L’« OTAN et nous »: une Alliance de raison, son européanisation comme horizon

Le Rubicon en code morse
Déc 12

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À l’occasion de la publication de son ouvrage Vers la guerre ?, Sébastien Lecornu, a accordé une interview au Point dans laquelle il réaffirme la nécessité de l’Alliance atlantique et de notre participation au commandement intégré. Il dénonce ici les prises de position fondées sur des a priori idéologiques, comme celles de Marine Le Pen et Jean-Luc Mélenchon, jouant selon lui l’antiaméricanisme à des fins électorales. En effet, depuis la dissolution de juin 2024, nombreuses sont les incertitudes quant à un soutien à la solidarité atlantique et européenne face aux menaces russes à l’Est et aux inquiétudes nées des élections américaines. Ceux qui à droite comme à gauche de l’échiquier politique, rejettent notre relation avec l’OTAN réinterprètent, manipulent, l’héritage gaullien et la défense de l’indépendance nationale en mettant en exergue le risque d’une France soumise à Washington par atlantisme ou par renoncement à l’effort. Pourtant, avec le retour de Donald Trump à la Maison blanche, la critique d’un impérialisme masqué de nos alliés outre-Atlantique va changer radicalement de nature. Les Européens risquent désormais clairement une défection de leur partenaire, sinon un chantage qui les placerait dans une relation transactionnelle pour servir les intérêts économiques américains et, de toute manière, une garantie d’assistance bien relative.

Dans ce contexte, cet article souhaite démontrer que, pour la France, la relation transatlantique établie depuis 75 ans à travers l’OTAN est issue de choix adaptés à un environnement géopolitique mouvant, plutôt que l’application de grands principes. Elle ne peut se résumer à un affrontement entre atlantisme et gaullisme même si se sont côtoyés raison, idéologie, passions et fantasmes exploités politiquement. Pour le montrer, nous verrons d’abord que les choix français dès la création de l’Alliance et de son organisation militaire étaient une réponse au contexte stratégique du moment. Les orientations de Charles de Gaulle lors de sa présidence, en quittant le commandement intégré, relèvent également de cette logique tout comme le long processus de retour dans les organes militaires communs à l’exception du groupe des plans nucléaires puisqu’il a fallu s’adapter aux à-coups géopolitiques et stratégiques. L’évocation des turpitudes, bien moins passionnelles qu’elles ne paraissent, de notre relation avec l’OTAN permettent, au final, d’établir des leçons pour l’avenir invitant à saisir notre destin dans une organisation ouvertement européenne.

« Rien de mieux » que l’OTAN à sa fondation

Au prisme des prises de parole, de l’action de De Gaulle et surtout de son exégèse, s’est installée l’idée d’une exception française dans l’OTAN toutefois nuancée par Jenny Raffik Grenouilleau pour souligner un « atlantisme de raison » et Olivier Schmitt évoquant un pays « atlantiste réticent ». Si l’on regarde les origines de l’Alliance, ce constat se confirme car la défense résolue de l’intégration par le personnel de la IVe République s’explique face à la menace soviétique résumée par le premier ministre et ministre des affaires étrangères belge Paul-Henri Spaak à la tribune des Nations unies le 28 septembre 1948 : « Nous avons peur ».

En effet, après la mainmise de Moscou sur la Tchécoslovaquie en février 1948, les démocraties européennes craignent plus que jamais le coup d’après. Les Européens de l’Ouest, Français compris, demandent un engagement militaire ferme et durable des Etats-Unis car malgré la doctrine Truman et le plan Marshall de 1947, la présence de Washington en Europe reste provisoire. Les Américains souhaitent d’abord que les Européens s’organisent eux-mêmes, ce qu’ils font avec l’OECE (organisation européenne de coopération économique) et le pacte militaire de Bruxelles en 1948. Washington doit surtout sortir de son isolationnisme traditionnel dont un principe fondamental était le refus d’alliance en temps de paix. Les résolutions de Londres le 4 juin de la même année ouvrent la voie à la création d’un État ouest-allemand et au maintien des troupes occidentales sur son territoire tant qu’une solution durable n’existerait pas, c’est-à-dire tant que la division du continent persisterait. Effet immédiat, le Sénat des Etats-Unis autorise, avec la résolution bipartisane Vandenberg, la conclusion d’alliance en temps de paix le 11 juin, permettant la signature du traité de Washington, le pacte Atlantique de 1949 dont le fameux article 5 prévoit « qu’une attaque armée contre l’une ou plusieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme une attaque dirigée contre toutes les parties ». Pourtant, cet article exprime les réticences américaines à s’engager sur le vieux continent puisque la réponse militaire n’est pas automatique, chaque puissance signataire choisissant « telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force ».

