À bien des égards, le rassemblement d’une heure vingt de Donald Trump qui s’est tenu à Conway, en Caroline du Sud, le 10 février 2024, ressemblait à ses évènements précédents. Trump a débuté en félicitant les dignitaires républicains locaux présents dans l’assistance. Il a ensuite saisi l’occasion de réciter son poème préféré, « Le Serpent », sa parabole « signature » qui porte son habituel message anti-immigration. Ensuite, le rassemblement s’est conclu par son habituel monologue de vingt minutes, qu’il a attentivement lu sur le prompteur, avec une musique dramatique en toile de fond, alors qu’il s’efforçait de renouveler sa promesse de « rendre sa grandeur à l’Amérique ». Toutefois, à l’instar de ses rassemblements précédents, une partie importante de son discours n’était pas scriptée, Trump improvisant et faisant des digressions sur ses « plus grands succès » y compris ses « histoires de Monsieur », mettant en scène des individus qui s’adressent à lui avec déférence en l’appelant « Monsieur ». Mais cette fois-ci, son improvisation a donné à l’une de ses « histoires de Monsieur » une tournure inattendue. Après quarante minutes, Trump a commencé à raconter l’une des anecdotes qu’il répète le plus souvent : comment il a persuadé un dirigeant européen – qui, comme toujours, le traitait avec déférence en l’appelant « Monsieur » – d’accroître ses dépenses en matière de défense en le mettant en garde contre le fait que les États-Unis ne défendraient pas son pays en cas d’attaque de la part de la Fédération de Russie.
L’un des présidents d’un grand pays s’est levé et a dit : « Eh bien, Monsieur [Sir], si nous ne payons pas et que nous sommes attaqués par la Russie, allez-vous nous protéger ? » J’ai répondu : « Vous n’avez pas payé ? Votre compte est à découvert ? » Il a dit : « Oui. Imaginons que ça arrive ». Non, je ne vous protégerai pas. En fait, je les encouragerai à faire tout ce qu’ils veulent. Vous devez payer, vous devez payer vos factures.
Effectivement, certaines traductions des médias, telles que celles du Parisien, du Monde et du Devoir, n’ont pas véritablement capté la menace sous-jacente dans le langage familier employé par Trump : « In fact, I would encourage them [les Russes] to do whatever the hell they want. » Comme on pouvait s’y attendre, la foule « Make America Great Again » (MAGA) a applaudi bruyamment, comme elle le fait systématiquement lorsque Trump critique l’OTAN.
Jamais auparavant Trump n’avait publiquement proféré une telle menace, encourageant les Russes à attaquer les alliés de l’Amérique (bien qu’en mars 2023, à la faveur d’un discours prononcé lors d’une conférence conservatrice, il ait évoqué la facilité avec laquelle la Russie pourrait détruire le nouveau siège de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord à Bruxelles). Cependant, ce n’était pas la première fois qu’il attaquait les alliances de l’Amérique. En effet, l’une de ses positions constantes en matière de politique étrangère depuis les années 1980 est que les alliés américains profitent des États-Unis en refusant de « payer leurs factures ». Lorsqu’il a lancé sa campagne présidentielle en 2015, ses opinions se sont radicalisées : comme l’a révélé Miles Taylor dans ses mémoires de son passage à la Maison Blanche sous l’administration Trump, le président considérait que l’Amérique était « violée » par ses alliés. Sa colère était principalement dirigée à l’encontre de l’OTAN en Europe et des pactes de sécurité avec le Japon et la Corée du Sud dans le Pacifique occidental. Seules l’alliance ANZUS, alliance de longue date entre l’Australie et les États-Unis, et l’accord de sécurité AUKUS entre les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni signé en septembre 2021 semblent lui avoir échappé (bien qu’il ne soit pas surprenant que, étant donné ses attaques contre d’autres alliances américaines, de nombreux Australiens soient profondément inquiets à l’idée que Trump, en examinant attentivement ces accords, ait la même réaction anti-alliance qu’il a eue dans d’autres parties du monde).
