Cet article est une traduction de l’article suivant : Manfred Huterer and Astrid Sahm, « Belarus: Sovereignty under Threat. Impacts of the Russian War against Ukraine », SWP Comment 2024/C 22 (Berlin: Stiftung Wissenschaft und Politik [SWP], German Institute for International and Security Affairs, June 2024), doi: 10.18449/2024C22, licensed under CC BY 4.0.
L’invasion massive de l’Ukraine par la Russie en février 2022 a également remis en question la souveraineté du Bélarus. Le pays a servi de rampe de lancement à l’attaque, devenant ainsi un co-agresseur. Cependant, les relations entre Minsk et Moscou ont évolué au fur et à mesure que la guerre se prolongeait. Le dirigeant bélarusse Loukachenko s’est de plus en plus comporté comme un fournisseur de services de guerre sûr de lui vis-à-vis du chef du Kremlin, Vladimir Poutine. Dans le même temps, il a réussi à éviter toute implication militaire directe et a cherché à préserver ses chances de servir de médiateur. Néanmoins, la dépendance structurelle du Bélarus à l’égard de la Russie a continué de s’accroitre dans de nombreux domaines. À l’heure actuelle, cette perte progressive de souveraineté peut encore être inversée. Pour que cette situation perdure, l’UE et l’Allemagne ne doivent pas faire une croix sur le pays.
Après les élections présidentielles bélarusses d’août 2020, Alexander Loukachenko, au pouvoir depuis 1994, s’est retrouvé dans le rôle d’un suppliant devant le chef du Kremlin, Vladimir Poutine. Les manifestations de masse contre les élections truquées ont profondément ébranlé son régime. C’est l’usage brutal de la force et le soutien de Poutine qui ont assuré la survie politique de Loukachenko. La menace d’une intervention militaire de la Russie a empêché un plus grand nombre d’institutions gouvernementales de manifester leur solidarité avec les manifestants.
La crise au Bélarus a donné au Kremlin l’occasion d’étendre son contrôle sur le pays et d’imposer des exigences d’intégration que Loukachenko avait toujours refusé de satisfaire auparavant. La rupture brutale des relations avec l’Occident a considérablement réduit la marge de manœuvre de Minsk en matière de politique étrangère.
En outre, les sanctions occidentales ont entrainé une dépendance économique accrue à l’égard de la Russie. Le Kremlin en a profité pour renforcer sa présence militaire au Bélarus et pour finaliser les feuilles de route sur l’approfondissement de l’intégration de l’Union de la Russie et de la Biélorussie (URB), formée en 1999. Leur élaboration a commencé en 2019, mais elle a été bloquée par les Bélarusses dans des domaines clés et a été mise en suspens avant les élections présidentielles.
Un contrôle de plus en plus faible
En novembre 2021, 28 des 31 feuilles de route initialement prévues ont été signées par Loukachenko et Poutine. Ces plans visent à créer un alignement de grande envergure en matière de politique économique et financière. Néanmoins, il n’est pas prévu de mettre en place des structures supranationales ou d’introduire une monnaie commune. Comme les feuilles de route devaient être mises en œuvre avant le 31 décembre 2023, il semble que le Kremlin ait reporté les objectifs les plus ambitieux à plus tard. C’est en tout cas ce qu’indique un document de l’administration présidentielle russe divulgué en février 2023, selon lequel Moscou prévoit une prise de contrôle discrète du Bélarus d’ici 2030.
Il est difficile de déterminer dans quelle mesure la partie bélarusse a pu repousser les exigences russes plus poussées des feuilles de route en raison de l’opacité du processus de négociation. Quoi qu’il en soit, les documents ne reflètent que partiellement les « intérêts économiques nationaux » tels que définis par Loukachenko. Le Bélarus doit largement adapter sa législation à celle de la Russie. Ce faisant, Loukachenko risque de perdre le contrôle de l’économie du pays, qui est pratiquement une économie planifiée. Pour retarder les réformes économiques libérales, il s’est donc montré prêt à faire des concessions majeures dans d’autres domaines, notamment en matière de politique de sécurité et de coopération militaire.
