Le paradoxe de Montreux : comment un cessez-le-feu en Ukraine pourrait ouvrir la voie à une escalade en mer Noire

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Ce texte est une traduction de l’article « The Montreux Paradox: How a Ukraine Ceasefire Could Set the Stage for Escalation in the Black Sea », paru le 16 mai 2025 sur War on the Rocks.

Depuis le printemps 2022, la Russie se trouve dans l’impossibilité de renforcer sa flotte en mer Noire, contrainte à la fois par une convention internationale quasi séculaire et par un jeu politique turc des plus contemporains. Un cessez-le-feu [avec l’Ukraine, ndlr] pourrait néanmoins rebattre les cartes.

Après plus de trois années de guerre en Ukraine, le retour de Donald Trump à la présidence des États-Unis constitue un tournant stratégique. Le 11 mai, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a accepté une proposition russe en faveur de pourparlers directs à Istanbul, en lançant un défi à Vladimir Poutine : celui de se rendre en personne à la table des négociations et d’entériner un cessez-le-feu d’une durée de 30 jours. Tout comme la possibilité que les armes se taisent durablement, la tenue de cette rencontre en Turquie reste incertaine – mais il apparaît désormais que le conflit se joue sur l’échiquier diplomatique et plus seulement sur le terrain militaire.

Si la perspective d’une paix durable demeure peu probable, le conflit pourrait néanmoins entrer dans une phase de normalisation relative, marquée par une alternance de combats, de négociations et de trêves temporaires, au cours desquelles chaque camp mettrait à profit les accalmies pour se réarmer.

Fait notable : la Turquie n’est pas seulement un médiateur dans cette dynamique diplomatique émergente, mais aussi un acteur influent à part entière. Dans l’hypothèse d’une désescalade prolongée, la zone où les recompositions militaires pourraient s’opérer le plus rapidement est sans doute la mer Noire, où la Turquie, en invoquant la convention de Montreux, interdit toute entrée de bâtiments de guerre depuis 2022.

Les décideurs politiques doivent désormais envisager la possibilité qu’un cessez-le-feu durable inciterait Ankara à lever ces restrictions. Par conséquent, cela ouvrirait potentiellement la voie à une montée en puissance rapide de la marine russe en mer Noire – et pourrait créer les conditions d’une escalade ultérieure.

La convention de Montreux

Tout visiteur d’Istanbul aura aperçu la procession lente et massive des cargos et des pétroliers franchissant le Bosphore, sur leur route vers ou depuis la mer Noire. Plus au sud, les navires empruntent les étroits et sinueux Dardanelles, débouchant sur la Méditerranée. Ensemble, ces deux détroits constituent l’unique voie d’accès maritime à la mer Noire.

Les détroits turcs occupent une position hautement stratégique en ce qu’ils forment un goulet d’étranglement majeur pour les échanges mondiaux de pétrole et de denrées alimentaires, avec près d’un cinquième du commerce mondial de blé.

Comme l’a souligné le regretté spécialiste britannique de la marine soviétique, Michael MccGwire, la mer Noire peut, en temps de guerre, se transformer en un véritable « caillou dans la chaussure de la Russie ». Cette géographie implacable a contraint Moscou à considérer les détroits comme une ligne de défense prioritaire, nourrissant une tension structurelle entre la Russie et la Turquie, et inscrivant durablement la question des détroits au cœur de la diplomatie des grandes puissances aux xixe et xxe siècles.

Après le démantèlement de l’Empire ottoman à l’issue de la Première Guerre mondiale, les détroits ont été placés sous contrôle international, avant de repasser sous la souveraineté de la République turque. Depuis 1936, la gestion des détroits par la Turquie découle de la convention de Montreux, qui garantit la libre circulation des navires marchands tout en restreignant l’accès militaire des puissances non riveraines à la mer Noire. Fait remarquable, ce régime juridique demeure en vigueur, inchangé depuis près de neuf décennies, ayant survécu à la Seconde Guerre mondiale, à la guerre froide, ainsi qu’aux soubresauts constants de la vie politique turque.

Analyse de la convention

Bien qu’elle ait suscité de nombreux débats au fil des décennies, la convention de Montreux demeure un texte relativement concis et accessible. Les règles encadrant le trafic maritime sont énoncées dans la Section II (articles 8 à 22) ainsi que dans les annexes II, III et IV. Le principe général est le suivant : les conditions de passage varient selon que l’État concerné est la Turquie, un autre État riverain de la mer Noire ou un État tiers. De surcroît, ces règles évoluent en temps de guerre.