Toutefois, la vision de Trump au sujet des alliances américaines a toujours été singulière. Alors que la plupart des dirigeants américains considèrent que les alliances créées après la Seconde Guerre mondiale reposent sur une idéologie et une vision partagée par les États occidentaux, Trump adopte une perspective différente. Comme le souligne John Bolton, conseiller à la sécurité nationale de Trump de 2018 à 2019, les « fondements civilisationnels » d’alliances telles que l’OTAN « ne signifient essentiellement rien dans le monde transactionnel de Trump, où la devise est ‘Qu’avez-vous fait pour moi dernièrement ?’ ». Trump perçoit plutôt les alliances des États-Unis comme de simples rackets de protection, rappelant les pratiques qu’il aurait pu observer à New York ou dans le New Jersey : si les pays souhaitent être protégés contre les attaques, ils doivent payer les États-Unis en échange de cette protection ; et si les États-Unis n’obtiennent pas ce « paiement », ou si un pays est « en défaut » dans ses « paiements », les États-Unis ne garantiront plus cette protection.
L’OTAN comme un racket de protection
À la lumière de ces perspectives, il n’est pas étonnant que Trump ait toujours été prêt à retirer sa protection aux alliés américains qu’il jugeait « en retard » dans leurs « paiements ». Par exemple, lors de la campagne présidentielle de 2016, alors que la Russie menaçait ouvertement les États baltes, on lui a demandé si, en tant que président, il viendrait en aide à ces États en cas d’attaque russe. Initialement, Trump a éludé la question en soulignant que de nombreux membres de l’OTAN « ne [payaient] pas leurs factures » et déclarant qu’« ils [étaient] tenus d’effectuer leurs paiements ». Cependant, lorsque la question lui a été de nouveau posée quant à savoir si les États-Unis protégeraient les alliés de l’OTAN, Trump a répondu en renversant la question : « Ont-ils rempli leurs obligations envers nous ? S’ils remplissent leurs obligations envers nous, la réponse est oui ».
Le fait que ce ne soit pas ainsi que fonctionnent les alliances américaines ne l’a jamais dérangé. Trump a été informé à plusieurs reprises par ses propres fonctionnaires qu’il n’y avait pas de « paiements dus », mais, comme l’a admis l’un de ces agents, « il ne s’en souciait pas vraiment ». Il comprend le fonctionnement réel du financement de l’OTAN, mais préfère sa propre version. Ainsi, tout au long de son mandat présidentiel, de 2017 à 2021, et durant sa campagne de trois ans pour les élections de 2024, il a continuellement propagé l’idée complètement mensongère selon laquelle les alliés de l’Amérique avaient des « factures » à régler aux États-Unis s’ils voulaient bénéficier de la protection américaine.
Trump a exprimé d’autres préoccupations concernant les alliés des États-Unis. Parmi celles-ci figure sa conviction que ces alliances pourraient entraîner le pays dans des conflits armés. En 2018, Tucker Carlson, de Fox News, lui a demandé : « Pourquoi mon fils devrait-il aller au Monténégro pour le défendre contre une attaque ? » Trump a répondu : « J’ai posé la même question. Vous savez, le Monténégro est un petit pays avec des gens très forts… Ce sont des gens très agressifs. Ils peuvent devenir agressifs, et félicitations, vous voilà dans une Troisième Guerre mondiale. Mais c’est ainsi que cela a été mis en place ». Cette déclaration reflète clairement la volonté de Trump de remettre en question l’engagement des États-Unis envers l’article 5 du Traité de l’Atlantique Nord, qui stipule que les États-Unis doivent venir en aide à leurs alliés en cas d’attaque.
Trump est également agacé par ce qu’il considère comme des accords asymétriques au sein des alliances américaines. À deux reprises au moins, en 2016 et en 2019, il a exprimé son mécontentement à l’idée que le Japon ne soit pas tenu de défendre les États-Unis en cas d’attaque, affirmant que les Japonais pourraient simplement rester chez eux et observer l’attaque « sur un téléviseur Sony ».
En résumé, au fil des années, Trump a clairement démontré son aversion pour les alliances américaine en Europe et dans l’Indo-Pacifique. Tout au long de sa présidence, il a régulièrement exprimé son exaspération face aux coûts des traités de sécurité conclus avec le Japon et la Corée du Sud, allant même jusqu’à envisager, en juin 2019, de mettre fin à l’alliance avec le Japon et de saper l’alliance avec la Corée du Sud. Dans ses mémoires, Bolton nous rappelle un épisode où Trump lui a crié avec colère : « Je n’en ai rien à foutre de l’OTAN ». Trump a été tout aussi explicite avec Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. En 2020, selon deux fonctionnaires de l’Union européenne présents lors de la réunion, il lui aurait dit : « Vous devez comprendre que si l’Europe est attaquée, nous ne viendrons jamais vous aider et vous soutenir », et a ajouté : « D’ailleurs, l’OTAN est morte, nous allons partir, nous allons quitter l’OTAN. Et d’ailleurs, vous me devez 400 milliards de dollars, parce que vous n’avez pas payé, vous les Allemands, ce que vous deviez payer pour la défense ».