La stratégie de géopolitisation de Loukachenko
Dès le début, Loukachenko a envisagé la crise politique au Bélarus dans un contexte géopolitique, en commençant par sa conviction que les manifestations contre les élections dans le pays étaient contrôlées par l’Occident. Si l’Occident parvenait à renverser le régime bélarusse, la Russie serait la prochaine cible. En écrasant l’opposition locale, Loukachenko contribuait, selon lui, à la stabilité de la Russie et espérait donc que Poutine lui rendrait la pareille.
Dans le même temps, au cours de l’été 2021, Loukachenko a fait pression sur l’UE avec une vague de réfugiés aux frontières de la Lettonie, de la Lituanie et de la Pologne. Cette crise migratoire artificielle était une tentative infructueuse d’amener Bruxelles à abroger les sanctions qu’elle avait imposées au Bélarus sans avoir à répondre aux exigences politiques de l’UE. En juillet 2021, le Bélarus a fermé sa frontière avec l’Ukraine, sous prétexte d’empêcher l’entrée en contrebande d’armes destinées à renverser le gouvernement. À peu près au même moment, la Russie a commencé à déployer ses troupes à la frontière ukrainienne et a exigé des garanties de sécurité de la part des États-Unis et de l’OTAN à la fin de l’année. Pour Loukachenko, ces mesures s’inscrivaient parfaitement dans la position générale de menace adoptée à l’égard de l’Occident et servaient également la sécurité de son propre régime.
En septembre 2021, le Bélarus et la Russie ont effectué la manœuvre militaire « Zapad » (Ouest), qui a lieu tous les quatre ans. Les exercices portaient sur la défense de l’armée contre les tentatives occidentales de renversement du gouvernement et sur le déploiement de groupes d’attaque conjoints dans les zones urbaines. Ces derniers étaient manifestement destinés à préparer l’invasion ultérieure de l’Ukraine, d’autant plus que Zapad 2021 était le plus grand exercice de ce type à ce jour.
La manœuvre a également marqué le début des opérations du centre d’entraînement et de combat conjoint de l’armée de l’air et des forces de défense aérienne à Grodno, au Bélarus, que Loukachenko avait accepté de mettre en place en mars 2021. Peu avant le début de l’attaque russe, la nouvelle doctrine militaire de l’URB, que Poutine et Loukachenko avaient déjà annoncé en novembre 2021, est entrée en vigueur. Elle désigne l’Occident comme l’ennemi principal et prévoit notamment l’augmentation du nombre d’exercices militaires conjoints et le développement d’infrastructures militaires communes.
Le tournant : le début de la guerre
L’invasion russe à grande échelle de l’Ukraine a été précédée d’une autre manœuvre conjointe en février 2022, qui a permis la présence de plus de 30 000 soldats russes et de leur équipement militaire au Bélarus. En approuvant cet exercice, Loukachenko a fait de son pays un co-agresseur. Dans le passé, il avait toujours rejeté catégoriquement la possibilité d’une attaque contre ce pays voisin à partir du Bélarus. Cependant, ses relations politiques avec Kyiv se sont nettement dégradées depuis que Volodymyr Zelensky a refusé de reconnaître les résultats des élections présidentielles bélarusses.
On ne sait pas quand Loukachenko a été informé de l’agression prévue ou s’il a cru jusqu’au bout qu’il ne faisait que contribuer à créer une situation menaçante. Ses propres propos sont contradictoires. D’une part, il a déclaré publiquement qu’il n’avait été informé des plans de Poutine que peu de temps avant le début de la guerre et a nié toute responsabilité dans l’invasion russe. D’autre part, il a accusé l’Ukraine de s’être préparée à attaquer le Bélarus, forçant ainsi la Russie à intervenir. De plus, les sanctions occidentales n’ont laissé aucune alternative au Bélarus. Loukachenko a ainsi légitimé l’invasion russe et le soutien qu’il lui a apporté.
La constante fondamentale de ses interventions était l’assurance que le Bélarus n’impliquerait pas ses propres soldats dans la guerre. Il tenait particulièrement compte de l’attitude du peuple bélarusse, dont la majorité s’opposait à l’invasion. Loukachenko devait craindre qu’une implication directe dans la guerre ne ravive les conflits péniblement étouffés dans le pays. C’est pourquoi il a toujours présenté l’absence de participation des troupes bélarusses comme sa réussite personnelle, afin d’éviter de donner l’impression qu’il avait complètement abandonné la souveraineté du pays à la Russie. Toutefois, des experts militaires indépendants ont compris que le Kremlin n’avait jamais eu l’intention de faire participer activement les forces armées bélarusses, qui n’avaient aucune expérience des combats internationaux. Au contraire, en servant de base logistique pour les troupes russes, le Bélarus remplit le rôle précis que Poutine avait prévu pour lui.
