La mer de Chine méridionale, l’autre versant de la rivalité sino-américaine en Asie

Le Rubicon en code morse
Oct 13

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Les tensions sino-américaines pourraient-elles dégénérer en mer de Chine Méridionale à la suite de la crise ukrainienne ? Depuis le déclenchement de l’offensive russe en Ukraine, la Chine observe avec grand intérêt la situation et notamment les réactions des États-Unis et de leurs alliés. Certains observateurs se demandent quel impact le conflit pourrait avoir dans les zones de tension directe entre Chine et États-Unis que sont Taïwan ou la mer de Chine Méridionale. Le sort de Taïwan fait l’objet de nombreuses analyses et conjectures, mais une autre zone de tension sino-américaine aux portes de la Chine continentale est également cruciale – bien que moins médiatisée – car elle est caractérisée par d’inquiétants signes d’instabilité.

Un espace stratégique

Située au sud-est de Taïwan, entre le Vietnam et les Philippines, la mer de Chine méridionale se présente comme un bassin océanique semi-fermé, s’étendant sur plus de 3 500 000 km², et parsemé de formations insulaires regroupées en quatre archipels : les Pratas, les Paracel, les Spratly et le banc Macclesfield. Il s’agit de récifs, hauts-fonds et rochers pour la plupart inhabitables, mais faisant l’objet d’intenses revendications. Cet espace maritime bénéficie en effet d’un environnement marin riche et diversifié en ressources marines biologiques et non biologiques à fort potentiel économique tout en concentrant un tiers du trafic maritime mondial.

Chevauchement des zones de revendication en mer de Chine méridionale (réalisation Mourad Djaballah et Yann Roche, 2022)

Les principaux enjeux de la mer de Chine méridionale concernent l’exploitation des ressources halieutiques et la présence présumée d’importantes réserves de pétrole et de gaz naturel, vitales notamment pour la Chine. La dimension stratégique de cette zone est également fondamentale, Pékin voulant sécuriser ses approvisionnements, mais aussi assurer une totale liberté de navigation pour sa flotte de surface et pour ses sous-marins, particulièrement pour ces derniers à partir de sa base de Sanya, dans le sud de l’île de Hainan. Par ailleurs, depuis quelques décennies, les sentiments nationalistes populaires ont acquis dans les pays concernés une ampleur dont les gouvernements, après les avoir alimentés, ont parfois dû tenter de limiter les débordements.

Des revendications concurrentes

Les revendications territoriales concernent d’abord et avant tout les pays riverains : le Vietnam, les Philippines, et bien sûr la Chine, mais aussi la Malaisie, Taïwan, Brunei et dans une moindre mesure l’Indonésie et même le Cambodge. Mais d’autres puissances y démontrent aussi un intérêt, au nom de la liberté de navigation, au premier rang desquelles viennent les États-Unis, la France y affichant aussi sa présence comme lors de l’excursion de la frégate Auvergne en octobre 2017 ou de la frégate Vendémiaire en mars/avril 2022.

Pour la Chine, aucune controverse possible. Les archipels de la mer de Chine méridionale, qu’elle appelle Nanhai Zhudao, nom qui les inclut tous, lui appartiennent, car les Chinois les connaissent depuis 2000 ans. De plus, selon la déclaration officielle émise en 2016, elle est « la première à avoir exercé sa souveraineté et sa juridiction sur ces îles de manière continue, pacifique et effective, établissant ainsi sa souveraineté territoriale et ses droits et intérêts concernés sur la mer de Chine méridionale ». On note que la déclaration en question se fonde principalement sur des déclarations officielles émises unilatéralement par Pékin, notamment sa Loi sur la mer territoriale et la zone contigüe de 1992, par laquelle elle proclamait sa souveraineté sur l’ensemble de l’espace maritime, 10 ans après la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer (UNCLOS) de décembre 1982, dite de Montego Bay, dont l’objectif était de fournir un cadre juridiqueaux revendications territoriales dans les espaces maritimes. Une convention qu’elle ne devait d’ailleurs ratifier qu’en 1996, mais qu’elle déclare respecter et au nom de laquelle elle revendique une zone économique exclusive (ZEE) autour des Nanhai Zhudao.

