Occupé par la Chine depuis 2012, l’atoll de Scarborough a fait couler beaucoup d’encre, notamment dans le cadre de l’action plus large de la Chine dans les îles Spratleys, voire dans l’ensemble de la mer de Chine méridionale, caractérisée par différentes pressions et méthodes de coercition et d’intimidation contre plusieurs pays de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ASEAN), dont les Philippines, mais également le Vietnam, la Malaisie et l’Indonésie. La Chine prétend ainsi avoir revendiqué la souveraineté sur l’« île » de Scarborough depuis le XIIIe siècle, mais l’antériorité d’une prétention est-elle synonyme de légitimité ? Les Philippines pour leur part ont présenté un ensemble de preuves qui démontreraient une continuité dans l’exercice de l’action en mer depuis l’ère coloniale espagnole jusqu’à nos jours. Tâchons d’examiner là aussi de façon objective la nature exacte et l’origine historique des revendications Philippines concernant la souveraineté sur ce territoire.
La géographie et le droit international, deux dimensions ignorées par la Chine
Commençons tout d’abord par la dimension géographique. Bien que la Chine le désigne comme une île (dite de Huangyan), il s’agit bel et bien d’un atoll, qui est de surcroît le plus grand atoll de la mer de Chine méridionale ! Mesurant près de 18 km sur 10, soit environ 150 km², l’atoll de Scarborough, communément désigné sous le nom de Scarborough Shoal est situé à environ 200 km de l’île philippine de Luzon. En comparaison, la Chine, aussi bien par l’île de Hainan que par la province du Guangdong, s’en trouve éloigné de près de 1000 km. Malgré sa grande surface, l’atoll est en majeure partie submergé et seules quelques excroissances rocheuses dépassent de l’eau à marée basse, la plus élevée ne dépassant pas 1,8 m d’altitude. Aucune partie, même la plus grande, ne peut accueillir plus d’une dizaine d’individus en position précaire.
On le voit, toute installation humaine durable semble compromise, d’autant que la région est régulièrement battue par les typhons, mais cela n’empêche pas la Chine de présenter l’atoll comme une île et de tracer sur ses cartes ce que l’on appelle des « lignes de base » qui la relient à plusieurs autres ensembles submergés, avec pour objectif de délimiter une zone économique exclusive à partir de ces mêmes lignes.
C’est pourtant sur ces mêmes confettis de territoires que la Chine tente – au mépris du droit international – de créer quatre ensembles dénommés les Quatre Sha, comprenant l’archipel des Paracels (îles Xisha) ; le banc Macclesfield (Zhongsha) ; les îles de Pratas (îles Dongsha) et l’archipel des Spratleys, y compris le haut-fond de James, situé 22 m sous le niveau de la mer, au large de Bornéo (Nansha). Ces quatre ensembles sont supposés lui accorder une zone maritime exclusive qui recouvre l’essentiel de la mer de Chine méridionale.
La Convention des Nations Unies pour le droit de la mer (CNUDM) est pourtant claire sur le sujet et seul des pays archipélagiques ont le droit de tracer de telles lignes, et uniquement sur la base d’îles et îlots situés au-dessus du niveau de la mer à marée haute et dans certaines proportions (un rapport maximum de 9 pour 1 entre la mer et la terre), or les prétentions chinoises varient entre 6 000 et 13 000 pour 1 d’après une étude du Center for Strategic and International Studies (CSIS). Par ailleurs, pour générer une zone économique exclusive, une île doit pouvoir abriter la vie humaine (et donc posséder des sources d’eau et de nourriture) et disposer d’une activité économique propre, ce qui n’est à l’évidence pas le cas de l’atoll de Scarborough, ni même d’aucune île de l’archipel voisin des Spratleys, une position confirmée par la décision de 2016 de la Cour permanente d’arbitrage (CPA) dans le cadre du contentieux opposant les Philippines à la Chine.
