La Turquie face à l’Occident, la Russie et les BRICS+ : d’une alliance à l’autre ?

Le Rubicon en code morse
Jan 09

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Le 29 octobre 2023, la République de Turquie a célébré le centenaire de son existence. L’âge de cette nation nous rappelle la récence de la Turquie moderne. Pourtant, il semble qu’en un siècle la Turquie a bien changé, affirme-t-on. Reliquat de l’Empire ottoman, cette nation transcontinentale ne cesse d’étonner pour ne pas dire interloquer par la conduite de sa politique étrangère. Longtemps décrite comme enracinée dans le camp occidental, le rapprochement mené par le Parti de la justice et du développement (AKP) avec la Russie depuis 2016 tout en maintenant son appartenance à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), ses affronts contre certains de ses partenaires ou encore sa politique de puissance jugée par une partie des dirigeants, journalistes et analystes occidentaux comme parfois contraire aux intérêts de l’Occident en font à présent une unité politique à l’image du XXIème siècle, imprévisible.

Comment expliquer que cette nation, dont la construction identitaire semblait la prédestiner à une alliance fiable et solide avec l’Occident, semble peu à peu s’en distancer ? La candidature d’adhésion au groupe de pays BRICS+ déposée par Ankara en septembre 2024 semble selon certains analystes occidentaux confirmer cette trajectoire. Cependant, pour comprendre les réelles intentions et ambitions turques, il faut lire la contemporanéité de ces évènements à la lumière de la profondeur historique. En effet, aujourd’hui comme alors, Ankara a toujours cherché à parachever une politique étrangère dite multidimensionnelle et d’équilibre. Du point de vue turc, la politique étrangère multidimensionnelle se structure autour de la position géographique de la Turquie c’est-à-dire centrale. Partant de là, la Turquie doit établir des relations simultanées avec différents acteurs mais également différentes organisations ou institutions. Il semble évident que l’intention d’une telle politique est la conséquence d’une quête plus générale, à savoir l’autonomie. En effet, comme le rappelle la politiste spécialiste de la Turquie Sümbül Kaya « ces politiques étrangères, de sécurité et de défense autonomes ne constituent pas une alternative à l’Occident, mais représente plutôt un moyen pour la Turquie de maintenir sa propre subjectivité et de renforcer son identité géopolitique ».

Une brève fresque des relations entre la Turquie, l’Ouest et l’Est pendant la Guerre froide 

Durant l’entre-deux-guerres, la Turquie mène une politique d’équilibre entre les grandes puissances européennes notamment la Grande-Bretagne et l’Union des républiques socialistes soviétiques (URSS). Après la Seconde guerre mondiale, elle rejoint l’OTAN en 1952 notamment parce que Moscou remettait en cause la souveraineté d’Ankara sur les détroits du Bosphore et des Dardanelles en même temps qu’elle exerçât une pression sur la province de Kars, frontalière du territoire soviétique. Ainsi, l’alliance avec l’Ouest répondait en premier lieu à un impératif de sécurité. Sur le plan diplomatique, la Turquie allait donc se retrouver isolée dans son environnement régional, notamment du Moyen-Orient qui comprenait de nombreux États alliés ou partenaires de l’URSS. Pour autant, la Turquie n’a jamais perdu de vue cette volonté d’autonomie vis-à-vis de l’Occident. Celle-ci s’est manifestée à Chypre, île dans laquelle entre 18 et 20% de la population est turque et dont l’histoire contemporaine a été rythmée par des tensions avec la majorité hellène sur fond de rivalité gréco-turque. Lorsque les tensions s’exacerbèrent sur la question chypriote à partir de 1964 et culminèrent jusqu’à l’invasion menée dans le nord de l’île par la Turquie en 1974, les relations entre Ankara et son allié américain se refroidirent poussant le pays à davantage s’investir diplomatiquement dans son environnement géographique notamment avec les États des Balkans, du Moyen-Orient et soviétiques. Bülent Ecevit, Premier ministre de l’époque affirme alors dans une interview en 1978 auprès de la BBC que la Turquie aspire à une politique d’équilibre.