Les mouvements de la marine turque ne sont soumis à aucune restriction, quelles que soient les circonstances. Les autres États riverains (actuellement la Bulgarie, la Roumanie, l’Ukraine, la Russie et la Géorgie) sont soumis à certaines limitations, portant principalement sur le préavis à respecter ainsi que sur le tonnage total et le nombre de bâtiments de guerre autorisés à transiter simultanément. Les États non riverains sont, quant à eux, soumis à des contraintes beaucoup plus strictes, comme une durée maximale de 21 jours pour la présence de leurs bâtiments de guerre au-delà des détroits. Le tonnage cumulé des navires provenant d’États non riverains ne doit jamais excéder 45 000 tonnes – ou un plafond de 30 000 tonnes par État et de 15 000 tonnes par navire. Les sous-marins et les porte-avions sont interdits de passage pour tous les États, sauf pour les sous-marins appartenant à des puissances riveraines, qui peuvent exceptionnellement quitter la mer Noire pour réparations avant d’y retourner. Moscou a régulièrement contourné ces règles en envoyant ses sous-marins à Saint-Pétersbourg pour réparation, puis en les maintenant durablement en Méditerranée, ou en affirmant que ses porte-avions n’en sont pas, mais relèvent de la catégorie des croiseurs porte-aéronefs.

En somme, la convention de Montreux rend extrêmement difficile toute projection de puissance navale en mer Noire pour les États non régionaux. Leurs marines ne peuvent y stationner de bâtiments, elles n’ont ni la possibilité d’y effectuer des apparitions surprises, ni celle de déployer simultanément plusieurs grands navires de surface, ni celle de faire transiter porte-avions, sous-marins ou navires amphibies de grand tonnage. Dans les faits, ces restrictions consacrent la domination navale quasi exclusive de la Russie et de la Turquie dans cette zone.

En temps de guerre, des dispositions spécifiques s’appliquent. Celles-ci sont précisées dans les articles 19, 20 et 21 de la convention.

Les articles 20 et 21 concernent les situations où la Turquie est directement impliquée dans un conflit ou estime qu’elle est sur le point d’être attaquée. L’article 20 prévoit que si la Turquie devient belligérante, toutes les règles de passage sont suspendues et Ankara exerce alors un contrôle total sur les détroits. Quant à l’article 21, il permet à Ankara de prendre les mêmes mesures de manière préventive, en cas de menace imminente, à condition d’en informer les autres signataires et la Société des Nations – cette dernière disposant théoriquement d’un droit de veto. Cet article illustre l’ancienneté du texte : les équilibres géopolitiques de 1936 ont disparu, notamment avec la dissolution de l’Union soviétique et de la Société des Nations, ce qui rendrait aujourd’hui l’application de l’article 21 juridiquement et diplomatiquement problématique.

L’article 19, enfin, encadre les situations de guerre dites « ordinaires », c’est-à-dire celles dans lesquelles la Turquie reste neutre et ne craint pas d’agression imminente. Il stipule que les puissances non belligérantes conservent les mêmes droits de navigation que ceux dont ils jouissent en temps de paix, tandis que les puissances belligérantes se voient interdire totalement le passage de leurs navires de guerre à travers les détroits. De rares exceptions sont toutefois prévues, comme lorsqu’un navire de guerre se trouve coincé du mauvais côté des détroits à la suite du déclenchement d’un conflit : il peut alors rentrer dans ses eaux territoriales sans délai.

Dans les faits, l’application des articles 19, 20 et 21 s’avère inextricablement liée à des considérations politiques. Cette difficulté tient en partie à une omission notable de la convention de Montreux : bien qu’elle repose largement sur la notion d’état de guerre, elle n’en propose aucune définition.

En conséquence, la décision d’appliquer ou non l’article 19 revient exclusivement à la Turquie, sans qu’aucune instance ne soit habilitée à remettre en cause ce choix.

La convention et la guerre russo-ukrainienne

Lors de l’annexion de la Crimée par la Russie en 2014, la Turquie a protesté et refusé de reconnaître l’annexion, sans néanmoins qualifier le conflit de guerre. Ce choix lui a permis d’éviter d’activer l’article 19 de la convention de Montreux, qui aurait exigé qu’elle interdise le passage de navires de guerre russes et ukrainiens par les détroits. Cette prudence s’expliquait aussi à la fois par la nature discrète de l’intervention russe, menée via des forces ukrainiennes pro-russes locales, ainsi que par la portée restreinte du conflit.