Trump n’accorde aucune valeur particulière au maintien de ces alliances. Avant même son élection, il ne s’inquiétait pas des conséquences de son insistance à considérer l’OTAN comme une forme d’extorsion : « Si on brise l’OTAN, on brise l’OTAN », a-t-il déclaré en avril 2016. Nous savons qu’au cours de sa présidence, Trump voulait retirer les États-Unis de l’OTAN, et qu’il n’en a été dissuadé que par ceux qu’on appelle les « adultes dans la pièce ». Il est clair que ses opinions se sont radicalisées depuis sa défaite en 2020. Lorsqu’il a été critiqué pour ses commentaires à Conway, en Caroline du Sud, il a simplement réitéré ses propos, promettant que s’il était président, les États-Unis ne respecteraient pas les termes du Traité de l’Atlantique Nord, affirmant : « Écoutez, s’ils ne paient pas, nous n’allons pas les protéger. D’accord ? ».
Vers une autonomie stratégique européenne ?
La récente déclaration de Trump selon laquelle il « encouragerait » les Russes à « faire ce qu’ils veulent » aux alliés des États-Unis a suscité, à juste titre, une grande inquiétude parmi leurs alliés dans le reste du monde. Trump ayant des chances de remporter les élections de novembre, ces alliés craignent qu’il mette en œuvre sa politique anti-alliances à son retour à la Maison Blanche en janvier 2025. Ils appréhendent que, cette fois-ci, il n’y ait pas « d’adultes dans la pièce » pour dissuader le président. En effet, Trump a déjà élaboré un plan visant à transformer la bureaucratie américaine de la sécurité nationale. Actuellement dispersée à travers le monde, celle-ci ne serait plus constituée de fonctionnaires de carrière ou d’officiers militaires qui ont généralement pour mission de maintenir le leadership américain. Au contraire, elle serait composée de partisans loyaux de la sphère MAGA « America-first », partageant la même vision négative des alliés des États-Unis que Trump.
La menace d’un retrait est particulièrement préoccupante en Europe. Bien que les États-Unis disposent désormais d’une loi visant à rendre plus difficile pour un président de décider de se retirer de l’OTAN, il serait toujours possible pour un président de mettre effectivement fin à la contribution américaine à l’OTAN. Il est vrai que l’article 1250A du National Defense Authorization Act de 2024 stipule : « Le président ne suspendra pas, ne mettra pas fin, ne dénoncera pas ou ne retirera pas les États-Unis du Traité de l’Atlantique Nord, fait à Washington, DC, le 4 avril 1949, sauf par et avec l’avis et le consentement du Sénat, à condition que les deux tiers des sénateurs présents soient d’accord, ou en vertu d’une loi du Congrès. » Cependant, un président pourrait choisir de ne nommer aucun membre du personnel américain au siège de l’OTAN ou aux opérations de l’alliance ; plus important encore, un président pourrait saper l’effet dissuasif du Traité de l’Atlantique Nord en annonçant – comme l’a fait Trump – que les États-Unis ne viendraient tout simplement pas en aide à leurs alliés. La suspension, la résiliation, la dénonciation ou le retrait de jure ne seraient pas nécessaires pour que Trump puisse mettre en œuvre son programme anti-alliances « America First ».