Il est important de rappeler qu’à l’époque, le contexte est celui de la Détente dans lequel la menace d’une invasion soviétique n’est plus. Or, c’est très souvent l’état des relations entre la Turquie et l’URSS puis la Russie qui va déterminer le degré d’alignement turc sur l’Occident. Dès lors que les relations entre Ankara et Moscou demeurent cordiales, la Turquie ressent moins le besoin de sa conformer aux exigences de l’Occident et a fortiori de l’OTAN qu’elle a rejoint précisément pour se prémunir d’une potentielle agression russe. Cet événement permet également de souligner une dynamique qui se répète aujourd’hui. La Turquie a une conception éminemment géopolitique de sa politique étrangère. Ici la géopolitique doit être entendue comme une réalisation politique concrète, matérialisée dans l’espace ainsi qu’un intérêt pour les discours et les représentations.

Le contexte post-bipolaire : des relations cordiales avec la Russie et l’Occident et une volonté d’autonomie politique et stratégique 

C’est bien la représentation d’un espace soviétique et arabe hostile en même temps qu’une inclinaison civilisationnelle envers l’Ouest qui a présidé l’orientation pro-occidentale de la Turquie. Cependant, lorsque cette menace ou que sa représentation fléchit, la Turquie aspire à s’émanciper de cet alignement dans une logique similaire à celle de la politique étrangère gaullienne. L’idée étant d’exploiter les opportunités mais également de faire face aux dangers que lui présente sa géographie, notamment dans un contexte post-bipolaire où la plupart des pôles régionaux qui lui sont frontaliers sont gangrenés par les affres de la guerre et des tensions larvées (Guerres du Haut-Karabagh, guerres de Yougoslavie, guerres en Irak, guerre civile syrienne, etc). À cela s’ajoute le renouvellement du discours identitaire turc entamé dans les années 1980 par le président Turgut Özal, théorisé par Ahmet Davutoğlu (professeur de relations internationales puis membre du gouvernement de l’AKP jusqu’en 2016) dans son ouvrage Profondeur stratégique (Küre Yayınları, 2001) et parachevé par l’AKP accédant au pouvoir en 2002. L’idée étant de faire des espaces post-ottomans, notamment le Moyen-Orient un espace de projection de puissance dans lesquels la Turquie apparaîtrait en position de leader en mettant davantage en avant sa polarité islamique et orientale. Ainsi écrit-t-il : « Il est impossible pour la Turquie qui a hérité historiquement et géopolitiquement de l’Empire ottoman de planifier sa défense uniquement à l’intérieur des frontières dont elle dispose. Cet héritage historique peut créer des situations au-delà des frontières de la Turquie dans lesquelles elle doit intervenir à tout moment ».

