« Ce dont tout le monde peut être absolument certain est l’intérêt profond et certain de l’Union soviétique d’empêcher le Nord de la planète […] de devenir à nouveau une zone de guerre, ainsi que celui de former un véritable espace et de coopération fructueuse et de paix ». Ces mots, prononcés le 1er octobre 1987 par Mikhaïl Gorbatchev, scellent un moment historique pour la région arctique. À Mourmansk, plus grande base militaire de la flotte russe et partie de l’Arctique la plus nucléarisée, l’homme d’État soviétique expose six propositions en cette fin de Guerre froide : définir une zone non nucléarisée au nord de l’Europe ; restreindre les activités navales dans les mers adjacentes ; développer de manière coopérative et pacifique les ressources arctiques ; promouvoir la recherche scientifique ; coopérer en matière de protection environnementale ; ouvrir la Route Maritime du Nord soviétique au trafic international.
L’année 1987 marque donc un tournant dans les relations internationales en Arctique, avec ce discours qui pose les fondations des décennies de coopération et de paix qui vont suivre dans la région. Parmi la mosaïque des forums de coopération qui naissent dans les années suivantes, le Conseil de l’Arctique est l’institution la plus importante. S’il ne s’agit pas formellement d’une organisation internationale faute de personnalité juridique propre, le forum tend à se « personnifier » et sa production scientifique comme normative apparait désormais significative. Le Conseil réunit depuis 1996 les huit États possédant des territoires au nord du cercle polaire arctique (Canada, Danemark grâce au Groenland, États-Unis, Finlande, Islande, Norvège, Suède, Russie), mais également des représentants de six organisations autochtones qui ont un statut de participant permanent, sont consultés systématiquement, mais n’ont pas de droit de vote. Toutes les décisions y sont prises au consensus pour permettre au dialogue d’être le plus inclusif possible. Le Conseil accepte également des membres observateurs dont de plus en plus d’États (France depuis 2000 ; Chine, Inde, Corée du Sud, Japon depuis 2013) et d’organisations non gouvernementales et internationales. Le mandat du Conseil est fondé sur « la protection de l’environnement et du développement durable » et les questions de sécurité militaire sont explicitement exclues de ses compétences.
Le Conseil de l’Arctique, proposé pour le prix Nobel de la Paix en 2020, a contribué à assurer la paix pendant plus de 25 ans dans une région autrefois marquée par les divisions de la Guerre froide. 35 ans après le discours de Mourmansk, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, géant arctique, donne un brusque coup d’arrêt à la coopération politique dans la région, et pose la question de son avenir. Si cette dernière marque sans doute la fin de l’exceptionnalisme arctique et un retour à un climat de Guerre froide, elle pose surtout la question de l’avenir de la coopération arctique, dans sa forme et son contenu.
La fin de l’exceptionnalisme arctique en question
La littérature scientifique portant sur la géopolitique arctique voit s’opposer ce qu’on peut schématiser comme un conflit classique entre libéraux et réalistes. Les tenants du premier camp, vantant un « exceptionnalisme arctique » et soulignant la force de la coopération arctique malgré les tremblements géopolitiques ailleurs sur la planète, semblaient ces dernières années avoir pris le pas sur les pessimistes. La coopération arctique était saluée comme un succès inédit, les interactions entre les différents acteurs autrefois ennemis étant soutenues par un grand nombre de cadres institutionnels solides. Nombre de chercheurs saluaient la stabilité de la région, notamment en raison des intérêts économiques, politiques, environnementaux et sociaux partagés par les huit États arctiques. Ni l’invasion de la Crimée en 2014 ni le refus inédit des États-Unis de signer la déclaration conjointe du Conseil de l’Arctique en 2019 ne semblaient pour eux avoir altéré le climat de coopération régnant dans la région depuis la fin de la Guerre froide. Pour rappel, le discours du secrétaire d’État états-unien Mike Pompeo en marge de la réunion ministérielle de 2019 du Conseil de l’Arctique avait pourtant rompu avec le climat habituellement consensuel, en fustigeant un réarmement agressif de Moscou dans la région. Lors de la même réunion ministérielle, les États-Unis avaient refusé de signer la déclaration commune faisant état des conséquences des changements climatiques. Les États-Unis de Trump avaient été alors montrés du doigt comme les mauvais élèves de la coopération arctique en regard de la bonne volonté des sept autres États membres à coopérer. La réunion ministérielle de 2021 qui avait marqué le passage de la présidence tournante du Conseil à la Russie et la nouvelle présidence Biden semblaient marquer un retour à la normale.