Parce que les Européens considèrent que la candidature de Trump représente une menace profonde pour l’alliance transatlantique, les discussions sur l’autonomie stratégique européenne ont été ravivées. Cependant, de nombreux analystes craignent qu’un retrait américain de facto ne déclenche un mouvement de panique parmi les États européens, les incitant à rechercher de manière égoïste des arrangements séparés avec la Fédération de Russie. Comme l’a souligné Anne Applebaum, « au fil du temps, tous les alliés de l’Amérique commenceront à se couvrir. De nombreux pays européens choisiront de s’acoquiner avec la Russie. »
Cependant, une autre voie est possible : les gouvernements européens pourraient surmonter l’égoïsme ainsi que l’insécurité qui pourraient découler de l’absence de garantie de sécurité américaine efficace en privilégiant la solidarité. Certes, il est difficile d’imaginer que les Européens adoptent sérieusement cette option tant que le leadership mondial américain est encore prépondérant et que l’administration de Washington maintient son engagement transatlantique. Cependant, si Trump remporte les élections en 2024, il est possible que l’on observe un résultat différent. En effet, nous savons que Trump est enclin à abandonner le leadership mondial des États-Unis, poursuivant la trajectoire qu’il a amorcée lors de son premier mandat. Il est probable qu’il cherche à concrétiser sa promesse de mettre fin à la guerre en Ukraine. Après tout, avant même le début de la campagne électorale de 2024, Trump a demandé à ses partisans au sein de la Chambre des représentants des États-Unis de mettre fin à l’aide militaire américaine à l’Ukraine ; il est fort probable qu’il abandonne complètement l’Ukraine après son investiture. Il est crucial de souligner qu’un tel abandon marquerait la fin du soutien américain aux accords de sécurité partout dans le monde. De plus, il est probable que Trump envisage de se retirer de l’OTAN, si ce n’est de jure, du moins de facto, comme il l’a exprimé à plusieurs reprises par le passé. Si cela se produit, il est tout à fait possible que les Européens réagissent en adoptant une approche plus unifiée, surmontant leurs divergences nationales actuelles pour forger une politique de défense commune et cohérente.
Il est indéniable que les États d’Europe occidentale possèdent les capacités brutes pour projeter une plus grande puissance s’ils étaient contraints (ou s’ils choisissaient) de le faire. Avec le Royaume-Uni, une Europe plus unifiée compterait une population de plus de 523 millions d’habitants ; son PIB s’élèverait à 19,9 milliards de dollars, soit à peu près équivalent à celui des États-Unis. Même sans le Royaume-Uni, l’Europe totalise plus de 450 millions d’habitants et son PIB de 16,6 milliards de dollars. La Fédération de Russie, en revanche, compte 147 millions d’habitants et un PIB nominal de 1,86 milliards de dollars. Il est certain qu’un effort massif serait nécessaire pour transformer ces capacités brutes en puissance militaire effective : l’industrie européenne de la défense devrait se développer de manière spectaculaire. De plus, un effort politique considérable serait requis pour transformer les arsenaux nucléaires existants de la Grande-Bretagne, qui partage ses armes nucléaires avec le Groupe des plans nucléaires de l’OTAN, et de la France, qui gère ses forces nucléaires de manière indépendante, en une force de dissuasion européenne viable. Cependant, la combinaison d’un retrait du soutien américain à la sécurité de l’Europe et de la menace bien réelle de la domination russe pourrait entraîner le type de changement radical de circonstances capable de remodeler profondément la politique européenne.
Démantèlement de l’architecture de sécurité indo-pacifique
Comme le souligne Applebaum, un retrait du soutien américain à la sécurité européenne entraînerait très probablement un démantèlement similaire de l’architecture de sécurité dans la région indo-pacifique. En effet, les reproches formulés par Trump et la sphère « America First » à l’encontre des Européens – les qualifiant de sangsues parasites déterminées à « violer » les États-Unis avec leurs pratiques commerciales déloyales et leur refus de payer leurs « factures » de défense – s’appliquent également aux alliés de l’Amérique dans le Pacifique occidental : le Japon, la République de Corée, Taïwan, l’Australie et Aotearoa Nouvelle-Zélande et, dans une moindre mesure, ses autres partenaires et alliés au sein de l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE). Il est peu probable que Trump articule une vision des alliés européens et une autre, opposée, pour les alliés de l’Indo-Pacifique. De plus, comme nous l’a appris la présidence de Trump de 2017 à 2021, le mouvement « America First » est tout simplement incapable de considérer d’autres pays comme des amis de confiance.