De plus, cette ouverture a également mené à une intensification des relations russo-turques à l’orée du XXIème siècle principalement dans le domaine économique, Moscou devenant le premier pays exportateur de biens en Turquie et le deuxième client de cette dernière. Ce contexte a donc vu l’émergence d’une certaine autonomie (et non pas d’une indépendance) de la Turquie vis-à-vis de ses partenaires occidentaux. Il est également important de souligner que le XXIème siècle voit non pas la naissance mais la popularisation de l’eurasisme en Turquie. L’eurasisme ici n’a pas tout à fait la même signification qu’auprès de son théoricien le plus connu, le russe Alexandre Douguine pour qui la doctrine consiste à assumer une politique offensive à l’encontre de l’Occident et notamment des États-Unis et du Royaume-Uni afin de pérenniser l’hégémonie russe en Eurasie. Dans le cas turc, l’utilisation du pluriel est éloquente car le terme rassemble des courants politiques parfois opposés comme les communistes, les nationalistes ou encore les islamistes. On retrouve notamment la personne de Doğu Perinçek figure historique du communisme en Turquie à la tête du Vatan Partisi (Parti de la Patrie) qui appelle ouvertement à une alliance avec la Russie. Au sein même de l’AKP, certaines élites sont très sensibles à l’eurasisme. Le politiste Aurélien Denizeau qui a travaillé sur les doctrines de la politique étrangère turque identifie dans sa thèse Hakan Fidan, ministre des Affaires étrangères depuis 2023 comme étant sensible au courant eurasianiste mais dans une acception occidentaliste, c’est-à-dire qui perçoit l’Europe occidentale comme faisant partie d’un tout qu’est l’Eurasie. Les différentes courants eurasianistes ont pour point commun si ce n’est un antioccidentalisme du moins une forte suspicion à l’encontre de l’Occident née d’une politique américaine jugée contraire aux intérêts turcs notamment sur la question de la communauté kurde d’Irak avec laquelle s’est alliée Washington lors de l’invasion du pays en 2003. Cette suspicion concerne également l’Union européenne (UE). En effet, lors du Plan Annan de 2004 prévoyant la réunification des deux parties de l’île de Chypre, soutenu par le gouvernement de l’AKP qui y voyait une condition sine qua non à son adhésion à l’UE, le parti islamoconservateur est passé sous le crible des diatribes provenant de l’intelligentsia militaire et kémaliste, convaincue que ce plan était une manœuvre de Bruxelles consistant à nuire aux intérêts d’Ankara en Méditerranée orientale. Par conséquent, cette suspicion doit mener à une politique turque plus autonome permettant de capter de nouveaux partenaires, notamment la Russie. C’est ainsi qu’il faut comprendre l’aspect multidimensionnel de la politique étrangère turque qui signifie une relative distance à l’égard des alliés traditionnels afin d’étendre son influence vers de nouveaux partenaires en fonction de ses intérêts stratégiques, économiques et sécuritaires.

Cependant, la Turquie a bien conscience qu’aucune organisation n’est capable d’assurer sa sécurité autant que l’OTAN. Pour preuve, lors de la crise russo-turque de novembre 2015 consécutive à la destruction d’un avion de chasse russe par l’Armée de l’air turque à la frontière turco-syrienne. Le niveau de tensions a été tel que la Turquie a demandé une réunion des ambassadeurs de l’OTAN à laquelle les États-membres ont immédiatement répondu favorablement et durant laquelle le Secrétaire général, Jens Stoltenberg, a affirmé la solidarité de l’organisation avec la Turquie. Si les relations avec Moscou se sont très vite réchauffées notamment suite à la tentative échouée de coup d’État visant à renverser le président turc Recep Tayyip Erdoğan dans la nuit du 14 au 15 juillet 2016, tout indique qu’il s’agit avant tout d’un partenariat pragmatique et non d’une alliance structurelle et systémique. En effet, l’alliance peut se définir comme un processus par lequel « un acteur politique [qui] fait le choix stratégique de s’engager avec un ou plusieurs acteurs politiques, dans une alliance au sein de laquelle ont été définies les conditions d’usage de la force contre des acteurs extérieurs à l’association ». Que ce soit en termes de perception partagée d’un danger, de besoins ou de valeurs, rien n’unit durablement Ankara et Moscou qui conditionnerait une mutation allant de la coopération à l’alliance, d’autant que sur de nombreux sujets majeurs, les deux pays divergent comme l’ont montré leurs dissensions en Syrie et en Libye notamment. En Syrie et en Libye la Russie soutient le pouvoir légal de Bachar el-Assad et le camp de Khalifa Haftar quand la Turquie est du côté des rebelles de l’Armée syrienne libre et du Gouvernement d’accord national.