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie, le 24 février 2022 a dès lors désarçonné nombre d’observateurs de la région. Dans les jours suivant le début de la guerre, les réactions se sont multipliées dans les instances de coopération arctique. Le 3 mars 2022, les États occidentaux du Conseil de l’Arctique, du Conseil nordique des ministres et du Conseil des États de la mer Baltique ont suspendu les activités avec la Russie. « Compte tenu de la violation flagrante de ces principes par la Russie, nos représentants ne se rendront pas en Russie pour les réunions du Conseil de l’Arctique », indique la déclaration commune de sept des huit États membres du Conseil de l’Arctique. Les « Arctic 7 » ou « like-minded » comme on nomme à présent les États arctiques « moins » la Russie, condamnent l’invasion de l’Ukraine et soulevant « les graves obstacles à la coopération internationale, y compris dans l’Arctique, que les actions de la Russie ont causés ». À la suite de l’arrêt des activités du Conseil de l’Arctique, les communiqués des populations autochtones se sont multipliés pour demander de ne pas oublier les engagements envers les participants permanents. Ainsi, la section russe du Conseil Saami a publié le 28 février un communiqué appelant à la coopération internationale. Quant à l’association des populations autochtones russes, « Russian Association of Indigenous Peoples of the North » (RAIPON), elle a soutenu officiellement l’invasion de l’Ukraine dans une lettre du 1er mars adressée au président Poutine.
Le 8 juin 2022, les États occidentaux du Conseil de l’Arctique ont annoncé reprendre leurs activités au sein du Conseil, mais de manière « limitée », « dans le cadre de projets qui n’impliquent pas la participation de la Fédération de Russie ». À ce titre, aucun membres ne se rendra en territoire russe pour assister à des travaux préparatoires du Conseil de l’Arctique et de ses organes subsidiaires et toutes les réunions sont suspendues jusqu’à nouvel ordre. Cependant, la Russie demeure membre à part entière du Conseil, et n’en est pas exclue.
Dans la foulée, le 8 mars a marqué la suspension des activités de la dimension nordique de l’Union européenne, et le 9 celle du Conseil Euro-Arctique de Barents. Ces instances existent toujours et continuent de fonctionner, pour l’instant sans la Russie. Dans les jours et semaines suivant l’invasion de l’Ukraine, les membres du Conseil de l’Arctique ont décliné leur invitation à la conférence « Arctic Territory of Dialogue » à Saint-Pétersbourg à la mi-avril. La conférence Arctic360 « Strengthening the North American Arctic » s’est tenue à Toronto du 9 au 11 mars sans la délégation russe et a été le lieu de vives critiques contre la Russie. Aucune personne affiliée à une institution russe n’était non plus au programme de la conférence « Arctic Circle » à Nuuk fin août 2022, ni à celle de Reykjavik en octobre 2022, et il est à parier que cette tendance se poursuivra encore longtemps. La question suivante se pose alors : la fin de l’exceptionnalisme arctique réside-t-il dans la suspension de la coopération avec la Russie au Conseil de l’Arctique ?
Le retour à un climat de Guerre froide
Nikolay Korchunov, qui dirige la présidence russe du Conseil de l’Arctique et ambassadeur arctique auprès de Moscou, a regretté la mise en pause des activités du Conseil de l’Arctique et le débordement d’événements géopolitiques dans cette région. Mais alors que l’URSS faisait partie des instigateurs de la coopération arctique il y a 35 ans, on assiste aujourd’hui à l’isolement diplomatique le plus complet de la Russie sur la scène arctique, sans savoir si la crainte du débordement du conflit en Arctique soit justifiée.