Dans l’Indo-Pacifique, il est donc probable que Trump reprenne là où il s’est arrêté en 2021. Il continuerait à s’aliéner ses alliés et autres amis dans la région. Il va sans dire que s’aliéner ces pays serait extrêmement contre-productif, car une grande partie du programme anti-chinois de Trump repose en réalité sur les partenaires et alliés. En particulier, son vaste plan visant à perturber la puissance chinoise en essayant de découpler les économies chinoise et américaine repose sur le soutien des partenaires commerciaux de la Chine pour réussir. Si une administration « America First » devait imposer les droits de douane considérables sur les produits chinois que Trump a promis – en février 2024, il a lancé l’idée d’un droit de douane de 60 % sur les importations chinoises – ou si Washington essayait d’imposer de nouvelles perturbations aux chaînes d’approvisionnement mondiales en provenance de Chine, ou tentait d’imposer des limites supplémentaires à l’accès chinois aux technologies de pointe ou à l’éducation, cela obligerait tous les amis et alliés des États-Unis dans l’Indo-Pacifique à faire un choix entre la sécurité que leur procurent les États-Unis et la prospérité économique qui découle de leurs liens avec la Chine. Et à en juger par le premier mandat de Trump, il est légitime de douter de la capacité d’une administration « America First » à traiter avec succès avec des gouvernements confrontés à ce choix.
Cependant, bien que les Européens puissent être poussés vers une plus grande autonomie stratégique à la suite d’une victoire de Trump et de l’ « America First » en 2024, il est peu probable qu’une dynamique similaire se produise dans le Pacifique occidental. Au contraire, lorsqu’ils seront abandonnés par une administration « America First » isolationniste – ce qui ne manquera pas de se produire – les alliés américains dans le Pacifique occidental n’auront pas le luxe dont bénéficient les Européens. Ils ne seront pas en mesure de s’unir de manière géostratégique pour tenter de créer une posture défensive contre la puissance dominante dans la région indo-pacifique, la République populaire de Chine. Ils ne sont pas assez nombreux, et les distances physiques qui les séparent sont trop importantes. En revanche, il est probable que nous assistions à la dynamique prédite par Applebaum : progressivement, mais inévitablement, chaque acteur régional fera la paix avec la RPC, assurant ainsi la domination chinoise dans la région.
Certaines des transformations dans la politique mondiale qui accompagneraient une victoire de Trump en novembre se produiraient rapidement. L’abandon de l’Ukraine par les États-Unis est déjà en cours, avant même les élections, accéléré par ce que l’ancienne membre républicaine du Congrès Liz Cheney appelle « l’aile Poutine » du Parti républicain. Celle-ci est constituée de la majorité républicaine à la Chambre des représentants sous la présidence de Mike Johnson ; des onze sénateurs républicains qui ont voté en faveur du rejet du projet de loi d’aide à l’Ukraine, dont J.D. Vance de l’Ohio, qui a été mentionné comme possible colistier vice-présidentiel de Trump en 2024 ; et bien sûr de Trump lui-même. Si Trump était élu en 2024, cet abandon serait probablement rapidement achevé peu de temps après l’investiture de janvier 2025. Un retrait américain de facto de l’OTAN suivrait probablement peu de temps après la consolidation du contrôle russe sur toute l’Ukraine, ce qui permettrait à l’administration Trump de se tourner vers l’Indo-Pacifique pour concentrer son attention sur le conflit avec la Chine. En revanche, les changements dans l’alignement géostratégique qui se produiraient à Tokyo, Séoul, Taipei, Canberra et Wellington pourraient prendre plus de temps – mais il est probable que ces pays tireraient des conclusions logiques au sujet de la fiabilité des États-Unis sous une administration « America First », et s’efforceraient de réorienter leurs politiques étrangères.
Le Canada isolé en Amérique du Nord
Indépendamment de la vitesse à laquelle de telles réorientations géostratégiques se produiraient, elles entraîneraient certainement la désintégration de l’Occident en tant que force dominante dans la politique mondiale. Depuis les années 1940, ce que l’on peut appeler « l’Occident géostratégique » a été un bloc cohérent d’une cinquantaine de démocraties libérales à revenu élevé en Europe, en Amérique du Nord et dans le Pacifique occidental. Bien que « l’Occident » ne se présente pas comme un acteur unitaire dans la politique mondiale, le groupe de pays que nous désignons par ce terme a généralement été plus ou moins uni et en accord sur les grands éléments géostratégiques d’un ordre mondial placé sous la direction des États-Unis. Si les États de l’Europe occidentale et du Pacifique occidental étaient contraints par l’abandon d’un rôle de leadership mondial par les États-Unis, cela briserait cette unité géostratégique. Ces États seraient contraints de composer avec les grandes puissances de leur voisinage. Dans le cas des Européens, il est possible qu’ils puissent se refaçonner en une grande puissance unie capable de défier la Russie, la Chine et même, si nécessaire, les États-Unis.