Des résistances existent en France et ne se limitent pas à une opposition gaullo-communiste hostile à la IVe République et à sa politique étrangère euro-atlantiste. La France peine à abandonner la relative équidistance entre Moscou et Washington qu’elle entretient au lendemain de la guerre. Cette prudence se retrouve chez le président de la République Vincent Auriol, les généraux Pierre Koenig, Jean de Lattre de Tassigny et même Robert Schuman ainsi que parmi plusieurs dirigeants de son mouvement centriste, le MRP (mouvement républicain populaire), qui considèrent que la France fait preuve de suivisme vis-à-vis des Américains. Au fond, c’est de Gaulle lui-même qui exprime le mieux dans ses Mémoires de guerre l’état d’esprit qui prévaut pour Paris dans la deuxième moitié des années 1940. Il livre ainsi un témoignage ambivalent de sa rencontre avec le président Harry Truman fin août 1945 identifiant un impérialisme américain rampant puisque ce dernier aurait estimé que « devant la menace, le monde libre n’avait rien de mieux à faire, ni rien d’autre, que d’adopter le “leadership” de Washington ». Cette considération est à comprendre au prisme de sa date d’écriture, plus de dix ans après l’entretien puisque le tome concerné (n°3, Le Salut) est publié en 1959, soit au moment où le Général entre à nouveau en responsabilité à la tête de l’État pour appliquer ses propres orientations. Enfin, dans le paragraphe qui suit la relation de son entrevue, il témoigne d’une certaine admiration pour la rapide reprise d’activité aux Etats-Unis en cette fin de guerre et donc d’une certaine logique à suivre nos amis d’outre-Atlantique.

Toutefois, l’atlantisme réticent n’est pas une caractéristique proprement française et considérer l’OTAN comme une coalition d’américanistes béats est une erreur. Par exemple, dans l’ouvrage qu’il a publié en 2023 sur la défense des entrées de la mer Baltique lors de la guerre froide, Peter Bogason décrit un Danemark qui entre dans l’Alliance atlantique par contrainte en raison de ses capacités de défense quasi inexistantes. Ce pays a tenté, dans un premier temps, de revenir à sa neutralité pré-Seconde guerre mondiale par une tentative d’alliance avec les Norvégiens et les Suédois en 1948-1949 avant de devoir se résoudre à être partie prenante du traité de Washington. Mais, malgré les vives menaces qui pèsent, les débats y sont très vifs dans les années 1950 sur la simple mise en place d’entrepôts de l’OTAN. Surtout, hormis la base de Thulé au Groenland où les Américains sont installés depuis 1941, il faut attendre l’invasion de l’Ukraine pour qu’y soit autorisé le déploiement permanent de faibles forces américaines et que le Danemark rejoigne la politique européenne de sécurité et de défense commune. L’attachement à la souveraineté dans ces domaines est l’une des raisons de la négociation de dispositions spécifiques pour que le pays approuve le traité de Maastricht en 1992. De même, la Suède neutre refuse jusqu’à la guerre en Ukraine l’intégration dans l’Alliance mais entretient un dialogue stratégique avec ses pays membres avant de prendre plus de distance dans les années 1980 au moment où s’exprime un discours proche des non-alignés, notamment chez Olof Palme. On le voit, dès ses débuts à Paris comme ailleurs en Europe, l’OTAN est vécu comme une nécessité et son caractère idéologique n’est pas un absolutisme mais l’adhésion à des valeurs démocratiques communes à défendre d’où l’importance des organes intégrés de coopération politique que sont le conseil de l’Atlantique Nord et l’assemblée parlementaire.

Le retrait du commandement intégré

La France se distingue de ses alliés scandinaves par le souvenir de sa puissance d’avant-guerre, signifié par le maintien de l’empire colonial jusqu’aux années 1960. Évidemment, elle dispose d’une plus forte population, d’un territoire plus vaste et donc de plus de moyens tout en étant plus éloignée de la menace d’invasion soviétique. Parmi ses atouts figure l’ambitieux programme nucléaire civil et militaire qui était déjà l’un des plus avancé du monde à la veille de la guerre, relancé avec la fondation du CEA (commissariat à l’énergie atomique) en 1945. Il faut ajouter à ces particularités nationales les convictions, la vision stratégique et la personnalité du général de Gaulle.

