Les houthis sont un groupe armé soutenu par l’Iran qui occupe une large portion de territoires au Nord du Yémen. Le 19 novembre 2023, les houthis ont lancé des attaques contre des navires qui traversaient la mer Rouge en utilisant des unités d’assaut commando, des missiles balistiques et de croisière, et des drones. Le 30 décembre 2023, dans le contexte de la guerre à Gaza et pour soutenir le Hamas, les houthis ont réitéré leurs frappes en tirant sur un avion militaire américain et, le 9 janvier 2024, ils ont de nouveau attaqué des navires de guerre américain et britannique. Dans la foulée, le 10 janvier 2024, le Conseil de sécurité des Nations Unies (CSNU) a adopté la résolution 2722. Bien que cette résolution ne se place pas sous l’empire du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, elle précise néanmoins dans son troisième paragraphe que « (…) l’exercice des droits et libertés de navigation par les navires marchands et les navires de commerce doit être respecté conformément au droit international ». Cette résolution indique en outre que « les États membres ont le droit de défendre leurs navires contre les attaques, notamment celles qui portent atteinte aux droits et libertés de navigation ». En date des 11 et 22 janvier 2024, les États-Unis et le Royaume-Uni ont lancé conjointement des frappes aériennes et navales contre les houthis en territoire yéménite. Les États-Unis ont également mené des frappes distinctes depuis le 11 janvier 2024.
Dans leur lettre au CSNU, les États-Unis affirmaient que « ces frappes visaient à désorganiser et enrayer la série d’attaques menaçant les États-Unis et à dissuader les militants houthistes de mener d’autres attaques mettant en péril les navires marchands et les navires de commerce passant par la mer Rouge (…) ». Le Royaume-Uni, quant à lui, arguait dans sa lettre au Conseil de sécurité qu’il « (…) avait mené des frappes de précision contre des cibles militaires houthistes sur le territoire du Yémen, dans l’exercice de son droit naturel de légitime défense individuelle ». Pour justifier leurs actions, ces deux puissances ont invoqué leur droit de légitime défense, et bénéficié du soutien de plusieurs États. Dans cet article, il sera question d’analyser si les conditions requises pour l’exercice du droit de légitime défense sont réunies en l’espèce.
Le seuil de l’agression armée atteint ?
L’un des problèmes posé par les opérations militaires américaines et britanniques contre les houthis en mer Rouge est de savoir si les actes de ceux-ci constituent une agression au sens du droit international. Il est acquis que l’exercice du droit de légitime défense consacré à l’article 51 de la Charte des Nations Unies est subordonné à l’existence d’une « attaque armée ». Il y a donc lieu ici d’évaluer l’intensité des attaques houthistes contre les navires américains et britanniques. Faut-il les considérer comme des « attaques armées » au sens du droit international ? La Cour internationale de Justice (CIJ) considère qu’une « attaque armée » s’apprécie comme une utilisation « grave » de la force (affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, paragraphe 191) ayant une « ampleur » et des « effets » suffisants (affaire des Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci, paragraphe 195). Cela signifie qu’un certain seuil doit être franchi pour qu’il y ait « attaque armée ». En l’espèce, l’un des navires attaqués par les houthis a été si sévèrement endommagé qu’il a coulé en mer Rouge entrainant des fuites de pétrole, ce qui pourrait conduire à une catastrophe écologique et même environnementale. Le Premier ministre britannique a aussi estimé que l’attaque des houthis au mois de février était la plus importante de ces dernières années (ici). Si l’on prend en compte les effets de ces attaques, on peut affirmer, contrairement à Stephan Talmon, que le seuil de l’agression a été atteint. Néanmoins, les États-Unis se sont également référés à la théorie de l’ « accumulation des évènements » pour justifier leurs opérations contre les houthis en estimant qu’ « une série d’attaques armées (…) comprenant plusieurs attaques était dirigée contre les navires de la marine américaine » (ici). Si, effectivement, tout incident sur les navires ne conduit pas nécessairement à une gravité suffisante pour constituer une « attaque armée » au sens de l’article 51 de la Charte des Nations Unies, la multiplication d’opérations mineures, mais répétées, pourrait atteindre le seuil exigé. Cette doctrine dite de l’« accumulation des évènements » a été d’abord dévoilée dans l’affaire Activités militaires et paramilitaires au Nicaragua et contre celui-ci (Paragraphe 231), puis dans les affaires Plates-formes pétrolières (paragraphe 64) et Activités armées en territoire du Congo (paragraphe 146). Dans cette jurisprudence, la Cour semble avoir accepté qu’un ensemble d’opérations militaires puisse collectivement être qualifié d’ « attaque armée ». Toutefois, il appartient à l’État victime d’en apporter la preuve.