La dimension historique en faveur des Philippines
D’un point de vue historique, si l’on compare les revendications chinoises aux faits démontrés, la Chine n’a mené de relevés topographiques et hydrographiques en mer de Chine qu’à partir de 1909, voire 1978 pour l’atoll de Scarborough, et n’a représenté ce dernier sur des cartes modernes, avec la totalité des îles, îlots, récifs et bancs de sable de la mer de Chine, qu’à partir de 1935. De la même manière, toutes les cartes disponibles jusqu’en 1935, qu’elles aient été réalisées sous l’empire ou la république, mentionnaient toutes l’île de Hainan comme le point le plus méridional de Chine. La carte de 1935, ainsi qu’un exemplaire ultérieur datant de 1943, mentionne l’archipel des Paracels et l’île du Triton comme le point le plus méridional, mais ce dernier fut à nouveau déplacé en 1947 afin d’englober l’archipel des Spratleys, jusqu’à atteindre le haut-fond de James.
De leur côté, les autorités coloniales espagnoles, puis américaines ont représenté l’atoll de Scarborough sur de nombreuses cartes, du début du XVIIIe siècle jusqu’à la période contemporaine, dont la Carta hydrographica y chorographica delas yslas filipinas de Pedro Murillo Velarde (1734), mais aussi sur la carte intitulée Plano de la navigación dressée par l’expédition Malaspina (1792), les éditions 1808 et 1875 de la Carta general del archipielago filipino (la dernière étant réutilisée comme telle en 1901 par les autorités américaines), et l’atlas Philippine Census de 1939. L’atoll a également fait l’objet de nombreux relevés topographiques et hydrographiques : en 1800, puis en 1820 et 1866.
En ce qui concerne la dénomination de l’atoll, il était déjà nommé Panacot sur la carte dressée par le cartographe Velarde en 1734, puis Maroona Shoal jusqu’à la fin du XIXe siècle, bien qu’il ait déjà été renommé Bajo de Masinlóc en 1808, puis Bajo Scarburo en 1820. L’atoll a dans le même temps adopté sur la scène internationale le nom de Scarborough Shoal en référence à l’échouage en 1748 d’un navire de la Compagnie britanniques des Indes orientales, le Scarborough. De nos jours, l’atoll de Scarborough est plus connu aux Philippines sous les noms de Panatag Shoal et de Bajo de Masinloc. La Chine et Taiwan, pour leur part, lui donnent les noms de Huáng Yán Dǎo (littéralement l’« île du Rocher jaune ») et Minzhu Jiao (le « récif de la Démocratie »).
Les Philippines, un État impliqué de longue date sur l’atoll de Scarborough
De nombreuses actions régaliennes démontrent par ailleurs la légitimité du gouvernement des Philippines, qu’il s’agisse de la revendication du gouvernement autonome (Commonwealth) des Philippines sur l’atoll en 1937, son utilisation comme cible pour les aviations des États-Unis et des Philippines entre les années 1950 et 1990, la conduite d’enquêtes océanographiques (1957), l’érection d’un mat de 8 m de haut portant le drapeau Philippin en 1965, puis celle d’un petit phare en 1992 (resté en activité jusqu’en 2009). Ce phare, initialement provisoire, devait être remplacé par un autre dès 1995, projet pour lequel plusieurs composants ont commencé à être produits mais qui n’a finalement pas abouti. Autant d’actions menées sans aucune protestation de la part de la Chine ni de Taïwan, à l’exception notable de l’échouage du chaland de débarquement et véritable « frère jumeau » du BRP Sierra Madre (numéro de coque LST-821), échoué sur le banc Second Thomas en 1999 : le BRP Benguet (numéro de coque LT-507), échoué la même année sur l’atoll de Scarborough et qui finit par être retiré par Manille sous la pression de Pékin.