Celui-ci exprime dans son discours prononcé à l’école de guerre le 3 novembre 1959 la nécessité d’une « défense française » dont le cœur serait un « armement atomique » puisque le « système de l’intégration a vécu ». Il expose non seulement sa conception de la défense nationale mais aussi une réponse au contexte géopolitique. D’abord, s’en remettre à d’autres pour assurer sa défense est une perte de souveraineté qui s’affirme sur le terrain par la présence de bases américaines et canadiennes, plutôt mal acceptées par une partie de la population. A l’été 1958, l’utilisation de la base d’Évreux sans consultation de Paris pour transférer des marines à Beyrouth le confirme. De plus, depuis la crise de Suez s’installe progressivement la conviction que la garantie nucléaire des Etats-Unis est purement fictive. Les dirigeants de la IVe République, en particulier Guy Mollet président du conseil en 1956-1957, marqué par le renoncement britannique en raison de l’absence de soutien de Washington, en sont convaincus. Ceci les pousse à accélérer les recherches vers une force de frappe nationale et à se rapprocher de Bonn pour obtenir, avec Rome, un soutien dans cet objectif formalisé par les accords FIG (France, Italy, Germany) de 1957. La promesse de fourniture par Washington de missiles de portée intermédiaire sous double clé y met fin au début de 1958.

Avec la mise sur orbite du Spoutnik, la crainte d’une défection des États-Unis gagne le général de Gaulle qui cherche à participer aux décisions nucléaires de l’OTAN lorsqu’il revient au pouvoir, demandant un directoire franco-américano-britannique de l’Alliance. La fin de non-recevoir de Washington le conduit à défendre l’idée d’une autonomie stratégique de l’Europe qui pourrait s’appuyer sur l’arme nucléaire française dont le développement est manifesté par l’essai nucléaire « gerboise bleue » en février 1960. C’est dans ce cadre qu’est discuté par les six États de la CEE (communauté économique européenne) le plan d’union politique porté par Christian Fouchet en 1961 qui, après échec, est proposé à Konrad Adenauer pour être inséré dans le traité de l’Élysée signé le 22 janvier 1963. Toutefois, les dispositions portant sur la forte coopération en matière de défense sont mises en veilleuse en raison d’une pression de Washington pour que le Bundestag adopte un préambule mentionnant la primauté de la communauté de défense atlantique.

Si l’on ajoute à cela le changement stratégique majeur qui conduit les États-Unis de John Kennedy à abandonner une doctrine de représailles massives en cas de guerre pour une riposte graduée, la confiance de De Gaulle envers Washington s’érode encore plus. En effet, une longue phase de conflit conventionnel se dessine avant de recourir au nucléaire laissant poindre le risque d’une guerre limitée au continent européen, donc dévastatrice sur celui-ci et moins dissuasive. De même, il y a une volonté claire de l’administration Kennedy d’empêcher la prolifération nucléaire et en particulier la France de se doter d’une force de frappe opérationnelle. C’est pour l’en dissuader qu’est proposée une multilateral force (MLF) marine ou sous-marine équipée d’armes nucléaires sous commandement de l’OTAN avec équipages multinationaux. En effet la doctrine de riposte graduée est incompatible avec une France nucléaire autonome dans sa décision d’emploi car celle-ci ne respecterait pas la graduation en raison de capacités limitées. La nouvelle doctrine américaine qui est appliquée par l’OTAN après le départ de la France du commandement intégré implique un centre de décision unique : Washington.

Dans ces conditions, le retrait de 1966 est logique même s’il choque alors plusieurs personnalités françaises estimant que la souveraineté nationale est mieux défendue face à la menace soviétique par la participation à l’intégralité des organes de l’Alliance et en privilégiant les moyens nucléaires américains, forcément plus conséquents que ceux de la France. Raymond Aron, le général André Beaufre, des dirigeants politiques tels que François Mitterrand et Jean Lecanuet, partagent ce jugement même si les deux derniers changent d’avis dans les années 1970. Ces voix de la politique et de la réflexion stratégique ouvrent un Grand Débat (ouvrage d’Aron publié en 1963) qui perdure jusque dans les années 1980 avec les partisans d’une dissuasion nucléaire stricte, hors du commandement intégré : Lucien Poirier, Pierre Gallois et les gaullistes. Les échanges sont vifs, chacun exagère et c’est ce qui construit progressivement un narratif politico-stratégique gaulliste axé sur l’indépendance nationale symbolisée par la dissuasion indépendante. Pour se distinguer du président Valéry Giscard d’Estaing entre 1974 et 1981, le discours devient même quasi neutraliste jetant l’anathème sur toute suspicion de rapprochement avec l’OTAN ou bien la riposte graduée.