La question des « attaques armées » contre les navires de guerre et commerciaux
La nature des cibles visées par les attaques houthistes doit aussi être questionnée. Il est important de distinguer les navires militaires et les navires commerciaux. En ce qui concerne les premiers, il est largement admis que les installations militaires à l’étranger sont considérées comme des extensions territoriales des États (voir ici). Par conséquent, les attaques contre les navires militaires d’un État en dehors de son territoire peuvent constituer une « attaque armée » au sens de l’article 51 de la Charte des Nations Unies. Ce point de vue est corroboré par l’article 3 (d) de la résolution 3314 de l’Assemblée générale des Nations Unies sur la définition de l’agression. Celui-ci énumère comme acte d’agression « l’attaque (…) contre les forces terrestres, maritimes ou aériennes d’un autre État ». Cela a été confirmé par la CIJ dans l’affaire des Plates-formes pétrolières (paragraphe 72). Dans le cas d’espèce, les États-Unis et le Royaume-Uni ont explicitement invoqué une telle attaque contre leurs navires de guerre (ici et ici), ce qui leur donne en principe le droit à la légitime défense.
Cependant, les navires commerciaux et marchands ne sont pas considérés comme des « manifestations extérieures d’un État ». La question qui se pose ici est donc de savoir si les attaques des houthis contre les navires commerciaux et marchands peuvent déclencher le droit de légitime défense. La réponse à cette question demeure incertaine. On l’a vu lors de la réunion du CSNU. Certains, à l’instar des États-Unis, affirmaient qu’il était établi depuis longtemps que les États ont le droit de défendre les navires commerciaux contre les attaques. Par contre, d’autres, à l’exemple de la Russie, soutenaient l’inverse, à savoir qu’un tel droit n’existait pas.
En fin de compte, le débat sur cette question repose sur différentes interprétations de la résolution 3314 sur la définition de l’agression plus précisément l’article 3 (d) mentionné plus haut. La formulation de ce dernier suggère qu’un État peut utiliser la force armée pour défendre ses flottes contre des attaques y compris contre celles visant les navires marchands. L’équivoque apparaît quant au seuil de ce qui constitue une attaque contre une flotte. Deux tendances s’opposent sur cette question. Pour certains, la référence à la flotte implique que l’ensemble des navires commerciaux d’un État doit être attaqué pour être qualifié d’« agression». Cette position a été défendue par l’Iran dans l’affaire des Plate-formes pétrolières. D’autres en revanche, soutiennent qu’une attaque contre les navires marchands est considérée comme une « attaque armée » au sens de l’article 51 de la Charte des Nations Unies, et ce, quel que soit le nombre de ceux-ci. C’est une position défendue par les États-Unis.
Le droit coutumier admet la possibilité d’une riposte en légitime défense contre des attaques de navires commerciaux lorsque ceux battent pavillon de l’État victime. La CIJ l’a reconnu dans l’affaire des Plates-formes pétrolières (paragraphe 64). Cependant, dans le cas d’espèce, ni les États-Unis, ni le Royaume-Uni n’ont mis en avant les attaques des houthis contre leurs navires marchands pour justifier leurs actions. Par conséquent, le droit de légitime défense ne s’applique pas.
Un recours à la force en légitime défense contre qui ?
Une autre interrogation dans l’espèce tient à la possibilité même d’invoquer la légitime défense à la suite d’attaques imputées à des acteurs non étatiques. À priori, trois tendances s’opposent quant à la possibilité d’un recours à la force en légitime défense contre les acteurs non étatiques.
La première tendance soutient qu’une réaction à une attaque d’acteurs non étatiques n’est possible que si cette attaque peut être en réalité attribuée à un État. L’article 51 de la Charte des Nations Unies doit ici être considéré comme posant des normes interétatiques qui ne s’appliquent qu’aux États ou aux actes attribuables à ceux-ci (Ruys, p. 313). Cette manière d’aborder l’agression armée a été confirmée par la CIJ dans l’affaire du Mur (paragraphe 139). Toute la question est de savoir si un État exerce son « contrôle effectif » sur le groupe non étatique en cause, comme le rappelle l’article 8 du projet d’articles de la Commission de droit international. En l’espèce, le comportement des houthis ne peut être attribué au gouvernement du Yémen. Par conséquent, il n’existe pas de droit de légitime défense dans le cas en présence.
La deuxième approche adopte un raisonnement a contrario de la première. Pour ses défenseurs, le recours à la force en légitime défense contre les acteurs non étatiques est possible en dehors de toute attribution à un État. L’argument ici repose sur la pratique récente des États notamment dans la lutte contre les groupes terroristes. Cette tendance prend pour référence les réponses militaires des États après le 11 septembre 2001 en se fondant sur la résolution 1368 du Conseil de sécurité ou celles contre l’État islamique en Syrie. Il existe toutefois un débat concernant les conditions d’exercice du droit de légitime défense énoncées dans le cadre de cette approche. Certains se réfèrent à la doctrine du manque de volonté ou de capacité des États normalement compétents (unable or unwilling) (Kowalski, p. 115 ; Van Steenberghe, p. 195 ; Tams et Devaney, p. 100) de lutter contre les groupes non étatiques qui opèrent à partir de leur territoire ou sur celui-ci. D’autres renvoient au contrôle territorial de ces acteurs non étatiques sur une partie de l’État. Si on applique cette approche au cas en étude, on peut affirmer que le Yémen n’était pas en mesure de combattre les houthis et que ceux-ci exerçaient une emprise indéniable sur certaines parties de son territoire. En suivant cette logique, les États-Unis et le Royaume-Uni pouvaient exercer leur droit de légitime défense. Cependant, cette approche reste contestée en droit international.
