamment en exigeant la cession de nouveaux territoires. La Chine a également mis en place une « société de sécurité conjointe » avec la junte, permettant le déploiement de forces de sécurité privées armées, composées pour la plupart d’anciens militaires et policiers chinois, sur le sol birman. Selon des sources locales, ces forces sont déjà déployées à Muse et à Kyaukphyu, un port stratégique de l’initiative « Belt and Road » situé dans la baie du Bengale. Bien que la Chine continue de négocier en coulisses avec la résistance et que des armes chinoises aient atteint les deux camps du conflit via le marché noir, Pékin est désormais le fossoyeur de la résistance birmane.

Une région aux choix de plus en plus limités

Aujourd’hui, l’Asie du Sud-Est dépend de plus en plus de la générosité économique de Pékin et est étroitement liée à celle-ci sur le plan politique. De ce fait, une grande partie de la région est dissuadée d’adopter des mesures allant à l’encontre des intérêts fondamentaux de Pékin.

Les Philippines illustrent parfaitement les conséquences d’une opposition à la Chine. Alors la présidence de Ferdinand « Bongbong » Marcos Jr. a adopté une position plus ferme en mer de Chine méridionale et s’est rapprochée de Washington, elle subit une coercition croissante dans la zone grise de la part de la garde côtière chinoise, beaucoup plus puissante, qui prend pour cible les forces maritimes et les pêcheurs philippins. Malheureusement pour les Philippines, elles ont été largement abandonnée par ses voisins d’Asie du Sud-Est. Autrefois très virulent à l’égard de Pékin, allant jusqu’à déposer en 2014 une soumission soutenant la plainte des Philippines devant la Cour internationale d’arbitrage, le Vietnam s’est éloigné des démonstrations publiques de soutien à Manille, tout en adoptant une posture discrète dans son propre différend avec Pékin. Toutefois, ce n’est pas avec la stratégie bilatérale de Hanoï qu’il sera possible de ralentir, encore moins d’inverser, la dynamique chinoise.

L’Indonésie offre une illustration plus subtile de l’affaiblissement de la position de l’Asie du Sud-Est sur cette question. En tant que plus grande économie de la région et leader de facto, Jakarta est idéalement placée pour rallier le bloc de pays afin de contrebalancer la Chine. Pourtant, au cours de la dernière décennie, l’Indonésie a suivi une stratégie typique de la région : maintenir des liens sécuritaires avec Washington tout en renforçant la coopération économique avec Pékin. Sous l’ancien président Joko Widodo, Jakarta s’est concentrée sur l’attraction des investissements chinois dans les infrastructures, comme en témoigne le projet de train à grande vitesse Jakarta-Bandung. Avec l’expansion continue de la coopération en matière de défense entre les États-Unis et l’Indonésie, Jakarta a pourtant parfois riposté discrètement contre Pékin au sujet du différend sur la mer de Natuna du Nord.

Le poids économique de la Chine continue de façonner l’orientation politique de Jakarta sous l’actuel président Prabowo Subianto, un nationaliste reconnu et un militaire formé aux États-Unis. Comme son prédécesseur, Prabowo mise fortement sur la performance économique pour l’Indonésie et considère donc Pékin, plus grand partenaire commercial de Jakarta et principal investisseur étranger non issu du bloc, comme essentiel à cette tâche. Lors d’une visite d’État en 2024 visant à approfondir les liens économiques bilatéraux, Prabowo a signé une déclaration conjointe avec Xi Jinping, qui semblait reconnaître les revendications chinoises en mer de Chine méridionale. Bien que Jakarta soit revenue sur cette position par la suite, cet épisode souligne le risque que l’Indonésie soit en train de « s’aligner sans le savoir » sur la Chine, ainsi que la difficulté croissante pour l’Asie du Sud-Est à trouver un équilibre délicat entre économie et sécurité. Reste à voir si ce compromis est durable.

Pourtant, beaucoup en Asie du Sud-Est soutiendraient que leurs liens économiques avec la Chine ne signifient pas un choix en faveur de Pékin au détriment de Washington. Ils pourraient également faire valoir que la « voie de l’ASEAN » a créé une ère de paix sans précédent en Asie du Sud-Est en intégrant la Chine et d’autres grandes puissances dans ses processus. Cependant, l’imbrication de la Chine avec le bloc et chaque État d’Asie du Sud-Est a abouti à une région aux options de plus en plus limitées. De plus, les divergences d’intérêts politiques et économiques et le système de prise de décision fondé sur le consensus de l’ASEAN restreignent encore davantage sa capacité à riposter collectivement aux activités problématiques de la Chine.