Encore récemment, la prise d’Alep par les rebelles djihadistes le 30 novembre 2024 qui a préludé à la chute du dirigeant syrien Bachar el Assad le 8 décembre a été un véritable camouflet pour la Russie. À cette heure, si aucun commentaire n’a été fait de la part des dirigeants russes, on peut toutefois relever cette déclaration faite par Alexandre Douguine ci-dessus mentionné sur la plateforme X : « La Turquie a commis une erreur stratégique. Elle a trahi la Russie. Vous allez le regretter ». Quand l’idéologue russe parle de trahison, il sous-entend une alliance objective entre Ankara et Washington laquelle appelle de ses vœux depuis 2011 à la chute du dirigeant syrien. Toutefois, s’il est vrai que les intérêts turcs et américains ont convergé sur cette question, la Turquie est convaincue d’avoir agi selon ses intérêts propres (le principal étant le renvoi du pays des 3 à 4 millions de réfugiés syriens dans leur pays d’origine), d’autant que sur la question kurde les deux pays membres de l’OTAN divergent. En effet, la coalition à dominante kurde Forces démocratiques syriennes opérant en Syrie est considérée comme une organisation terroriste par la Turquie quand elle est soutenue militairement par les États-Unis. En outre, le président turc a déclaré quelque jours plus tard que « quiconque s’attaquera à la Syrie aura affaire à nous » souhaitant montrer que la Turquie est le parrain de la nouvelle Syrie.

Ni l’alliance, ni l’adversité mais l’équilibre comme l’objectif ultime de la politique étrangère turque 

Comment interpréter le maintien et l’intensification des relations entre Ankara et Moscou suite à l’invasion russe de l’Ukraine le 24 février 2022 laquelle a pourtant revitalisé l’OTAN dans sa logique de bloc ?

La quasi-totalité des pays membres de l’OTAN et de l’UE ont adopté une attitude ferme à l’encontre de la Russie et ont fait montre d’une solidarité à la faveur de l’Ukraine. Sur ce dernier point la Turquie n’a pas dérogé à la règle. Déjà avant l’invasion de 2022, elle a condamné l’annexion de la Crimée de 2014 et a signé de nombreux accords d’armement avec Kiev. Après le 21 février 2022, elle a également envoyé des armes vers l’Ukraine, notamment les fameux drones Bayraktar TB-2 dont l’utilisation par les forces ukrainiennes ont joué un rôle déterminant dans les déboires subis par la Russie durant les premiers mois du conflit. Pour autant, la Turquie ne s’est pas ralliée à la politique de sanctions envers la Russie et a plutôt fait preuve de retenue pour des raisons multiples. Tout d’abord, on en revient à la dimension géopolitique de la politique étrangère turque. Depuis l’ère impériale, la Russie est et restera la principale grande puissance à proximité de la Turquie pouvant mettre en péril sa sécurité. Opter pour une posture agressive du moins perçue comme telle par Moscou reviendrait pour la Turquie à davantage se reposer sur l’OTAN et donc à s’aligner comme durant les années 1950, ce qu’Ankara cherche à éviter afin de préserver son autonomie. Ensuite, du point de vue turc, la guerre en Ukraine n’est pas seulement une guerre entre deux belligérants, mais un conflit opposant deux blocs alors que de nombreuses puissances émergentes aspirent à y trouver leur équilibre à l’instar du Brésil ou de l’Inde. La Turquie en fait partie d’autant qu’en ayant obtenu l’accord sur les céréales le 22 juillet 2022 – le seul accord jamais conclu entre les deux belligérants – ou en ayant conclu un cessez-le-feu le 29 mars 2022 (certes rendu caduc, les États-Unis et le Royaume-Uni avaient notamment assuré au Président ukrainien Volodymir Zelenski que le rapport de force demeurerait en la faveur de l’Ukraine) elle peut se targuer d’œuvrer pour la paix et la stabilité mondiale en se prévalant de parler aux deux acteurs du conflits. Cette attitude a permis à la Turquie d’éprouver sa capacité de médiation propre à ses velléités de puissance régionale. En effet, lorsqu’Ahmet Davutoğlu était aux Affaires étrangères, la médiation était censée à la fois maximiser la sécurité du pays se trouvant à la croisée de pôles politiques et géographiques conflictuels et en même temps de prouver son statut de puissance bienveillante et stabilisatrice. Ainsi déclarait-t-il en 2013 : « La Turquie s’emploie à mettre au point des instruments efficaces de règlement des différends pour divers conflits. Elle est située au centre de tous les conflits politiques des régions environnantes et est affectée directement ou indirectement, historiquement ou culturellement, par la myriade de crises qui se déroulent sur une vaste zone ». L’incapacité de la Turquie à trouver une issue politique à la crise syrienne à partir de 2011 avait sérieusement nui à son image qui se trouve cette fois-ci embellie, le secrétaire général des Nations unies Antonio Guterres ayant félicité la Turquie pour sa médiation et qualifié l’accord de « lueur d’espoir ».