Du point de vue du maintien de l’ordre, les Philippines ont par ailleurs lutté contre la criminalité en mer et notamment la contrebande issue d’organisations criminelles basées à Hong Kong, Macao, et Taïwan dès les années 1960. Des réseaux faisaient passer des produits de contrebande par le biais de pêcheurs transitant par l’atoll de Scarborough. Les autorités de Manille ont régulièrement patrouillé l’atoll et en ont chassé pêcheurs traditionnels et contrebandiers, parfois de façon musclée, menant à la destruction de deux bases de contrebandiers et à de nombreuses arrestations, saisies de navires et destruction de marchandises. Tout cela s’est fait sans la moindre protestation de la Chine ou de Taïwan, même lors des raids survenus entre 1997 et 2001, qui ont fait plusieurs blessés et même un mort, sans parler des arrestations.
Sur le plan diplomatique, les limites territoriales des Philippines ont également fait l’objet d’au moins trois traités successifs à l’issue de la guerre américano-espagnole dont aucun n’a fait l’objet de protestations de la part de la Chine : le traité de Paris de 1898, le traité de Washington de 1900 et la convention entre les États-Unis et le Royaume-Uni de 1930. L’analyse qu’a fait le juge constitutionnel Antonio D. Carpio de l’impact de ces trois traités semble d’ailleurs appuyer les revendications des Philippines selon lesquelles l’atoll de Scarborough était bien inclus dans les frontières définitives du pays.
Le gouvernement et le parlement philippin ont par ailleurs passé plusieurs décrets et voté plusieurs textes de lois, dont les décrets présidentiels 1596 et 1599 (tous deux en 1978), qui déclarent le groupe des îles Kalayaan sous leur souveraineté nationale et la mise en place d’une zone économique exclusive de 200 miles nautiques. Cela préemptait d’ailleurs sur les négociations alors en cours entre 1973 et 1982 sur la Convention des Nations Unies pour le droit de la mer. De plus, les Philippines ont encore récemment voté deux textes de lois, le Philippine Maritime Zone Act, qui met le précédent décret de 1978 en conformité avec la CNUDM, ainsi que le Philippine Archipelagic Sea Lanes Act. Enfin, le gouvernement prévoit de publier la carte officielle de ses espaces maritimes.
Ajoutons que depuis le XIXe siècle, la responsabilité pour le sauvetage en mer et l’assistance aux navires a été le fait exclusif des autorités espagnoles, puis américaines, avant d’incomber au gouvernement des Philippines, avec le soutien occasionnel des États-Unis et du Japon, mais sans aucune contribution de la Chine. En tout cas, les autorités chinoises n’ont jamais pris d’initiative ni réclamé la cessation des activités du gouvernement philippin dans ce domaine, pas plus que le départ des navires et hélicoptères qui en avaient la charge.
La République populaire de Chine, un acteur très récent et sans base de légitimité
De leur côté, les autorités chinoises assurent que c’est bien la Chine qui a découvert, patrouillé, nommé et exploité les îles, îlots, bancs de sable, récif et atolls de la mer de Chine méridionale. Pour le démontrer, elles ont présenté de nombreux éléments historiques, dont des textes et cartes anciennes, mais qui n’ont pour le moment pas convaincu la communauté des chercheurs, du moins en dehors de Chine, du bien fondé de leurs prétentions sur les fameux Quatre Sha. Ce manque de précision se retrouve d’ailleurs dans d’autres dossiers, tel que celui de Taïwan ou l’ancien ambassadeur de Chine en France, S. E. Lu Shaye, prétendait que l’île faisait partie de la Chine depuis Jésus Christ, alors même que la première migration significative est survenue entre le XVIe et le XVIIe siècle, provoquée par les besoins de main d’œuvre des colons européens.
Il semble d’ailleurs que si la Chine avait disposé de cartes précises de ce vaste espace maritime – qui, les récits de navigateurs, les documents administratifs, les trouvailles archéologiques et l’absence de traces d’anciens bâtiments et infrastructures, même à l’état de ruine, le montrent, n’a d’ailleurs jamais été habité de façon permanente –, elle se serait empressée d’en dresser la liste exhaustive, afin de l’exhiber au monde entier. Une preuve supplémentaire du manque de crédibilité des prétentions chinoises réside dans le fait que les coordonnées des traits tracés sur les cartes chinoises n’ont jamais été communiquées et que la Chine n’a toujours pas été en mesure de donner une explication ferme et définitive sur la portée de ses revendications au sein de la ligne en dix traits, les différents acteurs sur le sujet alternant entre une dizaine de versions.