La seconde stratégie arctique de la Maison-Blanche a été publiée en octobre 2022, avec un écho significatif dans la mesure où la Russie n’est plus perçue comme un partenaire dans l’Arctique jusqu’à nouvel ordre. Auparavant, l’US Army avait publié en 2021 sa nouvelle stratégie « Retrouver la domination de l’Arctique » et plusieurs départements états-uniens ont publié des mises à jour de leur politique arctique. En parallèle, l’Arctique est la priorité de la nouvelle doctrine navale russe signée à l’été 2022 par Vladimir Poutine, avec la promesse faite dans ce document de renforcer les capacités militaires dans la région. Une des menaces principales identifiées pour la Russie est le rapprochement des infrastructures de l’OTAN des frontières du pays. 24h après que les troupes russes ont pénétré en Ukraine, le Kremlin a prévenu la Finlande et la Suède de « sérieuses conséquences militaires et politiques » s’ils devenaient membres de l’OTAN – même si la position russe s’est adoucie depuis l’acceptation de l’adhésion. Alors que la Finlande et la Suède ont réévalué leur politique historique de neutralité et vont probablement devenir parties au traité de l’OTAN, la Russie sera le seul pays du Conseil de l’Arctique à ne pas faire partie de l’alliance militaire.
Après avoir été largement désinvesti dans l’après-Guerre froide, l’Arctique était depuis plusieurs années un théâtre de remilitarisation avec notamment la réouverture ou la modernisation de la Flotte du Nord. La Russie a multiplié les exercices militaires, comme dans la mer de Barents juste avant l’invasion du 24 février. L’OTAN poursuit en miroir ses entrainements biannuels réguliers avec « Cold Response » en Norvège par exemple qui en mars 2022 a réuni 30 000 soldats d’une trentaine de pays de l’alliance atlantique.
Pour le chercheur Florian Vidal, c’est le retour à un climat de Guerre froide. Si on ne détecte pas pour l’instant d’indices menant à un conflit direct en Arctique, des signaux faibles de non-coopération sont en effet visibles, que l’on pense aux réinvestissements militaires états-uniens et canadiens dans la région ou aux exercices militaires de l’OTAN.
Quels nouveaux formats pour la coopération arctique ?
Se pose alors la question de la continuité de la coopération arctique dans cette ambiance où le géant arctique qu’est la Russie semble seul contre tous les sept autres pays de la région et doive trouver des soutiens ailleurs – en Chine entre autres. Au début du conflit, il faut rappeler que l’ambassadeur de la Suède au Canada avait demandé que la Russie soit exclue du Conseil de l’Arctique : « Avec la présence de la Russie au Conseil de l’Arctique, nous espérions qu’elle partage nos valeurs et nos standards, mais visiblement nous avons échoué. » Les « Arctic 7 » accusaient Moscou d’avoir enfreint les « principes fondamentaux de souveraineté et d’intégrité territoriale », fondés sur le droit international.
La communauté scientifique est le lieu de débats sur les formats de coopération dans ce contexte de tensions. Pour la chercheuse Elizabeth Buchanan, la pause des activités du Conseil est avant tout une posture morale à court terme qui met en péril toute tentative de discuter des enjeux essentiels à long terme dans la région. Elle nomme ainsi la place des acteurs extérieurs, la question des plateaux continentaux ou de la gestion des ressources, et enfin le changement climatique, l’urgence absolue alors que depuis les trente dernières années, la région arctique s’est réchauffée quatre fois plus vite que le reste du monde. Critiquée par des collègues sur les réseaux sociaux, Elizabeth Buchanan a rappelé que depuis la création du Conseil de l’Arctique, Washington a envahi l’Irak, l’Afghanistan, la Somalie, le Yémen et la Syrie sans réaction pour autant des autres acteurs arctiques. Dans une interview dans High North News, le chercheur finlandais Timo Koivurova déplore que d’importantes aires de coopération comme le climat passent au second plan alors que c’est justement pour lui la principale menace à la sécurité en Arctique.