Sur la scène internationale, Loukachenko a soutenu sans réserve la position russe. En mars 2022, le Bélarus a été l’un des cinq pays à voter contre la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies condamnant la guerre d’agression. Tous les autres pays de l’Union économique eurasienne se sont abstenus ou n’étaient pas présents lors du vote. Cela étant, le Bélarus ne pouvait plus prétendre au rôle neutre de médiateur qu’il avait joué lors de la guerre dans l’est de l’Ukraine, qui a débuté en 2014. Après trois réunions qui se sont déroulées dans la région frontalière bélarusse fin février et début mars 2022, les négociations pour mettre fin au combat se sont délocalisées à Istanbul et/ou dans des formats en ligne, avant d’être interrompues en mai de la même année.
Réajustement des relations
Les contacts entre le Bélarus et la Russie se sont considérablement intensifiés au cours de la première année de la guerre. Dix rencontres directes ont eu lieu entre les chefs d’État. Loukachenko a pris de plus en plus confiance en lui. En outre, en décembre 2022, Poutine s’est de nouveau rendu à Minsk pour la première fois depuis trois ans. Plusieurs raisons expliquent cette évolution des relations. Tout d’abord, Loukachenko a poursuivi avec succès la restructuration du système politique bélarusse après le référendum constitutionnel du 27 février 2022. Il était donc convaincu qu’il maitrisait à nouveau parfaitement la situation intérieure et qu’il pourrait se présenter aux élections présidentielles de 2025 sans opposition de la part du Kremlin. Deuxièmement, les sanctions occidentales imposées après l’invasion ont créé un nouvel équilibre entre Poutine et Loukachenko au fur et à mesure que la guerre progressait. Les deux dirigeants étaient devenus des parias internationaux.
Les sanctions économiques imposées étaient différentes dans chaque pays, de sorte que le Bélarus a pu satisfaire en partie la demande russe pour des biens qu’il importait auparavant de l’Occident. En outre, le Bélarus a produit des équipements militaires (notamment des capteurs optoélectroniques et des châssis de véhicules lance-missiles) qui n’étaient pas fabriqués en Russie. La Russie a donc eu davantage besoin de coopérer avec le Bélarus et de bénéficier de son soutien.
Interdépendance économique et fausse reprise
La part croissante des exportations russes en provenance du Bélarus montre à quel point l’économie bélarusse est devenue importante pour la Russie. En 2022, cette part est passée d’environ 5% les années précédentes à environ 9%. Dans le même temps, les importations en provenance de Russie ont diminué. Cela signifie que la balance commerciale du Bélarus avec la Russie est positive pour la première fois depuis 1992. Néanmoins, la balance commerciale globale du Bélarus a affiché un léger déficit (de 99 millions de dollars), car les exportations ont chuté plus fortement que les importations dans ses échanges avec l’UE. La baisse de 3,7% du produit intérieur brut (PIB) du Bélarus est inférieure à ce que beaucoup attendaient, compte tenu des sanctions occidentales et de la perte de l’important marché ukrainien. Selon les chiffres officiels, le PIB du Bélarus a de nouveau augmenté de 3,5% au cours des neuf premiers mois de 2023.
Ces tendances apparemment positives sont contrebalancées par la dépendance croissante de l’économie bélarusse à l’égard du développement économique de la Russie. Alors qu’en 2021, la part de la Russie représentait 49% des exportations bélarusses, elle est aujourd’hui d’environ 70%. Si l’on tient compte du fait que le transport des marchandises bélarusses vers les pays tiers s’effectue à partir de ports russes et sur des trains russes, la part de la Russie dans les exportations bélarusses atteint presque 90%. Cela montre à quel point la stabilisation économique du pays est fragile.