De toute évidence, la politique turque par rapport au conflit aspire nommément à l’équilibre, ce qu’a déclaré le président Recep Tayyip Erdoğan le 8 juillet 2023 suite à la visite du président ukrainien : « La Turquie maintient sa position juste et équilibrée dans la guerre entre l’Ukraine et la Russie ». Mais que signifie l’équilibre pour la Turquie ? Plusieurs significations en réalité. D’une part, et cela a déjà été souligné, la nécessité pour Ankara de n’être unilatéralement dépendant ni d’un bloc ni d’un autre. D’autre part et de façon corollaire, la Turquie essaie d’entériner une logique d’interdépendance aussi bien avec la Russie qu’avec l’Occident stabilisant son équilibre diplomatique et renforçant également sa position d’État-pont. Avec Moscou, la Turquie cherche ainsi à protéger les approvisionnements agricoles et énergétiques en provenance de Russie. Cependant, la Turquie possède également des leviers vis-à-vis de la Russie. Notamment, après la chaîne de sanctions occidentales sur les énergies russes, Moscou a dû chercher de nouveaux acheteurs d’autant que l’accord de transit énergétique entre le géant gazier russe Gazprom et l’Ukraine prend fin en 2024, les gazoducs passant par la Turquie seront donc les derniers à pouvoir rejoindre l’Europe. Cela conforte la position de la Turquie en tant que hub énergétique. De plus, la Turquie apparaît comme une plateforme par laquelle transitent des biens manufacturés à destination de la Russie mais également un territoire où les Russes (qui représentent 25% des immigrés présents en Turquie) ont accès au système bancaire SWIFT, inutilisable sur leur territoire suite aux sanctions. Par conséquent, alors qu’avant le 24 février 2022, la Russie possédait davantage de leviers sur la Turquie, ce déséquilibre s’est résorbé à la faveur d’Ankara.

Autrement dit, la Turquie est devenue un acteur indispensable du point de vue de Moscou et c’est sans doute la raison pour laquelle Ankara est parvenue à consolider son expansion diplomatique, culturelle et économique vers les steppes originelles du turcisme restées longtemps une chasse gardée de Moscou. En effet, les pays d’Asie centrale, tous turcophones (à l’exception du Tadjikistan), ainsi que l’Azerbaïdjan cherchent de plus en plus à se désenclaver politiquement notamment en multipliant les relations avec les pays occidentaux, la Turquie en faisant partie ne serait-ce que sur le plan institutionnel. Or cette dernière apparaît précisément comme un trait d’union entre l’ouest et l’est. Déjà le pays avait éprouvé sa position géographique lorsqu’en juillet 2022, l’Union européenne et l’Azerbaïdjan ont signé un accord commercial sur la base des énergies lesquelles transitent par la Turquie. De surcroît, étant donné que la plupart des pays turcophones sont méfiants vis-à-vis de la Russie, l’ancienne puissance tutélaire, la Turquie apparaît comme un pays respectueux de l’intégrité territoriale comme elle l’a démontré par son soutien à l’Ukraine. En outre, elle a montré qu’elle possédait des capacités de puissance sérieuses lui permettant de faire face à Moscou. Ainsi, l’Organisation des États turciques créée en 2009 et promouvant le développement des relations culturelles entre les nations turcophones est un véritable marqueur de cette poussée centrasiatique turque. L’organisation s’est encore plus structurée à la fin de la décennie 2010 et le commerce a prospéré notamment suite à la guerre en Ukraine. Comment expliquer la relative passivité de Moscou pourtant très jalouse de son hégémonie dans le Caucase et en Asie centrale ? Il se peut alors qu’il y ait un pacte tacite ou officieux entre la Turquie et la Russie. En effet, cette dernière empêtrée dans sa guerre en Ukraine et ayant besoin de la Turquie pour les raisons ci-dessus mentionnées, laisse probablement cette dernière étendre son influence comme gage de son impartialité dans le conflit. Ainsi, l’équilibre pour la Turquie ne signifie pas tout à fait la neutralité, mais plutôt le maintien d’un dialogue avec chacune des parties avec lesquelles elle peut approfondir une interdépendance et promouvoir ses intérêts.