Mais la Chine n’est pas la seule à avoir des visées sur les archipels de la mer de Chine méridionale, même si elle est de loin celle qui en revendique la plus vaste zone. Le Vietnam a aussi, et toujours sur la base de raisons historiques, des vues sur les Paracels et les Spratly, ce qui lui permet d’étendre sa propre ZEE de manière spectaculaire, mais en concurrence directe avec la Chine. Les Philippines, la Malaisie, Brunei et Taiwan visent uniquement, et partiellement pour les trois premières, les Spratly. L’évolution historique de la région au XXe siècle, marquée par une tendance à placer les autres protagonistes devant le fait accompli, a d’ailleurs mené à des occupations de toutes les formations sur lesquelles il était possible de construire, quitte en quelques occasions à en expulser manu militari les autres occupants, comme lors de l’incident de 1988 sur le récif Johnson Sud, dans les Spratly, qui coûta la vie à plus de 70 marins vietnamiens, fauchés par les mitrailleuses chinoises. La situation s’est toutefois stabilisée depuis la Déclaration de Conduite signée en novembre 2002 par le gouvernement chinois et celui des états membres de l’ASEAN et on en est maintenant à un certain statu quo de fait en matière de coups de force militaires, en dépit de tensions qui ne se démentent pas au fil des années.

C’est ainsi que les Paracels sont maintenant exclusivement occupées par la Chine et que les Spratly constituent une mosaïque au sein de laquelle, selon l’inventaire mené par l’Asia Maritime Transparency Initiative, Taïwan occupe une seule île, celle d’Itu Aba, la plus grande de l’archipel, tandis que la Malaisie est présente sur 5 ilots ou récifs, la Chine sur 7, les Philippines sur 9 et le Vietnam sur 27. Les Philippines revendiquent aussi le récif Scarborough.

Tensions croissantes

En 2013, Xi Jinping accédait au pouvoir et lançait son idée de « rêve chinois » axé sur l’effacement du « siècle d’humiliations » au cours duquel les puissances occidentales auraient dépossédé la Chine de son intégrité territoriale. La question de la mer de Chine méridionale (et accessoirement de Taïwan) devenait donc un enjeu identitaire encore plus fondamental. Concrétisation de cette importance réaffirmée, la Chine se lança dans un spectaculaire programme de remblaiement des îles qu’elle occupe, notamment dans les Spratly. Selon Asia Maritime Transparency Initiative, Pékin a ainsi construit 3200 hectares de terres sur ses sept récifs, élargissement impressionnant qui a eu pour effet de les fortifier et qui s’est accompagné d’une militarisation qu’aucun de ses rivaux présents dans la zone ne peut concurrencer.

Parallèlement à ces élargissements dans les Spratly, mais aussi à un moindre degré dans les Paracels, la Chine a mené plusieurs actions qui peuvent être considérées comme expansionnistes, en utilisant des plates-formes pétrolières mobiles comme celle qui fut à l’origine d’un mouvement antichinois au Vietnam en mai 2014, ou en resserrant sa mainmise sur le récif Scarborough au mépris des ententes qui avaient été prises pour dénouer la situation. À cela s’ajoute une stratégie subtile faisant appel à ses flottilles de bateaux de pêche ou à des garde-côtes plutôt qu’à des navires militaires pour certaines situations tendues, ce qui permet à Pékin de pouvoir clamer bien haut sa volonté d’éviter l’escalade militaire, et sa « retenue ».

Le récif Scarborough, situé à 230 km de ses côtes est un minuscule atoll qui a eu un impact majeur sur l’évolution de la situation en mer de Chine méridionale. En effet, en 2012 un incident entre pêcheurs philippins et chinois y a dégénéré en face-à-face impliquant les garde-côtes des deux pays. En 2013, Manille fit donc appel à la Cour permanente d’arbitrage de La Haye, et le 12 juillet 2016, cette dernière rendit un verdict sans appel invalidant les revendications maritimes expansives de la Chine en mer de Chine méridionale. Ayant refusé de participer à la procédure judiciaire, la Chine se contenta de rejeter d’un revers de main la décision de cette juridiction internationale. Elle fut aidée en cela par l’accession au pouvoir à Manille de Rodrigo Duterte, quelques temps avant le jugement. Personnage controversé et hostile aux États-Unis, ce dernier pensa que le fait de ne pas chercher à faire appliquer la décision lui vaudrait quelques concessions de la part de Pékin. Ce ne fut pas le cas, et Duterte en fut pour ses frais.