La troisième tendance adopte une approche large et considère que l’article 51 de la Charte des Nations Unies s’applique aux acteurs non étatiques s’ils ont établi un régime de facto (Trapp, p. 155). Par exemple, l’Allemagne a justifié en 2014 ses opérations militaires en Syrie contre le groupe État islamique sur la base de cet argument. Ainsi, étant donné que les houthis ont établi un tel régime sur certaines parties du territoire yéménite, l’article 51 de la Charte des Nations Unies s’applique sans au préalable requérir le consentement du Yémen selon cette tendance. Mais une telle approche violerait la souveraineté et l’intégrité territoriale traditionnellement reconnues au Yémen en vertu du droit international.
L’évaluation des tests de proportionnalité et de nécessité
Le principe de nécessité est une exigence du droit conventionnel (article 51 de la Charte ) et coutumier (affaire des Plates-formes pétrolières, para 76-77). Il suppose que l’action défensive doit être l’unique moyen de mettre fin à l’ « attaque armée ». Même s’il est vrai que la réaction des Américains et des Britanniques est intervenue plusieurs jours après les attaques des houthis contre leurs navires, il faut mentionner qu’elles se poursuivent et font nécessairement partie d’une campagne plus large visant les navires liés à Israël. Ces attaques deviennent plus régulières et dommageables. Il est généralement admis en droit international que, lorsqu’une attaque est en cours, on ne peut raisonnablement attendre des États qu’ils recherchent des moyens pacifiques pour mettre fin aux attaques. Néanmoins, le Premier ministre britannique a affirmé que son pays avait essayé de résoudre ce conflit pacifiquement en lançant des appels internationaux pour que les opérations des houthis cessent. Cette initiative britannique est louable sur le plan politique, mais n’est pas requise par le droit de légitime défense. Quoiqu’il en soit l’utilisation de moyens pacifiques par le Royaume-Uni et les États-Unis ne saurait mettre fin aux attaques. Il est important de rappeler que les houthis soutiennent le Hamas, une organisation terroriste. De même, il est impossible pour les États-Unis et le Royaume-Uni de travailler avec le gouvernement yéménite pour faire cesser les attaques, car celui-ci est engagé dans une guerre civile contre les houthis et serait incapable d’arrêter immédiatement les opérations militaires de ce groupe subversif contre ces deux États.
Comme le principe de nécessité, la proportionnalité est consacrée en droit international conventionnel (article 51 de la Charte des Nations Unies) et coutumier (affaire Plates-formes pétrolières, paragraphes 76-77). Ce principe est une limitation du droit de légitime défense à ce qui est nécessaire pour repousser l’attaque armée. Or, les États-Unis et le Royaume-Uni font face à des attaques armées des houthis qui se poursuivent dans le temps. Suivant cette approche, l’évaluation de la proportionnalité est difficile à établir. Le principe de proportionnalité exige que toute action militaire défensive de l’État se restreigne à ce qui est nécessaire pour repousser l’attaque armée (voir la position du Royaume-Uni (ici). Dans le cadre de la présente étude, il ne s’agit pas de se demander si les dommages causés au moment de la riposte sont proportionnels à ceux subis lors de l’attaque comme le pensent certains auteurs (Cannizaro p. 782). Il est question ici de se demander si les États-Unis et le Royaume-Uni ont pris ces mesures dans le but de repousser l’attaque des houthis.
En définitive, nous avons vu que les conditions de la légitime défense sont difficilement remplies au regard du droit international en vigueur. Ceci se justifie par le fait que le droit international actuel autorise sous certaines conditions le recours à la force en légitime défense contre des acteurs non étatiques. L’offensive britannique et américaine contre les houthis en territoire yéménite est révélatrice des équivoques du recours à la force. Il n’en est que plus que nécessaire d’appliquer les règles du droit international humanitaire et des droits de l’homme afin de contenir la violence et préserver une solution pacifique au conflit. Il s’agit également de renforcer les mécanismes régionaux de sécurité collective afin de lutter efficacement contre les groupes armés au Moyen-Orient. En fin de compte, la question de savoir si les États-Unis et le Royaume-Uni ont le droit de se défendre dépend de l’approche que l’on adopte à l’égard de cette question très controversée.
Crédits photo : Simon Walker / No 10 Downing Street
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