Parallèlement à la situation de l’économie, les importations en provenance de pays tiers n’appartenant pas à la Communauté des États indépendants (CEI) ont à nouveau augmenté en 2023. En conséquence, le déficit commercial s’est creusé pour atteindre un total de deux milliards de dollars au cours des neuf premiers mois de 2023, affichant une évolution nettement négative comme les années précédentes. Outre l’implication de l’UE dans cette évolution, le fait que la Chine ait remplacé l’Ukraine en tant que deuxième partenaire commercial du Bélarus à la suite de la guerre joue également un rôle. Cela signifie que le Bélarus dépend d’autres pays que la Russie pour la poursuite de la modernisation de son économie, d’autant plus que le secteur national des technologies de l’information et de la communication a perdu son rôle de moteur innovant de la croissance économique en raison de la fuite des cerveaux qui a lieu depuis 2020. Cette situation est également susceptible d’avoir un effet sur les importations de la Russie en provenance du Bélarus à moyen terme.
Initiatives de diversification de la politique étrangère
Afin de réduire sa dépendance politique et économique à l’égard de la Russie, Minsk a considérablement accru ses efforts pour développer sa coopération avec des pays tiers ne participant pas aux sanctions occidentales, en se concentrant principalement sur l’Afrique. Outre les avantages économiques, Loukachenko est intéressé par des alliances contre l’exportation de la démocratie par l’Occident. À l’instar de Poutine, il utilise à cet égard une rhétorique anticoloniale. Les contacts avec des pays autoritaires comme la Guinée équatoriale, l’Iran et le Zimbabwe ont connu un développement dynamique.
Les plus grands succès de la politique étrangère de Loukachenko ont été ses deux voyages en Chine, en mars et en décembre 2023. Sa première visite a été importante principalement parce que la rencontre de Loukachenko avec le dirigeant chinois Xi Jinping a eu lieu peu après que la Chine ait publié un document en douze points sur la fin de la guerre en Ukraine et avant que Xi ne se soit rendu à Moscou. Toutefois, ce gain de statut a été relativisé plus tard lorsque Poutine a participé au sommet de la route de la soie à Pékin en octobre 2023 en tant qu’invité d’honneur. En outre, le Bélarus ne peut pas s’attendre à un soutien financier important de la part de la Chine.
Un autre axe de la politique étrangère de Minsk consiste à renforcer la participation aux structures de coopération régionale en dehors de la sphère d’influence occidentale. Le Bélarus est en train de devenir un membre à part entière de l’Organisation de coopération de Shanghai (OCS). Il demande également à devenir membre à part entière du groupe des BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud). Cela s’explique notamment par l’intérêt du pays à garantir un marché pour les engrais potassiques bélarusses au Brésil et en Inde. Le Bélarus espère également obtenir le soutien de ces pays dans sa demande de levée des sanctions de l’UE.
Élargissement de la coopération en matière de politique de sécurité
Minsk et Moscou ont encore élargi leur coopération en matière de politique de sécurité au cours de la guerre. En octobre 2022, Loukachenko a annoncé, en concertation avec Poutine, qu’une unité militaire régionale commune de l’URB serait basée pour la première fois au Bélarus. Cette décision résulte de l’invocation d’un mécanisme de l’accord bilatéral de 1997 sur la coopération militaire. Cette décision a été justifiée par la menace croissante que les pays voisins occidentaux et l’Ukraine feraient peser sur le Bélarus. L’un des facteurs qui a joué un rôle a probablement été la crainte de Loukachenko que des mercenaires bélarusses combattant pour l’Ukraine dans le régiment Kalinoŭski ne préparent un coup d’état militaire contre lui. En janvier 2023, 9 000 soldats russes avaient été envoyés au Bélarus. Cependant, ils ont été complètement retirés au cours de l’été. Actuellement, il y a jusqu’à 2 000 soldats russes et du personnel de maintenance dans les aéroports bélarusses utilisés par la Russie et dans la station radar de Vilyeyka.
Au cours de l’été de cette même année, la Russie a commencé à stationner des armes nucléaires tactiques au Bélarus pour une durée indéterminée, limitant ainsi considérablement la souveraineté du Bélarus en matière de politique de sécurité. En fait, il s’agissait d’un souhait de longue date de Loukachenko. Le cadre juridique a été mis en place en février 2022, lorsque le Bélarus a renoncé à son principe de neutralité et à son statut d’État exempt d’armes nucléaires dans un référendum constitutionnel. Loukachenko considère le stationnement des armes comme une garantie du maintien de son pouvoir. Personne n’attaquerait un pays doté d’armes nucléaires – c’est ce qu’il a déclaré en juin 2023, apparemment en référence à la prétendue menace de l’Occident, en particulier de la Pologne. En même temps, il soutient activement l’approche du Kremlin qui consiste à attiser les craintes de l’Occident d’une escalade nucléaire imminente afin qu’il n’augmente pas son aide militaire à l’Ukraine.