Une réintégration logique

Pourtant le long épisode qui s’ouvre jusqu’à la réintégration de 2009 est marqué par un lent et progressif processus de rapprochement. Le retrait ne signifie pas rupture et des accords d’engagement des troupes françaises en cas de conflit contre l’Est sont signés dès 1967 entre le chef d’état-major des Armées, le général Charles Ailleret, et le général Lyman Lemnitzer, commandant suprême des forces alliées en Europe (SACEUR). Le rapprochement est également politique dès 1968 en raison de l’affaiblissement de l’économie française suite aux événements de mai qui limitent l’autonomie stratégique et le rappel de la menace soviétique avec l’invasion de la Tchécoslovaquie mettant fin au printemps de Prague. Le climat de toute manière ne peut que s’améliorer avec l’arrivée à la présidence des Etats-Unis de Richard Nixon, fervent admirateur de De Gaulle. Leurs mandats ne coïncident que sur quelques semaines mais le nouveau président républicain s’engage avec le successeur du Général, Georges Pompidou, dans la voie d’une coopération nucléaire secrète. Celle-ci est reconduite par Giscard. Le 19 juin 1974, dans la déclaration d’Ottawa, la France réaffirme son attachement à l’Alliance et voit la reconnaissance du « rôle dissuasif propre contribuant au renforcement global de la dissuasion de l’Alliance » de ses forces nucléaires avec celles des Britanniques.

Lors de sa présidence, François Mitterrand réalise des gestes qui démontrent la solidarité atlantique de la France tout en restant ferme sur le retrait du commandement intégré auquel il s’est rallié au point d’adopter un positionnement plus intransigeant que les néo-gaullistes du RPR (rassemblement pour la République) sous la houlette de Jacques Chirac, lesquels se montrent séduits par l’Amérique néolibérale de Ronald Reagan. Le cabinet de Claude Cheysson, ministre des Relations extérieures, propose ainsi dès 1982 d’accueillir à Paris le sommet du conseil atlantique, instance politique décisionnelle de l’Alliance, ce qui n’avait pas eu lieu depuis de Gaulle. C’est chose faite en 1983. Cette même année, devant le Bundestag, le président socialiste défend la double décision de l’OTAN à laquelle la France n’est pourtant pas partie prenante en raison de son retrait du commandement intégré : face à l’installation des euromissiles soviétiques SS-20, il s’agit de négocier leur retrait et, en cas d’échec, de déployer des missiles américains équivalents. Mitterrand reste cependant intraitable sur l’indépendance des forces nucléaires françaises ce qui rend impossible leur inclusion dans des négociations avec les Soviétiques qui intégreraient toutes les armes occidentales.

Lors de la première cohabitation, en 1986-1988, le nouveau gouvernement de droite dirigé par Jacques Chirac affiche un certain atlantisme. La question de la réintégration s’installe dans le débat public et le nouveau premier ministre, à la recherche du juste équilibre dans la relation avec l’OTAN, charge Bruno Racine de mener deux études à ce propos. La logique des choses pousse à un rapprochement tant le retrait du commandement intégré a perdu de son sens d’un point de vue organisationnel. La France participe alors à 320 organismes intégrés sur 386 et la limite entre questions civiles et militaires est loin d’être évidente. Le comité des plans de défense, quitté en 1966, traite aussi de problèmes civils alors que le conseil atlantique où la France siège encore mène une réflexion à caractère militaire. Certains aspects de sécurité ne peuvent être appréhendés que de manière intégrée et la France y participe comme la défense aérienne ou bien l’approvisionnement et l’entretien des matériels communs. Il y a aussi de profonds inconvénients à la posture hybride de Paris : les priorités de planification s’effectuent en dehors des Français et ceux-ci sont exclus de l’élaboration des appels d’offre auxquels pourrait répondre l’industrie nationale. De toute manière, les états-majors français raisonnent comme s’ils étaient intégrés puisque l’exercice interministériel GYMONT de 1984 démontre qu’ils acceptent automatiquement toutes les demandes de l’OTAN en cas de guerre, anticipant les décisions politiques dans ce sens, au nom de l’efficacité militaire. Les travaux pilotés par Bruno Racine apportent alors une réponse politique. Il serait nécessaire de se rapprocher mais il existerait un « consensus » entre les partis politiques et les Français en faveur du statu quo. D’ailleurs ces enquêtes sont maintenues strictement secrètes pour éviter tout remous politique. Toutefois, la situation offre un avantage majeur : libre de ses engagements militaires, la voix de la France est prise au sérieux et pèse lorsqu’elle s’engage aux côtés de ses alliés.