Par rapport aux Occidentaux, la stratégie de la Turquie consiste à délibérément donner l’impression d’une attitude béate et souple face à Moscou. En effet, Ankara a parfaitement conscience que Moscou l’utilise comme un levier d’influence anti-occidentale en rappelant souvent aux Turcs qu’ils attendent à la porte de l’UE depuis plusieurs décennies. Pourtant, l’appartenance à l’OTAN et la candidature d’adhésion à l’UE font partie d’une constante de la politique étrangère turque. De nombreux analystes ont interprété le véto turc à l’adhésion de la Suède et de la Finlande à l’OTAN comme une tentative de ménager la Russie et comme une preuve de son désintérêt croissant vis-à-vis de l’alliance militaire alors qu’il s’agissait bien du contraire. Cela signifiait pour Ankara de montrer à ses alliés qu’elle demeurait bien un État-membre et que son appartenance comptait tout autant que celle des autres membres tout en faisant en sorte que ses conditions soient respectées. De fait, la Suède a bien mené des opérations d’extradition d’opposants kurdes et les États-Unis ont accepté de vendre un total de quarante avions de chasse F-16 à la Turquie quand cette dernière a ratifié l’adhésion des deux pays nordiques.

En somme, la Turquie veut maintenir son alliance avec l’OTAN, conserver ses liens avec la Russie et renforcer sa centralité géographique mais également politique. Interviewé en septembre 2023 par une journaliste du média américain PBS News lui demandant s’il faisait confiance au président russe, Recep Tayyip Erdoğan répond « Je n’ai aucune raison de ne pas le croire. Si l’Occident est fiable, la Russie l’est tout autant. Durant les cinquante dernières années, nous avons attendu à la porte de l’Union européenne et à présent je crois la Russie autant que je crois l’Occident ». Manière très indirecte et détournée de signifier que du point de vue de la Turquie, ses alliés occidentaux ne l’ont pas traitée de façon correcte et juste et qu’il est donc tout à fait légitime qu’Ankara cherche à multiplier ses relations sans pour autant s’allier avec Moscou à qui elle ne fait pas confiance non plus. Cette approche s’apparente à une forme d’ambiguité stratégique qui s’est avérée payante pour la Turquie comme le montrent les concessions faites par Washington et Stockholm.

L’OTAN et les BRICS+ ne constituent pas un dilemme pour la Turquie 

À l’instar du rapprochement russo-turc, la candidature d’adhésion faite auprès du groupe de pays BRICS+ a fait couler beaucoup d’encre et de là encore certains analystes occidentaux se sont interrogés quant à l’attachement de la Turquie à l’Occident. Il est vrai que les tensions et dissensions de plus en plus vives avec l’Occident semblent corroborer le constat d’une Turquie cherchant à se départir de l’Occident. Cependant, la candidature au BRICS+ ne le confirme pas, car s’il existe bien des pays en son sein qui nourrissent une inimitié ou une adversité vis-à-vis de l’Occident (Chine, Russie, Iran) la majorité des membres dérogent à cette règle (Inde, Brésil ainsi que les nouveaux venus tels l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis ou encore l’Égypte). De nouveau cet étonnement relève d’un manque de profondeur historique. En effet, dès les dernières heures de la Guerre froide les présidents turcs Özal puis Demirel pressentaient l’impératif pour la Turquie de s’investir vers les anciennes terres communistes et socialistes et parlaient d’un monde turc allant « de l’Adriatique à la muraille de Chine ». Durant les années 2000, forte de sa fulgurance économique, la Turquie se perçoit comme une « puissance régionale mondiale » qui cherche sa place non pas seulement en utilisant le levier économique mais également politique, diplomatique et culturel. Comme de nombreux pays émergents, la Turquie aspire à démonopoliser la puissance et son usage. Cette doctrine a notamment été popularisée par Recep Tayyip Erdoğan lors de la 74ème session de l’assemblée des Nations unies durant laquelle il déclare que « Le monde est plus grand que cinq », faisant référence aux membres permanents du Conseil de sécurité.