La rébellion organisée par Evgueni Prigojine et ses mercenaires Wagner le 24 juin 2023 a offert à Loukachenko l’occasion unique de se présenter comme le « sauveur » de la Russie et l’égal de Poutine. Dans le même temps, il rendait la pareille au Kremlin pour son soutien politique en août 2020. Si Loukachenko a certainement exagéré l’importance de ses négociations, l’essentiel était en fait l’annonce faite par le Conseil de sécurité bélarusse dans l’après-midi du 24 juin, selon laquelle tout conflit interne ne pouvait que profiter à l’Occident hostile. Il a ainsi posé l’argument qui permettrait à Poutine d’offrir à Prigojine et à ses mercenaires la perspective de l’impunité s’ils déposaient les armes et se retiraient au Bélarus.
Cette invitation aux troupes Wagner était à la fois une opportunité et un risque pour Loukachenko. Les mercenaires expérimentés au combat devaient former l’armée bélarusse et renforcer la dissuasion militaire contre l’Occident et les éventuelles tentatives de coup d’État de l’opposition à l’intérieur du pays. On pouvait également s’attendre à ce que les contacts de Prigojine en Afrique servent les ambitions économiques du Bélarus sur ce continent.
Dans le même temps, la présence de milliers de mercenaires russes pourrait menacer la stabilité politique du pays et servir à préparer une nouvelle attaque contre l’Ukraine à partir du sol bélarusse. La mort de Prigojine le 23 août 2023 a mis fin au battage médiatique autour du rôle de Loukachenko en tant que médiateur intérieur russe. La majorité des mercenaires de Wagner ont quitté le pays.
Poursuite des ambitions de médiation
Depuis février 2022, Loukachenko poursuit clairement une double stratégie. D’une part, il s’est positionné pleinement du côté de la Russie et agit en tant que fournisseur actif de services militaires. D’autre part, il insiste sur le fait que le Bélarus n’est pas un participant militaire actif dans la guerre, tentant ainsi de signaler au monde extérieur une position différente de celle du Kremlin. Ce dernier point est également corroboré par le fait que le risque d’attaques de missiles russes depuis le territoire bélarusse a considérablement diminué depuis l’automne 2022. En outre, Loukachenko a appelé à plusieurs reprises les dirigeants ukrainiens à revenir à la table des négociations tant que cette option existe encore et leur a offert sa médiation
La partie ukrainienne a toujours rejeté ces offres, d’autant plus que les offres de médiation de Loukachenko visaient également à ce que l’Ukraine renonce à ses aspirations à devenir membre de l’OTAN, ce qui servait évidemment les intérêts russes. Néanmoins, Kyiv avait intérêt à ce que les dirigeants bélarusses maintiennent une relative retenue dans la guerre. Dans cette optique, l’Ukraine a parfois semblé faire pression sur Bruxelles pour qu’elle n’impose pas de sanctions plus sévères au Bélarus. L’Ukraine s’est également abstenue d’établir des contacts à haut niveau avec l’opposition bélarusse en exil. Les relations diplomatiques sont restées intactes et les discussions informelles se sont poursuivies entre les deux parties.
Les ambitions des dirigeants de Minsk ne se limitent pas à une médiation dans la guerre entre la Russie et l’Ukraine. Ils aimeraient jouer un rôle actif dans l’élaboration d’un nouvel ordre mondial multipolaire. Par exemple, le 25 septembre 2023, le ministre bélarusse des affaires étrangères, Sergei Aleinik, s’est adressé à l’Assemblée générale des Nations unies pour plaider en faveur de l’élargissement du cercle des membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU aux pays d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine. Il a appelé la Grande-Bretagne, la France et les États-Unis à accepter « les réalités de l’époque ».