Alors que le Conseil de l’Arctique est pour l’instant paralysé, l’idée d’établir un « Conseil des 7 de l’Arctique » a pour autant été écartée. La Russie reste un acteur incontournable de la scène politique et économique régionale. Il faut rappeler que 53% du littoral arctique est russe, et que la moitié de la population arctique est russe. Le conflit russo-ukrainien et ses conséquences posent cependant la question du déplacement des instances de la coopération arctique hors des formats traditionnels comme le Conseil de l’Arctique. Il est certain que Moscou a des intérêts à protéger dans cette région riche en gaz, minerais et terre rares, qui représente entre 10 et 20% de son PIB et de ses importations. Sa volonté de poursuivre le développement économique de l’Arctique russe est plus forte que jamais, mais les sanctions occidentales posent la question des partenaires dans les projets d’extraction et le développement de la Route maritime du Nord.
La guerre entre la Russie et l’Ukraine augmente aux yeux des observateurs occidentaux le risque de voir Pékin devenir le partenaire commercial privilégié de Moscou en Arctique. Il devient plus difficile de dénoncer son discours de « near-Arctic state » (État quasi-arctique) autrefois ridiculisé et même vilipendé dans le discours de Mike Pompeo de 2019 qui mettait en garde contre les actions chinoises jugées belliqueuses dans l’Arctique. L’exode de capitaux, de technologies et d’acheteurs de Russie pourrait non seulement marquer une dépendance accrue de la Russie à l’égard de la Chine dans le développement des ressources arctiques, mais aussi des opportunités pour de nouveaux acteurs : Inde, Émirats arabes unis, pays de l’Asie du Sud Est.
Alors que le Conseil de l’Arctique continue ses activités qui n’impliquent pas la participation de la Russie, cette dernière demeure toutefois engagée avec l’Occident dans la gouvernance de l’espace maritime de l’Arctique par l’entremise de conventions légales comme la Convention des Nations Unies pour le Droit de la Mer. En outre, les lieux de la coopération se déplacent et se diversifient. Les forums, séminaires et rencontres comme « Arctic Frontiers » en Norvège, « Arctic Circle » en Islande se maintiennent, accueillant des participants beaucoup plus divers : entreprises, représentants d’États non arctiques, d’ONG, etc., mais sans représentants officiels de la Fédération de Russie.
Dans le contexte de la guerre en Ukraine, certains acteurs considérés comme des « outsiders » voient l’occasion de prendre une place accrue. C’est le cas de l’Union européenne, qui n’a jamais réussi à obtenir un rôle d’observateur formel au Conseil de l’Arctique. Alors que l’Arctique européen est l’un des quatre théâtres où l’Europe rencontre la Russie (les autres étant la mer Baltique, la mer Noire et la région de l’Ukraine), l’UE a réaffirmé récemment son engagement en Arctique comme une nécessité géopolitique, avant même 2022. Jusqu’à présent, l’UE a été réticente à promouvoir un rôle accru y compris en termes de sécurité dans le Nord. Le contexte de militarisation accrue de la Russie, mais aussi l’intérêt croissant de la Chine peut lui donner alors l’occasion de devenir un acteur majeur dans la région.
Le gel des instances officielles de coopération comme le Conseil de l’Arctique, le maintien d’autres comme les forums « Arctic Circle » et « Arctic Frontiers » et le renforcement des liens entre Russie à présent isolée dans la région et Chine sont autant de facteurs qui déplacent les contours de la coopération arctique dans sa forme et son fond. Le passage de témoin de la présidence russe à la présidence norvégienne du Conseil de l’Arctique au printemps 2023, sera l’occasion d’approfondir les analyses quant au devenir de la plus grande instance de coopération arctique.
Crédits photo : Ice cruising in the Arctic – Gary Bembridge
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