La situation a radicalement changé en février 2022 avec l’invasion à grande échelle de l’Ukraine. Malgré la tentative russe de dissimuler l’état de guerre sous l’appellation d’« opération militaire spéciale », la Turquie a finalement reconnu le conflit comme une guerre. Le 27 février 2022, après avoir initialement hésité, le ministre turc des Affaires étrangères, Mevlüt Çavuşoğlu, a annoncé que la Turquie, en qualifiant la situation en Ukraine de guerre, appliquerait en conséquence la convention de Montreux.

Çavuşoğlu est même allé au-delà des obligations de la convention en déclarant que la Turquie « avait averti tous les États riverains et non riverains de ne pas laisser des navires de guerre traverser les détroits ». En d’autres termes, la Turquie décourageait tout transit naval par les détroits, que les États soient belligérants ou non belligérants, riverains ou non riverains. Or, la convention de Montreux ne contient aucun fondement pour ce type d’interdiction générale, et la déclaration de Çavuşoğlu a donné lieu à de nombreuses spéculations.

Certains ont suggéré que la Turquie pourrait invoquer l’article 21, qui lui confère de facto un contrôle total en cas de menace d’attaque imminente. Mais cette interprétation semble infondée : Ankara n’a jamais déclaré se sentir menacée ni même entrepris les démarches formelles prévues par cet article.

Il semble plutôt que Çavuşoğlu ait adopté une posture ambiguë, combinant une application correcte de l’article 19 (interdiction de transit pour la Russie et l’Ukraine) avec une mise en garde informelle adressée aux autres pays, pour éviter une escalade militaire et ménager la Russie. Cette interdiction élargie n’a néanmoins pas de valeur juridique et ne pourrait être imposée sans recours abusif à l’article 21. Des membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN) pourraient très bien contester le bluff d’Ankara en déclarant leur intention d’envoyer des navires de guerre par les détroits, auquel cas la Turquie ne pourrait que les laisser passer – un recours à l’article 21 discréditerait donc de fait la convention.

Les alliés de la Turquie n’ont, à ce jour, pas cherché à la défier, estimant que les coûts d’une confrontation dépassaient les avantages d’un déploiement naval accru en mer Noire. Il en résulte donc que l’avertissement de Çavuşoğlu demeure incontesté.

Faire face à un accord

Une interruption brève et éphémère de la violence ne signifierait peut-être pas grand-chose pour le statu quo dans la mer Noire, mais un cessez-le-feu à plus long terme ou une désescalade durable en Ukraine inciterait probablement la Turquie à revenir sur sa décision de fermer les détroits.

Il existe d’ailleurs un précédent en la matière. La première phase du conflit russo-ukrainien, celle débutant en 2014, a constitué une période de combats moins intenses, avec des arrêts et des redémarrages, qui diffère de la guerre à grande échelle sans répit qui prévaut depuis 2022. Comme indiqué ci-dessus, la Turquie a d’ailleurs choisi de ne pas qualifier le conflit de 2014-2022 de « guerre » dans le contexte de la convention de Montreux.

Lorsqu’ils tentent de déterminer si l’article 19 reste applicable, les responsables politiques turcs sont fortement incités à prendre au pied de la lettre les accords de cessez-le-feu, même s’ils sont faibles et hésitants. S’ils placent la barre trop haut, ils pourraient se retrouver piégés à attendre durablement la conclusion un accord propre et complet – qui pourrait ne pas arriver avant des années, pour ne pas dire jamais. En agissant rapidement pour mettre fin aux restrictions dès le début d’un cessez-le-feu un tant soit peu sérieux, Ankara gagne en flexibilité et en influence vis-à-vis de Moscou, celle-ci devant tenir compte de la capacité de celle-là à fermer de nouveau le détroit comme conséquence potentielle d’une nouvelle escalade.

Or, c’est là que le bât blesse : même une brève réouverture du détroit pourrait suffire à transformer l’équilibre des forces en mer Noire.

Contrairement aux hommes dans les tranchées, les navires de guerre sont rapides et faciles à déplacer et, contrairement à l’Ukraine, la Russie dispose d’une vaste marine répartie sur de nombreuses mers. Si les restrictions de transit devaient être levées, la Russie pourrait rapidement transférer des ressources de ses flottes du Nord, de la Baltique ou du Pacifique vers la flotte de la mer Noire. Elle pourrait, par exemple, ajouter des navires de guerre équipés de systèmes de défense aérienne à longue portée ou des sous-marins porteurs de missiles de croisière capables de frapper des cibles terrestres. La Russie pourrait également tenter de reconstituer une force capable de gêner les exportations de céréales de l’Ukraine tout en protégeant ses propres transporteurs de céréales de potentielles représailles, puis tirer parti de ce déséquilibre dès la reprise de la guerre.