Lors de la conférence sur la sécurité eurasienne organisée par les dirigeants bélarusses à Minsk les 26 et 27 octobre 2023, qui a rassemblé 300 participants, M. Aleinik a appelé l’Occident à abandonner son modèle de sécurité centré sur l’OTAN et à revenir au principe de la sécurité indivisible. Avec son ton essentiellement constructif, il s’est clairement démarqué de son homologue russe Sergey Lavrov. Toutefois, le ministre hongrois des affaires étrangères, Péter Szijjártó était le seul représentant de l’UE présent à la conférence.
Enfin, Minsk a plaidé pour le renforcement des organisations multilatérales dans la région post-soviétique, telles que l’Organisation du traité de sécurité collective. En juin 2023, Loukachenko a également insisté sur le renforcement du mécanisme de réaction aux crises de l’Organisation. Il est probable que cette démarche soit motivée notamment par la volonté du Kremlin de réduire la pression qu’il exerce sur le Bélarus en mobilisant les ressources russes dans la gestion des conflits dans le Caucase du Sud et en Asie centrale.
Resserrer les rangs et fixer des limites
La poursuite de la guerre a paradoxalement renforcé la position du régime de Minsk vis-à-vis de Moscou, Loukachenko étant le seul allié fiable de Poutine. Cependant, le Bélarus n’a obtenu que des avantages tactiques, qui seront probablement perdus avant la fin de l’agression russe. Même dans les conditions de la guerre, la mise en œuvre des 28 programmes de l’URB progresse. Comme l’ont annoncé les Russes en novembre 2023, 90% d’entre eux ont déjà été réalisés. Cependant, il est pratiquement impossible de dire combien de feuilles de route ont réellement été mises en œuvre à l’heure actuelle.
La pression exercée par Moscou sur Loukachenko devrait encore s’accroître que la Russie réussisse ou échoue dans la guerre en Ukraine. Dans un cas comme dans l’autre, la fourniture de services militaires perdrait de sa pertinence ; dans le second cas, Poutine considérerait probablement l’intégration du Bélarus comme une compensation pour son échec. C’est pourquoi il est de la plus haute importance que Loukachenko prenne part aux négociations internationales visant à mettre fin à la guerre. Le Kremlin semble chercher à empêcher cela en creusant davantage le fossé entre Minsk et Kyiv. Par exemple, il oblige son allié à renforcer ses contacts avec les républiques populaires autoproclamées du Donbas et à participer à des crimes de guerre tels que la déportation d’enfants ukrainiens.
Malgré l’importance des dépendances, il serait erroné de considérer Loukachenko comme un simple larbin de Poutine. Il agit plutôt dans son propre intérêt en acceptant les liens étroits avec Moscou, car ils contribuent à le maintenir au pouvoir. En outre, les deux chefs d’État partagent une vision du monde antilibérale et antioccidentale, bien que celle de Loukachenko soit davantage ancrée dans les traditions soviétiques, tandis que la Russie de Poutine a une orientation impérialiste et nationaliste.
En ce qui concerne la politique intérieure, Minsk s’efforce d’éviter d’être complètement intégrée dans l’espace d’information russe. À cette fin, le régime de Loukachenko poursuit une politique d’histoire nationale de type soviétique, y compris la théorie du génocide du peuple bélarusse. Le projet de création d’une holding commune bélarusse-russe pour les médias n’a pas encore été mis en œuvre. Bien que les récits de guerre russes dominent l’espace d’information au Bélarus, la population du pays s’est montrée jusqu’à présent étonnamment résistante dans l’ensemble.
La communication latérale multiforme entre les acteurs bélarusses et russes mérite une attention particulière. D’une part, Loukachenko cultive personnellement des contacts intenses avec les gouverneurs russes, espérant ainsi pouvoir rester au pouvoir même sous un éventuel successeur de Poutine. D’autre part, il est manifestement préoccupé par le fait qu’il pourrait perdre de l’influence parmi les membres de sa coterie en raison de leur coopération avec la Russie. En témoigne le fait qu’en vertu d’un décret présidentiel du 10 octobre 2023, Loukachenko a placé les organisations de sécurité nationale, y compris les services secrets du KGB, directement sous son contrôle exclusif, alors qu’elles relevaient auparavant du gouvernement et du Conseil de sécurité.
