L’occupation invisible : la Turquie et la Russie en Libye

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Août 28

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Libye, 2024 : Des avions de combat russes, repeints pour masquer leur origine, ont été déployés en Libye pour soutenir des entrepreneurs militaires privés.

 

Cet article est une traduction de l’article « Invisible Occupation: Turkey and Russia in Libya », publié par Megatrends Afrika (Stiftung Wissenschaft und Politik) le 10 juillet 2024.

 

Les gouvernements occidentaux ont reproché à la Russie et à la Turquie de déstabiliser la Libye par leurs déploiements militaires. Cependant, dans la vie quotidienne, leur présence militaire est à peine perceptible – et ce, même à proximité immédiate de leurs bases. Dans cet article du Megatrends Afrika Spotlight, Wolfram Lacher, chercheur à la Stiftung Wissenschaft und Politik (SWP), affirme que les deux États ont fait profil bas pour garantir leur présence à long terme en Libye, une stratégie qui semble jusqu’à présent porter ses fruits.

 

Lors de mes visites successives à Tripoli au cours des deux dernières années, je me suis rendu à plusieurs reprises sur une base militaire située à la périphérie ouest de la capitale pour y tenir des réunions. Cette base se trouve au bout d’une impasse, à quelques centaines de mètres de la route côtière. Pour y accéder, je devais d’abord passer devant un autre complexe adjacent, appelé Sidi Bilal, l’une des nombreuses bases accueillant des combattants syriens déployés par la Turquie dans l’ouest de la Libye depuis 2020. Lors de mes premières visites, le drapeau turc qui flottait au sommet d’un mât à l’intérieur de la base était clairement visible depuis l’extérieur. Des combattants syriens me surveillaient avec méfiance à chacun de mes passages. Cependant, lors de mes deux dernières visites, fin 2023 et mi-2024, le drapeau avait été abaissé, rendant sa présence invisible de l’extérieur. Je n’ai pu entrevoir le visage d’un garde syrien qu’à travers un étroit interstice de la porte. Il était évident que des mesures avaient été prises pour rendre la présence des Syriens aussi discrète que possible.

Ces changements reflètent une stratégie plus large de la Turquie et de la Russie qui ont ajusté leurs déploiements militaires en Libye en fonction du contexte politique local, tout en s’y implantant sur le long terme. À la suite de premières tensions qui ont révélé le potentiel explosif des interactions entre les troupes et la société locale, les deux États et leurs mandataires ont rendu leur présence de plus en plus discrète, réduisant progressivement leurs interactions avec les environnements entourant leurs bases. Jusqu’à présent, cette stratégie semble avoir réussi, dans l’ensemble, à faire accepter la présence militaire étrangère et à déjouer les tentatives de politisation.

S’installer

Sous l’égide des États-Unis, les pays occidentaux insistent fréquemment sur le fait que la présence russe déstabilise la Libye. À l’exception de la France, ils critiquent toutefois rarement le déploiement turc de manière aussi négative. Les appels au retrait de toutes les forces étrangères sont devenus récurrents dans les discussions des pays occidentaux concernant la Libye.

En réalité, l’équilibre des forces créé par la présence militaire de la Russie et de la Turquie a joué un rôle déterminant dans le gel du conflit libyen depuis la défaite de l’offensive de Khalifa Haftar sur Tripoli en juin 2020. Les deux États ont pris pied militairement dans ce conflit après que les gouvernements occidentaux ont adopté une approche non-interventionniste face à l’offensive de Haftar ; les États-Unis et la France ayant décidé de donner une chance à la guerre. Depuis la fin de ce conflit, Haftar s’est appuyé sur la Russie – initialement sous la forme du groupe Wagner – pour prévenir les troubles sociaux et se protéger des attaques potentielles de ses opposants basés dans l’ouest de la Libye. Ces derniers, à leur tour, se sont appuyés sur la Turquie pour empêcher une nouvelle offensive de Haftar. Les deux camps ont payé leurs soutiens étrangers pour leur assistance, ce qui a permis à ces derniers d’établir une présence permanente en Libye à peu de frais. Les États occidentaux, ayant déjà démontré aux factions rivales de la Libye qu’elles ne pouvaient pas compter sur eux, sont désormais à court d’idées pratiques pour concrétiser leurs appels récurrents au retrait des forces étrangères.