À ce jour pourtant, les seuls éléments présentés par les autorités chinoises se limitent à un manuel de pêcheurs (le Genglubu), des cartes anciennes très peu précises, quelques pièces et poteries datant de plusieurs siècles, des épaves de navires chinois (mais échoués dans l’archipel des Paracels) et à l’affirmation qu’un astrologue chinois (Guo Shoujing) aurait bâti un observatoire sur l’atoll de Scarborough (ou encore dans les Paracels), dont elles-mêmes n’arrivent pas à retrouver la trace. La Chine n’a par ailleurs construit aucune infrastructure sur l’atoll de Scarborough depuis sa prise de contrôle en 2012, pas même d’aide à la navigation (bouée, phare, repère) et n’a procédé à aucune action de sauvetage ni lutté contre la criminalité en mer dans et autour de l’atoll depuis la création de la République populaire de Chine en 1949. Preuve s’il en est de l’intérêt réel que la Chine lui accorde.
Même les noms employés par les autorités chinoises pour désigner les différentes îles, îlots, bancs de sable, récifs et atolls de la mer de Chine méridionale ont longtemps été une simple sinisation de noms anglais, notamment à partir des travaux du comité chinois de modernisation des cartes de 1931. Ce n’est que tardivement, dans les années 1980 et 1990, que des noms authentiquement chinois ont été donnés.
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Face aux manœuvres agressives répétées de la Chine dans la zone économique exclusive des Philippines, qu’il s’agisse de l’occupation progressive du récif Mischief dès 1988, jusqu’à sa transformation en base aérienne et navale entre 2014 et 2016 ; de la prise par la ruse de l’atoll de Scarborough en 2012 ; de l’occupation des récifs Whitsun et Iroquois, et du banc Sabina à partir des années 2020 ; ainsi que du harcèlement à la fois des navires venant ravitailler le Sierra Madre sur le ban Second Thomas et des pêcheurs tentant de mener leur activité, les autorités de Manille ont tout tenté pour défendre leurs droits de façon pacifique.
Dès 1982, les Philippines ont ainsi mené des négociations sur un code de bonne conduite bilatéral avec la Chine. Elles ont débouché sur un accord signé en 1995, malgré l’érection par la Chine de structures métalliques sur le récif Mischief (désignées sous le vocable « d’abris pour pêcheurs »), alors même que Pékin était signataire de la CNUDM – se plaçant donc en violation de la Convention de Vienne sur le droit des traités. Les Philippines ont également été partie prenante de la Déclaration de Manille, formulée par l’ASEAN, et ont joué un rôle significatif dans les négociations sur un code de bonne conduite entre l’ASEAN et la Chine. Plus tard, face à la poldérisation du récif Mischief et en réaction à la prise de l’atoll de Scarborough par la Chine, les autorités philippines ont pris l’initiative en 2013 de saisir la justice internationale via la Cour permanente d’arbitrage basée à La Haye, qui a arbitré en leur faveur en 2016 dans l’affaire South China Sea Arbitration (The Republic of the Philippines v. The People’s Republic of China).
Depuis lors, malgré la violence continue et croissante, voire les actes de piraterie perpétrés par la Chine, les Philippines ont utilisé tous les moyens de désescalade à leur disposition, tout en continuant à patrouiller les eaux contestées et à se défendre contre les menaces et les propos accusateurs dont elles sont la cible. Alors que l’atoll de Scarborough reste occupé par la Chine, tous les regards semblent se tourner vers le nouveau point chaud actuel : le banc Second Thomas et trois éléments maritimes proches (les récifs Whitsun et Iroquois, et le ban Sabina), tous assiégés ou occupés par des acteurs navals chinois, ainsi que sur l’attitude des États-Unis, dont il est encore difficile de déterminer s’ils vont enfin agir en soutien des Philippines.
Crédit photo : Marc_Osborne
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