C’est dans cet état d’esprit qu’il faut comprendre la première tentative de réintégration effectuée lors des premières années de la présidence Chirac. A la fin des années 1990, après les mandats de Mitterrand, il n’y a plus de frein stratégique à un rapprochement puisque l’incompatibilité entre la doctrine nationale et celle de l’OTAN n’a plus lieu d’être avec la fin de la guerre froide. De même, le frein politique s’évanouit avec la disparition progressive des défenseurs d’un gaullisme strict sur une indépendance nationale à connotation neutraliste. Il n’est désormais plus question que de monnayer le retour dans le commandement intégré en échange d’un important commandement régional. La Méditerranée est envisagée, ce qui n’est pas obtenu car irréaliste en raison de la présence de la VIe flotte américaine dans un environnement stratégique agité recevant toute l’attention de Washington : éclatement de la Yougoslavie, difficultés du rapprochement israélo-arabe.

Dans les années 2000, les extensions de l’Alliance à l’Est singularisent de plus en plus la position française. La réintégration se fait au final en 2009, sorte de normalisation, en échange du commandement de la Transformation chargé d’adapter l’Alliance aux défis du futur tant dans la prévention des menaces que dans les capacités et l’organisation. La France reste toutefois en dehors du groupe des plans nucléaires, manifestation politique de l’indépendance de sa dissuasion comme le souligne Sébastien Lecornu. Pourtant, il paraît improbable que l’on ne discute pas de frappes nucléaires avec nos alliés. Cela se faisait déjà du temps de Giscard, certes de manière très confidentielle, si bien que le contraire serait, aujourd’hui, très étonnant sinon une faute stratégique. La symbolique est cependant importante vis-à-vis de nos alliés, de nos compétiteurs mais aussi des contestations politiques intérieures qui ne manqueraient pas de s’élever.

Quelles leçons pour l’avenir ?

Si l’on observe le parcours de notre relation avec l’OTAN, on peut en retenir deux caractéristiques contradictoires formant une équation stratégique dont la résolution permettrait de dégager des perspectives d’avenir avec nos partenaires.

La première leçon est que la volonté d’autonomie française existe mais s’avère également vraie chez nos alliés. Les courants politiques hostiles à l’Alliance ont ainsi tort d’entretenir l’idée d’une exception française à ce propos. Ainsi, nous avons évoqué des exemples scandinaves mais l’Allemagne montre aussi l’émergence régulière, depuis les années 1950, du souci d’assurer sa propre défense. Un débat intermittent sur l’arme nucléaire avec l’existence d’un courant qualifié de gaulliste à l’époque où le conservateur bavarois Franz-Josef Strauss était ministre de la Défense en témoigne. Une alliance relève forcément d’un compromis sur les contours de la souveraineté de chaque membre. La question principale est de savoir ce qui protège le mieux cette dernière. Nos valeurs ne sont pas seulement nationales, elles sont communes et l’OTAN, est aujourd’hui le seul outil qui nous permette de les défendre ensemble. Pourtant, malgré des velléités d’autonomie, nos alliés ont toujours préféré la protection américaine avec sa garantie nucléaire, même fictive. Les offres françaises de dialogue à propos d’une défense européenne y compris dans sa dimension nucléaire ne permettent pas d’y prétendre dans l’immédiat mais invitent à la construire. Les Etats-Unis ont d’ailleurs su habilement entretenir ce sentiment pour justifier le maintien de l’OTAN notamment lorsque son existence était critiquée après la guerre froide. Nos propositions doivent systématiquement intégrer cette préférence et surtout ne pas prendre la coloration d’un leadership assuré par la monarchie nucléaire française tant les méfiances sont fortes dans les régimes parlementaires de nos alliés européens face aux présidents de la Ve République qui se croient tous puissants et peuvent tenir, concentration des pouvoirs en une personne oblige, des discours contradictoires.