Lorsque ces deux États ont commencé à intervenir en 2019, leur irruption en Libye a illustré de manière frappante la rapidité avec laquelle l’ordre international évoluait, annonçant de nouveaux modèles d’intervention étrangère dans les conflits africains. Cette intervention a également surpris les Libyens ainsi que les observateurs du conflit libyen. La Russie et les forces de Haftar ont nié avoir déployé le groupe Wagner qui n’existait pas officiellement à l’époque. Les preuves visuelles de la présence de Wagner ont d’abord émergé sous forme de documents et de photos prises par les ennemis de Haftar sur le champ de bataille.

La Turquie, en revanche, a officiellement annoncé son intervention, mais le déploiement de combattants syriens en décembre 2019 a embarrassé les forces anti-Haftar. Alors que ces dernières gardaient le silence sur la question des mercenaires et restreignaient l’accès des journalistes, les combattants syriens ont partagé des vidéos de leurs premières batailles. Lorsque l’intervention turque a finalement contraint Wagner à une retraite précipitée, la présence discrète de la Russie a été brièvement mise en lumière. Les images de combattants russes évacués en plein jour à bord de camions découverts dans les rues d’une ville de l’ouest de la Libye ont stupéfait l’opinion publique sur les réseaux sociaux libyens.

Devenir invisible

Lorsque la guerre a pris fin mais que les forces étrangères sont restées, les événements initiaux ont mis en évidence le potentiel explosif de cette présence militaire étrangère. À Syrte, près de la nouvelle ligne de front, Wagner a terrorisé la population en bombardant un quartier résidentiel pour en déplacer de force les habitants, avant d’occuper leurs maisons et de miner les environs, risquant ainsi de tuer toute personne qui s’approcherait de la zone. À Misrata, des combattants syriens ont occupé les maisons de résidents déplacés dans une banlieue sud, exacerbant les tensions latentes avec leurs voisins. Lorsque des manifestations ont éclaté à Tripoli en août 2020, dans un contexte de crise économique et de services publics défaillants, les manifestants ont exprimé leur colère face au fait que les combattants syriens étaient payés en précieux dollars américains, alors que les Libyens recevaient à peine leurs salaires en dinars dans le secteur public.

Lorsque les rivalités entre les adversaires de Haftar dans l’ouest de la Libye ont refait surface, certains ont cherché à discréditer leurs ennemis en les accusant à tort d’utiliser des combattants syriens dans des conflits locaux. Les propagandistes pro-Haftar, de leur côté, ont tenté d’attiser la peur et la colère en diffusant des histoires inventées de combattants syriens enlevant des femmes libyennes.

La présence étrangère semblait d’autant plus susceptible de provoquer une réaction négative, que les contacts entre les forces étrangères et la population locale étaient fréquents et largement non réglementés. À Syrte et à Jufra, des Russes se présentaient régulièrement dans des magasins et des restaurants, parfois en portant ouvertement des armes. Les combattants soudanais, que Haftar n’était plus en mesure de payer, sont devenus une présence encore plus problématique. Ils ont commencé à exiger des paiements aux points de contrôle le long des routes terrestres et leurs activités de contrebande de carburant ont entraîné des pénuries pour les consommateurs libyens. À Tripoli, les Syriens sortaient fréquemment de leurs bases à pied pour faire leurs courses et, en août 2021, ont ouvertement manifesté devant une base pour protester contre les retards de paiement de leurs salaires.

Depuis lors, cependant, la présence turque, syrienne et russe est progressivement devenue presque invisible. À Syrte, les combattants de Wagner se sont retirés des zones qu’ils occupaient pour s’installer dans une zone réservée de la base aérienne de Qardhabiya en 2021. Leurs visites dans les magasins locaux à Syrte et Jufra, souvent en compagnie de leurs traducteurs syriens, sont devenues beaucoup moins fréquentes. Lorsqu’ils apparaissent en public, ce qui est rare, ils portent désormais systématiquement des vêtements civils, indiquant qu’ils sont en congé.