La perception turque du monde est celle d’un monde profondément fragmenté et éclaté dans lequel s’aligner sur une seule organisation serait une aporie stratégique et politique, d’autant que la Turquie, se situant à la croisée de différents pôles politiques, culturels et civilisationnel, est un reflet mais également un réceptacle de ces dynamiques. De surcroît, selon Ankara les BRICS+, par leur composition particulièrement bigarrée, prennent acte de cet éclatement du monde et proposent une solution politique intéressante. En effet, la Turquie est astreinte à un statut de puissance régionale, cependant afin de consolider une influence d’échelle mondiale elle a conscience qu’elle doit se reposer sur les mécanismes des institutions et du multilatéralisme en s’associant ou en adhérant à différentes organisations. En ce sens, la Turquie opte pour le multi-alignement qui signifie l’élargissement des partenariats « afin de se libérer des contraintes idéologiques pour réduire les risques géopolitiques ». Le but étant de faire de la Turquie le parangon d’un monde plus juste et représentatif. Ainsi, lors du sommet des BRICS+ à Kazan auquel était invité le président turc, ce dernier déclare : « Il est important de nous réunir avec nos amis sur des plateformes multilatérales et de trouver des solutions à des problèmes communs avec un esprit commun. Nous pensons que les BRICS apportent des contributions au développement du commerce mondiale, à la croissance économique et à la construction d’un ordre mondiale plus juste ».

Là encore, une approche géopolitique de la politique étrangère turque éclaire sur les intentions turques vis-à-vis des BRICS+ et de façon générale quant aux différentes organisations et institutions internationales. En effet, cette approche permet de comprendre que la Turquie se perçoit comme étant au centre du monde et donc au centre des dynamiques et mutations internationales auxquelles le pays doit s’adapter au risque de s’effacer. Cette adaptation est en fait une synthèse ou plutôt une conséquence de sa politique étrangère d’équilibre et multidimensionnelle. Cela a été corroborée par un rapport du ministère des Affaires étrangères de 2024 s’intitulant « La politique étrangère nationale pour le siècle turc » qui affirme de façon très éloquente que « La Turquie vise à approfondir et à élargir ses relations extérieures grâce à de nouveaux mécanismes et politiques de coopération, en équilibrant son rôle de nation européenne la plus orientale et de nation asiatique la plus occidentale » tout en rappelant que «  Notre pays a un partenariat stratégique avec son allié de l’OTAN, les États-Unis, et considère que les liens transatlantiques sont essentiels pour la sécurité et la prospérité de l’Europe. En tant que membre actif de l’OTAN, la Turquie apporte des contributions importantes au principe fondamental de l’indivisibilité de sécurité de l’Alliance ». Par conséquent, une potentielle adhésion aux BRICS+ signifierait non pas une alliance, ce dont le groupe de pays n’a d’ailleurs pas vocation, mais entérinerait plus sobrement la logique multidimensionnelle propre à la politique étrangère de la Turquie qui cherche à garantir ses intérêts et à faire de sa centralité géographique un levier de puissance.

Auteurs en code morse

Albert Kandemir

Albert Kandemir est depuis septembre 2022 doctorant en relations internationales au Centre Thucydide de l’Université Panthéon-Assas et rédige sa thèse sur « La trajectoire de la puissance turque depuis 2002 ». Binational franco-turc, il effectue régulièrement des travaux de terrain en Turquie, et a conduit de nombreux entretiens avec des professeurs d’université, des journalistes, des diplomates et des politiciens turcs. 

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