La seconde leçon est le risque réel et permanent depuis les débuts de la guerre froide d’un désengagement américain, lequel s’intensifie avec une nouvelle présidence Trump. Quoiqu’il arrive, se pose, de toute manière, la question du basculement des États-Unis vers l’Asie. Ceci renvoie au débat stratégique actuel sur ce que doit être l’OTAN. S’agit-il de suivre Washington sur d’autres théâtres ou bien de soulager nos alliés américains en organisant une vraie défense européenne ? Lorsque le risque de défection est apparu, de Gaulle a choisi l’autonomie de décision pour être capable d’assurer en permanence la souveraineté nationale : la crainte n’était pas tant la soumission à Washington que l’incapacité de réagir face à Moscou si la décision devait échapper à Paris. Ce faisant, le Général a agi en chef d’État d’une démocratie libérale occidentale souhaitant défendre ses valeurs et prête à contrer une invasion du pacte de Varsovie en Europe. Réinterpréter l’« indépendance nationale » gaullienne comme du neutralisme, relève du mensonge politique.

Doit-on construire une défense européenne autonome au risque d’inciter Trump, à partir plus vite, sachant que la protection américaine cessera tôt ou tard ? La solution à ce hiatus se trouve dans l’histoire de l’organisation. L’intégration a reçu une critique gaullienne l’assimilant à une forme d’asservissement à la puissance américaine. Même si un problème de souveraineté se posait, il y avait là une exagération rhétorique pour faire accepter le retrait qui, de toute manière, ne correspond plus à la réalité d’une organisation où les orientations sont négociées dans un ensemble plus vaste que lors de la guerre froide donnant un poids plus important aux Européens. N’oublions pas qu’il s’agit de trente-deux alliés ayant tous voix au chapitre pour prendre des décisions collectives. Il conviendrait ainsi que le discours politique le reflète en France afin de contrer les paroles qui entretiennent une lecture fantasmée du gaullisme stratégique à des fins électorales par des forces manifestant de la sympathie pour la Russie de Vladimir Poutine. En plus de cela, depuis la fin de la guerre froide, la présence américaine a effectivement diminué, notamment en ce qui concerne le stationnement d’armes nucléaires sous double clé. L’apport des États-Unis et la crainte de leur désengagement, notamment si l’on s’organise nous-mêmes, maintiennent une prédominance de la voix de nos alliés d’outre-Atlantique. Ne serait-il pas temps d’anticiper, de cesser de vivre dans la hantise de leur départ et d’assumer l’OTAN comme une alliance européenne, ce qui est d’ailleurs son essence ? Pourquoi toujours débattre d’une relation qui irait contre la pensée de De Gaulle alors que celui-ci vivait dans le monde des années 1960 ? Pas plus qu’hier, car ce n’était pas l’objectif du Général, la France ne peut se permettre d’être seule.

L’OTAN est aujourd’hui le meilleur compromis, accepté par tous nos alliés européens, qui permette le maintien du lien avec Washington. Faisons pleinement nôtre ce cadre institutionnel pour l’européaniser. Forts d’une expérience de 75 ans, les avantages opérationnels et politiques de l’organisation sont évidents : standards, plans, interopérabilité, mécanismes de prise de décision. Il s’agit aussi d’un lieu de discussion dans lequel la dimension européenne de notre force de dissuasion pourrait s’exprimer sans pour autant partager la décision puisque, outre les oppositions politiques, l’application concrète d’une procédure rencontrerait des limites. L’OTAN est déjà le cadre de coopérations renforcées notamment au niveau d’exercices communs ou de déploiement de Rafales par exemple comme plusieurs collègues l’ont évoqué ces derniers mois. L’organisation pourrait aussi accueillir une réflexion sur les parades aux armes nucléaires non-stratégiques déployées par la Russie et pourquoi pas accompagner une alternative franco-britannique à la protection américaine. Il s’agirait alors de ne plus parler de « l’OTAN et nous », mais d’une alliance à parts égales avec trente-et-un partenaires.

Auteurs en code morse

Yannick Pincé

Yannick Pincé (@PinceYannick) est docteur en histoire contemporaine, professeur agrégé d’histoire en CPGE littéraire au lycée Jean-François Millet de Cherbourg-en-Cotentin, chercheur associé au CIENS de l’ENS-PSL et à l’ICEE de l’université Sorbonne nouvelle. Il a soutenu en 2022 une thèse sur le « consensus » nucléaire français sous la direction du Pr. Frédéric Bozo.

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