Dans les bases méridionales de Brak et Tamanhant, où les Russes sont également présents, il est encore plus rare de les voir à l’extérieur des bases, selon les résidents locaux. Les habitants de l’extrême sud rapportent parfois avoir entendu parler de visites russes sur des sites isolés, tels que des zones d’extraction d’or ou des bases militaires, mais il est très rare qu’ils affirment les avoir vues de leurs propres yeux.

Il en va de même pour les combattants syriens déployés par la Turquie. À Suq al Khamis, au sud de Tripoli, des habitants avaient auparavant signalé que les combattants syriens sortaient fréquemment à pied d’une base locale. Cependant, depuis au moins un an, leurs sorties se limitent désormais à un seul voyage hebdomadaire en voiture vers les magasins locaux, ce qui suggère qu’un régime réglementant les interactions avec les habitants a été mis en place – faisant ainsi de l’ennui un défi majeur pour les Syriens.

La présence militaire turque officielle est devenue encore plus discrète, se limitant à quelques bases militaires situées entre Misrata et la frontière tunisienne. Il est extrêmement rare de rencontrer du personnel militaire turc en dehors de ces bases.

Il ne s’agit pas de pouvoir nier la présence de ces troupes

Cet isolement vis-à-vis de la société libyenne n’est pas – ou du moins n’est plus – un moyen de nier la présence de ces troupes. La Turquie n’a jamais caché le déploiement de ses forces. La Russie, en revanche, a longtemps nié (de manière peu crédible) avoir des forces en Libye. Cependant, depuis la rébellion et la mort du fondateur de Wagner, Evgueni Prigojine, la Russie a progressivement reconnu sa présence, tandis que le ministère russe de la Défense reprenait le relais des fonctions précédemment assurées par Wagner. En 2024, l’ambassadeur russe à Tripoli a publiquement affirmé dans plusieurs interviews que des « éléments » russes, plutôt que des forces, coopéraient avec les troupes de Haftar dans l’est de la Libye. La livraison très médiatisée d’armes par des navires russes via le port de Tobrouk en avril 2024, suivie de la visite de plusieurs navires de guerre russes à Tobrouk en juin, a renforcé le message selon lequel la présence russe devenait de plus en plus manifeste et officielle.

Le modus operandi de la Turquie et de la Russie en Libye fournit des indices sur les objectifs de leur présence. Au Mali et en République centrafricaine, Wagner a poursuivi des objectifs qui nécessitaient des interactions bien plus importantes avec la population : il a mené des campagnes de contre-insurrection brutales, causant de nombreuses victimes civiles, tout en menant des entreprises commerciales et des campagnes de relations publiques qui présentaient les Russes comme des défenseurs de la souveraineté nationale contre le néocolonialisme français.

En Libye, en revanche, la présence turque et russe a donné lieu à très peu d’interventions armées contre des acteurs locaux depuis la fin de la guerre de Tripoli. Ils n’ont pas non plus utilisé leurs déploiements pour prendre le contrôle de l’extraction des ressources – bien que leur présence elle-même offre des opportunités de profit, notamment par l’exploitation des combattants syriens.

L’objectif semble plutôt être simplement pour l’heure de maintenir la présence. Un commandant libyen ayant des liens étroits avec des officiers turcs a affirmé que, pour la Turquie, la présence des Syriens servait à sécuriser son implantation en Libye. À terme, il pourrait être possible de convertir cette puissance militaire en influence politique et en profit économique, une ambition qui a jusqu’à présent échappé aux deux États. Pour la Russie, cette présence sert également de point de départ pour ses déploiements en Afrique subsaharienne, et, potentiellement, pour une projection de puissance maritime en Méditerranée. Pour atteindre ces objectifs, faire profil bas semble être la stratégie la plus appropriée.

… Et cela fonctionne

Dans les cas où les interactions entre les troupes étrangères et les populations locales risquent de provoquer des conflits, elles sont souvent limitées dans la mesure du possible. Cette approche semble effectivement guider les stratégies russes et turques en Libye, où deux facteurs rendent les déploiements particulièrement susceptibles de susciter des controverses : d’une part, l’opinion publique libyenne est particulièrement hostile aux troupes étrangères ; d’autre part, la légitimité des institutions gouvernementales libyennes est au mieux douteuse, ce qui signifie que la Russie et la Turquie n’ont pas de relations solides sur lesquelles appuyer leur présence.