Conclusions stratégiques
Dans une résolution adoptée le 7 novembre 2023, le Bundestag allemand a appelé le gouvernement fédéral allemand à œuvrer pour préserver la souveraineté nationale du Bélarus. Des appels correspondants sont également lancés par l’opposition démocratique du pays et dans d’autres déclarations d’hommes politiques européens. Toutefois, la question centrale reste de savoir de quelles approches et de quels instruments les décideurs politiques européens et allemands disposent pour renforcer l’indépendance du Bélarus et contrecarrer son annexion progressive par la Russie. Dans l’ensemble, l’influence occidentale est limitée. Cependant, sur la base des circonstances actuelles à l’égard du Bélarus au cours des dernières années, les points suivants peuvent être soulevés.
Le Bélarus n’est pas un protectorat de la Russie. Même si le pays a continué à renforcer ses liens avec la Russie sous le régime de Loukachenko, l’Occident ne doit pas rejeter le Bélarus et le traiter comme un protectorat de la Russie. L’Occident devrait plutôt essayer de définir sa propre relation avec le Bélarus et ne pas la considérer comme une caractéristique de ses relations avec la Russie.
Les sanctions ne changent pas la donne. Les sanctions occidentales ont durement frappé le régime de Loukachenko, mais ne l’ont toujours pas contraint à répondre aux exigences occidentales. De nombreux membres de l’appareil d’État bélarusse s’accommodent de la perte de leur ancrage européen en matière de politique étrangère. Ils estiment que l’importance de l’Occident diminuera de toute façon dans l’ordre mondial multipolaire qui se dessine. Selon eux, cela contrebalancerait les prétentions impériales du Kremlin. Par conséquent, l’UE ne doit pas s’appuyer exclusivement sur des sanctions.
Les discussions (informelles) avec le régime ne doivent pas être taboues. Apporter un soutien global à l’opposition démocratique et à la société civile du pays est une condition nécessaire, mais non suffisante, pour que le Bélarus puisse se développer librement et indépendamment à l’avenir. Les actions futures du régime de Loukachenko dépendent de l’irréversibilité de la perte progressive de souveraineté du pays. Par conséquent, des entretiens sélectifs avec des représentants du régime ne devraient pas être exclus, afin qu’il soit possible de transmettre des messages et de recevoir davantage d’informations. L’élite bélarusse est moins monolithique dans ses attitudes qu’elle ne le parait de l’extérieur. Les perspectives d’avenir européennes doivent être communiquées non seulement à la population bélarusse, mais aussi aux personnes au pouvoir qui ne sont pas des partisans de la ligne dure répressive. Cela est d’autant plus vrai que le régime de Loukachenko sera tôt ou tard confronté à la question de son plan de succession.
Les frontières doivent rester ouvertes. Les échanges sociaux cruciaux ne peuvent être maintenus que tant que les frontières restent ouvertes et que les visas sont délivrés non seulement à des fins humanitaires, mais aussi pour le tourisme et les voyages d’affaires. L’UE a donc tout intérêt à veiller à ce que les relations entre le Bélarus et la Pologne ou les États baltes ne s’enveniment pas davantage. Une partie de poker dont l’enjeu est la fermeture des frontières face aux flux de migrants n’est pas non plus dans l’intérêt de l’Occident. Il est donc particulièrement important de coopérer le plus étroitement possible avec la Pologne et les États baltes. Le changement de gouvernement à Varsovie offre de nouvelles opportunités qu’il convient d’exploiter.
Envisager les possibilités de conditionnalité. Le régime de Loukachenko craint que sa position à l’égard de Moscou ne soit considérablement affaiblie si des négociations sont menées pour mettre fin à la guerre en Ukraine et pour restructurer l’ordre de sécurité européen sans l’implication de Minsk. Dans ce cas, l’Occident pourrait examiner si les dirigeants bélarusses seraient ouverts à la logique de conditionnalité, qu’ils ont toujours rejetée par le passé. Cela impliquerait que Minsk satisfasse aux exigences occidentales de libération de tous les prisonniers politiques et, en échange, que des sanctions spécifiques soient levées. En tout état de cause, dans un avenir prévisible, l’Occident restera confronté au problème que l’objectif de préservation de l’État bélarusse est sapé par des stratégies isolationnistes qui poussent effectivement le pays dans les bras de Moscou. Le critère de la politique occidentale devrait être la mesure dans laquelle elle réussit à mettre fin aux pratiques répressives inhumaines au Bélarus, à obtenir la libération des prisonniers politiques et à élargir les possibilités de changement dans le pays.
Crédits photo : Andrzej Rostek
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