La marine ukrainienne ne dispose pas de moyens extra-régionaux comparables. Si la Turquie levait ses restrictions, l’Ukraine pourrait enfin récupérer quatre chasseurs de mines offerts par le Royaume-Uni et les Pays-Bas, qui gravitent en dehors de la mer Noire – mais c’est à peu près tout. Le transfert de navires supplémentaires à la marine ukrainienne prendrait du temps, sans parler de celui nécessaire à la formation des équipages.

Bien entendu, les membres de l’OTAN dotés de puissantes marines pourraient à nouveau envoyer leurs propres navires de guerre en mer Noire. Ces déploiements seraient certes très mal accueillis par la Russie, mais ils resteraient soumis aux restrictions habituelles de la convention de Montreux, ce qui les empêcherait de s’attarder trop longtemps et les obligerait à repartir sans être remplacés si la guerre reprenait.

Malgré ces avantages, la Russie peut encore décider de ne pas procéder à un renforcement naval. D’une part, elle doit tenir compte du fait que la Turquie pourrait refermer les détroits si les affrontements reprenaient, ce qui obligerait les navires nouvellement arrivés à partir immédiatement ou à être piégés. Plus important encore, l’Ukraine a transformé sa position de faiblesse dans la mer Noire depuis 2022 en un atout, notamment en contrant la vaste supériorité navale de la Russie grâce à l’utilisation de missiles basés à terre, de systèmes sans pilote et de tactiques innovantes. En raison des attaques incessantes de l’Ukraine, la flotte de la mer Noire a été contrainte de quitter son quartier général installé de longue date à Sébastopol, en Crimée, pour le déplacer à Novorossiysk, en Russie – l’Ukraine s’est donc également mis à frapper cette ville. Après trois ans à subir ces assauts, Moscou pourrait ne pas ressentir le besoin d’aligner d’autres cibles pour l’Ukraine dans la mer Noire.

Engager la Turquie

En soi, un court cessez-le-feu n’incitera peut-être pas la Turquie à modifier son approche de la convention de Montreux. Toutefois, si les négociations et les trêves deviennent progressivement la norme et que le conflit évolue vers un mélange de combats, de discussions et d’accords souvent rompus, du type 2014-2022, Ankara sera probablement contrainte d’ouvrir les détroits tôt ou tard. Le cas échéant, cette décision pourrait ajouter une nouvelle volatilité à la guerre en permettant une expansion rapide de la puissance navale de la Russie en mer Noire.

N’ayant pas su se préparer au revirement de la politique américaine par l’administration Trump au début de l’année 2025, les amis de l’Ukraine en Europe ne doivent pas faire la même erreur.

Alors que les pourparlers sur le cessez-le-feu occupent le devant de la scène, les nations européennes doivent se préparer au risque élevé que de brefs cessez-le-feu donnent lieu à une intensification du conflit. En cela, elles doivent prendre en compte la dimension maritime et les effets d’une désescalade sur l’interprétation de la convention de Montreux par la Turquie. Elles devraient, en privé comme en public, insister pour que soient clarifiés les critères de référence de la Turquie pour l’application de l’article 19, en exhortant Ankara à agir de manière cohérente et prévisible, tout en faisant part de leur propre compréhension de la convention.

D’ici-là, il est temps de trouver le meilleur moyen d’aider Kyiv à faire en sorte que toute nouvelle escalade navale de la Russie en mer Noire se termine comme la première, c’est-à-dire par un naufrage face au courage et à l’ingéniosité de l’Ukraine.

Crédit photo : Petty Officer 2nd Class Ford Williams via DVIDS.

Auteurs en code morse

Aron Lund

Aron Lund @aronlund est analyste senior à l’Agence suédoise de recherche sur la défense, où il étudie la politique et la sécurité au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Méditerranée orientale. Il est également chercheur associé au Century International et à l’Institut suédois des affaires internationales.

Comment citer cette publication

Aron Lund, « Le paradoxe de Montreux : comment un cessez-le-feu en Ukraine pourrait ouvrir la voie à une escalade en mer Noire », Le Rubicon, 18 juillet 2025 [https://lerubicon.org/le-paradoxe-de-montreux-comment-un-cessez-le-feu-en-ukraine-pourrait-ouvrir-la-voie-a-une-escalade-en-mer-noire/].