Cette dernière peut efficacement bloquer une réponse unifiée tant qu’elle parvient à influencer au moins un État membre. Le cas le plus tristement célèbre est celui de la présidence cambodgienne en 2012, lorsque l’ASEAN n’avait pas réussi à publier une déclaration commune après le veto de Phnom Penh au sujet d’une formulation sur la mer de Chine méridionale, probablement à la demande de la Chine. Lorsque les Philippines ont obtenu gain de cause dans leur arbitrage contre la Chine en 2016, Pékin a de nouveau exploité son influence au Cambodge pour modérer la déclaration du groupe. Aujourd’hui, Manille a largement renoncé à une réponse unifiée de l’Asie du Sud-Est, tandis que les négociations sur un code de bonne conduite en mer de Chine méridionale restent dans l’impasse.

Il est important de noter que, même si les membres du bloc parvenaient à adopter une position commune, ils manquent de partenaires crédibles pour soutenir cette position. Ni l’Australie, ni l’Union européenne, ni l’Inde, ni le Japon, ni la Russie ne peuvent contrebalancer le poids de la Chine. Par-dessus tout, ce sont les échecs du leadership américain qui sont les plus flagrants. Il y a une dizaine d’années, il était sans doute possible de faire de cette région une priorité stratégique. Mais avec le retrait du Partenariat transpacifique en 2017, le mépris dont fait l’objet l’ASEAN en tant qu’institution, la réticence persistante à envisager l’accès au marché pour la région et, désormais, les droits de douane, l’Asie du Sud-Est ne considère plus Washington comme un partenaire fiable. Une enquête menée en 2024 auprès des élites de la région reflète cette tendance : une majorité grandissante préfère désormais s’aligner sur Pékin plutôt que sur Washington. La crédibilité de ce dernier comme partenaire fiable en matière de sécurité a fortement chuté, tandis que le scepticisme à l’égard de son rôle dans la région continue de croître.

La visite du secrétaire à la Défense Pete Hegseth en Asie du Sud-Est en mai 2025 et le ton triomphant qu’il a adopté lors du forum annuel sur la sécurité, le Shangri-La Dialogue, visaient à signaler l’intérêt des États-Unis pour la région indopacifique et à rassurer les acteurs régionaux. Au lieu de cela, l’accent mis sur l’augmentation des dépenses militaires, le partage des charges, la menace « imminente » sur Taïwan et un discours manichéen ont mis en évidence le problème fondamental : la politique américaine repose uniquement sur ses engagements en matière de sécurité, au détriment d’une stratégie économique crédible. Cela fait précisément le jeu de la Chine et renforce ses avantages dans la région.

Cela ne signifie pas pour autant que les États d’Asie du Sud-Est renoncent purement et simplement à s’opposer à la Chine. Sous Marcos, les Philippines ont opté pour la confrontation et recherchent activement la coopération avec des partenaires extérieurs en matière de sécurité. Le problème est toutefois que cet effort devient de plus en plus difficile, étant donné que les engagements de longue date des États-Unis en matière de sécurité sont plus que jamais remis en question et qu’aucune des autres options (Australie, Japon, Inde ou Union européenne) ne peut réellement contrebalancer la Chine. Le problème fondamental est une question d’échelle. Sans un Washington compétent et en l’absence d’une ASEAN capable d’adopter une stratégie unifiée de mitigation, les pays d’Asie du Sud-Est ne peuvent pas efficacement résister à Pékin. Il est malheureusement raisonnable de penser que la stratégie d’équilibre échouera probablement à empêcher le retour de l’empire du Milieu à une position de domination régionale.

Crédit photo : awdebenham

Auteurs en code morse

Jessica C. Liao, Lucas Myers

Jessica C. Liao, Ph.D., est professeure associée de sciences politiques à l’université d’État de Caroline du Nord et a reçu la bourse Wilson China en 2020-2021. En 2022, elle a occupé le poste de spécialiste du développement économique à l’ambassade des États-Unis à Pékin, où elle s’est concentrée sur l’engagement extérieur de la Chine avec les pays participant à l’initiative « Belt and Road ».

Lucas Myers @lucasdeanemyers est chercheur affilié au Sigur Center for Asian Studies de l’université George Washington. De 2019 à 2025, il a chercheur responsable du pôle Asie du Sud-Est au Wilson Center. Spécialiste de la compétition stratégique en Asie du Sud-Est et de la Chine, il informe régulièrement les membres du Congrès, les agences exécutives américaines, les gouvernements alliés et partenaires, ainsi que les acteurs du secteur privé.

Comment citer cette publication

Jessica C. Liao, Lucas Myers, « L’offensive de Pékin pour une Asie sino-centrée fragilise la stratégie d’équilibre de l’Asie du Sud-Est », Le Rubicon, 5 septembre 2025 [https://lerubicon.org/loffensive-de-pekin-pour-une-asie-sino-centree-fragilise-la-strategie-dequilibre-de-lasie-du-sud-est/].