Quel serait l’impact du déclin de l’Occident sur le Canada ? Si la réélection de Trump devait entraîner les réalignements décrits précédemment, le Canada risquerait de se retrouver progressivement isolé sur le plan géostratégique, car il perdrait les connexions multilatérales qu’il entretient avec d’autres États occidentaux de part et d’autre des océans Atlantique et Pacifique, ou dans l’Arctique. Si les États-Unis abandonnaient ou s’aliénaient le reste de l’Occident, nous assisterions à une lente transformation des liens géostratégiques du gouvernement canadien à travers ses trois océans.
Pendant la Guerre froide et l’après-Guerre froide, les liens géostratégiques du Canada avec l’Europe ont toujours été solides, le Canada ayant été un contributeur relativement actif aux opérations européennes de l’OTAN. Cependant, ces liens ont été tissés dans un contexte fondamentalement transatlantique, impliquant à la fois les États-Unis et l’Europe. Si les liens entre les États-Unis et l’Europe se distendent, il est inévitable que ceux entre le Canada et l’Europe se distendent également. Cette situation sera particulièrement préoccupante si les États-Unis se retirent de l’OTAN et commencent à percevoir l’Europe comme « l’ennemi », comme Trump l’a affirmé en juillet 2018. Dans un tel scénario, si une rivalité géostratégique émerge entre une Europe plus unie et les États-Unis, il est peu probable que Washington soit favorable à ce que le Canada maintienne ses partenariats en Europe.
Un changement similaire est susceptible de se produire dans le Pacifique. Pendant la présidence de Joe Biden, qui a pris au sérieux ses alliés dans le Pacifique occidental, les liens géostratégiques du Canada dans le Pacifique ont été relativement superficiels et sous-développés. Cependant, si une présidence Trump 2.0 devait pousser les pays alliés du Pacifique occidental à faire des accommodements avec la Chine, les liens entre le Canada et ces pays en pâtiraient considérablement.
Enfin, la même dynamique sera à l’œuvre dans le Nord circumpolaire. Les structures et institutions actuelles pour l’engagement multilatéral dans l’Arctique sont déjà mises à rude épreuve en raison de la présidence de la Fédération de Russie au Conseil de l’Arctique de 2021 à 2023, et de la décision des autres membres de « suspendre » toutes les réunions du Conseil et de ses organes subsidiaires tant que la Russie serait en guerre contre l’Ukraine. Si les États-Unis, sous une administration « America First », décidaient de se retirer du Conseil de l’Arctique afin de poursuivre une politique unilatérale plus robuste dans l’Arctique, la région circumpolaire deviendrait beaucoup plus politisée qu’elle ne l’est déjà, avec les États-Unis, la Russie et la Chine qui se disputeraient les eaux de l’Arctique. De plus, les forums multilatéraux tels que le Conseil de l’Arctique ou le Conseil circumpolaire inuit pourraient être mis de côté.
En résumé, si l’ordre mondial dirigé par les États-Unis, dans lequel les Canadiens vivent depuis les années 1940, est transformé en raison du retour de Trump à la présidence, l’approche générale du Canada en matière de politique étrangère ne correspondra pas vraiment à ce nouvel ordre mondial. La politique étrangère canadienne demeure conçue pour un monde dans lequel l’Occident géostratégique est un groupe relativement uni d’une cinquantaine d’États indépendants, et où les États-Unis sont un leader actif et engagé de l’Occident, prêt à utiliser son pouvoir et ses capacités supérieures pour contribuer à forger et à maintenir un ordre mondial pour la société anarchique qu’est le système international.
Mais si ce monde se transforme, les Canadiens seront contraints de repenser en profondeur leur politique étrangère et de défense. En cas d’adoption par Trump d’une politique étrangère et de défense axée sur « America First » qui lui aliénerait d’autres amis et alliés occidentaux, les Canadiens pourraient être incités à désolidariser leur pays des États-Unis afin de chercher à maintenir les nombreux liens transocéaniques dont ils ont bénéficié pendant la période où un ordre mondial dirigé par les États-Unis prévalait. Cependant, les Canadiens découvriront probablement que, dans le type d’ordre mondial préféré par Donald Trump, Xi Jinping et Vladimir Poutine, les petits États comme le Canada ne se verront tout simplement pas accorder ce degré de liberté. Au lieu de cela, il est probable que le Canada soit isolé sur le plan géostratégique, seul avec les États-Unis en Amérique du Nord.
Crédits photo : Gage Skidmore
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