Dans l’ensemble, cette posture semble fonctionner comme prévu. La présence militaire étrangère suscite désormais peu de controverses, et l’opinion publique semble s’y être habituée. Cependant, il y a eu deux exceptions notables : les frappes de drones en août 2022 qui ont saboté une tentative d’alliance politico-militaire visant à installer un nouveau gouvernement à Tripoli, et une autre campagne de frappes de drones en mai 2023 contre des opposants au Premier ministre en exercice, sous prétexte de lutte contre la contrebande. Dans les deux cas, les victimes des frappes ont publiquement accusé la Turquie d’être impliquée. Les démentis, qu’ils soient publics ou privés, de la part de diplomates et militaires turcs n’ont eu que peu d’effet sur l’opinion libyenne. Un homme politique de haut rang, qui avait précédemment salué l’intervention turque contre Haftar, m’a confié après les frappes d’août 2022 qu’il ne pouvait accepter qu’un État étranger détermine qui doit gouverner à Tripoli.

Cependant, ces controverses se sont rapidement dissipées, et l’absence générale d’incidents a maintenu la question de cette présence étrangère à l’écart des débats politiques quotidiens. Un habitant de la région de Jufra est même allé jusqu’à affirmer que les gens étaient « contents des Russes, parce qu’ils se tiennent à carreau, ils s’occupent de leurs affaires » et ne font rien qui puisse déstabiliser la situation locale. Bien entendu, ce point de vue n’est peut-être pas représentatif, et il ne tient pas compte du fait que la peur de la répression par les forces de Haftar empêche effectivement toute expression d’opposition à la présence russe.

Faire profil bas aide sans doute la Russie et la Turquie à tendre la main à leurs anciens adversaires libyens. Des entreprises turques opèrent désormais dans l’est de la Libye contrôlé par Haftar, après avoir obtenu des contrats dans le cadre de la reconstruction contrôlée par les fils de Haftar. L’ambassade russe a rouvert à Tripoli à l’été 2023, sous la direction d’un nouvel ambassadeur qui parle couramment l’arabe et qui s’est lancé dans une offensive de charme. Plus largement, la polarisation entre les bailleurs de fonds étrangers des forces rivales de la Libye a depuis longtemps cédé la place à une ambiguïté croissante : le gouvernement basé à Tripoli a courtisé sans relâche deux autres puissances étrangères clés en Libye – l’Égypte et les Émirats arabes unis – qui ont traditionnellement soutenu Haftar. Pour les acteurs libyens, la multipolarité implique de jongler avec des intérêts étrangers concurrents plutôt que de choisir entre eux.

Dans d’autres contextes, le secret entourant les bases étrangères et l’isolement des troupes par rapport à leur environnement social ont parfois eu l’effet inverse, favorisant la propagation de rumeurs sur des objectifs prétendument cachés et des activités malveillantes de la part des forces étrangères. C’est notamment le cas de la présence française et américaine dans les États du Sahel, avant que les chefs des coups d’État militaires ne les forcent à se retirer.

Il est intéressant de noter que la présence russe et turque en Libye suscite beaucoup moins de spéculations que les activités des États occidentaux – notamment celles des États-Unis, du Royaume-Uni et de la France, malgré le fait que les trois pays ont une présence militaire beaucoup plus limitée en Libye que la Russie et la Turquie. Au cours des deux dernières années, les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Italie ont tenté, chacun de leur côté, de nouer des relations avec certains commandants libyens de l’ouest en formant un petit nombre de leurs troupes. Ces initiatives modestes ont alimenté des rumeurs récurrentes – mais, à ma connaissance, totalement infondées – selon lesquelles les États occidentaux entraîneraient et équiperaient une force libyenne dans le but d’attaquer les Russes. Ironiquement, même les rumeurs libyennes perçoivent les puissances occidentales, malgré leur présence limitée, comme une source d’instabilité plus probable que la présence militaire turque et russe.

 

Crédit photo : Picture Alliance / Newscom | commandement des États-Unis pour l’Afrique

Auteurs en code morse

Wolfram Lacher

Dr. Wolfram Lacher (@W_Lacher) est directeur de projet de Megatrends Afrika et associé principal dans la division Afrique et Moyen-Orient de la Stiftung Wissenschaft und Politik.

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