Il avait toutefois correctement analysé l’accélération du déséquilibre des forces dans la région, où la Chine déploie de plus en plus une puissance maritime qui n’a aucun égal parmi ses rivaux directs, tout en accroissant son influence au sein de l’Association des nations d’Asie du Sud-Est (ASEAN). En s’appuyant sur ses alliés traditionnels que sont le Laos, le Cambodge et la Birmanie et en multipliant les projets et les investissements dans la région, elle s’assure ainsi de la part de l’association régionale et en tous cas elle bloque toute possibilité de front commun de la part de ses adversaires dans le contentieux de la mer de Chine Méridionale. Même le Vietnam, en dépit d’un discours officiel intransigeant face à la Chine, semble avoir adopté une attitude pragmatique consistant en des protestations ponctuelles qui semblent surtout vouées à calmer une opinion publique qui ne se résigne pas.

Vers une escalade involontaire ?

En tant que première puissance maritime, les États-Unis estiment devoir défendre la liberté de navigation dans cette zone stratégique et ils s’opposent aux revendications maritimes chinoises, même s’ils n’appuient pas forcément les revendications des autres États, mais prônent la recherche d’une solution négociée. C’est ce qu’Hillary Clinton, alors secrétaire d’État, mit en avant en 2010 pendant une visite à Hanoï. Elle réaffirma aussi à cette occasion que les États-Unis avaient un intérêt national dans la liberté de navigation, leitmotiv des administrations américaines suivantes. Cette prise de position de Mme Clinton eut pour effet de susciter la colère du gouvernement chinois et d’alimenter une tension qui depuis est allée crescendo entre les deux grandes puissances.

Identifiés par Pékin comme les principaux responsables des tensions en mer de Chine méridionale, les Américains y ont lancé en 2015 des opérations pour la liberté de navigation ou Freedom of Navigation Operations (FONOPs). Il s’agit de manœuvres consistant pour des navires ou des avions américains à se rapprocher des secteurs revendiqués par la Chine, voire en franchir les limites afin d’affirmer la liberté de navigation et de marquer la non-acceptation des prétentions territoriales chinoises et le refus de tout fait établi susceptible d’être ensuite opposé juridiquement aux tiers. Entamées sous Obama, ces FONOPs se sont poursuivies pendant la présidence de Trump et maintenues depuis l’arrivée de Joe Biden.

Violemment condamnées par les autorités chinoises, ces opérations mènent à des situations tendues et à plusieurs reprises la proximité entre avions et navires chinois et américains a été particulièrement grande. Symbole de ces démonstrations de la fermeté des résolutions respectives et des dangers qu’elles peuvent entraîner, l’accident du 24 janvier 2022 donne à réfléchir. De retour d’une « mission de routine », un chasseur furtif F-35C américain a manqué son appontage sur le porte-avion USS Vinson et s’est abîmé en mer de Chine méridionale. Il a fallu plusieurs semaines pour récupérer l’épave du chasseur qui reposait par plus de 12 000 pieds de profondeur et s’assurer qu’aucune bribe de technologie militaire de pointe ne tombe entre des mains chinoises.

Si Pékin a clamé ne pas voir le moindre intérêt pour l’épave, un accident de ce genre pourrait se reproduire en un lieu plus accessible. Pire encore, lors des activités de maintien de la liberté de navigation, la possibilité d’une erreur de jugement d’un côté ou de l’autre pourrait en tout temps dégénérer en incident diplomatique, à un moment où les deux superpuissances se livrent régulièrement à une « guerre » des mots et à ce qui est vu par plusieurs comme une « guerre » commerciale.

La situation est d’autant plus préoccupante que les FONOPs ne sont pas la seule source de confrontation quasi directe entre Chine et États-Unis dans la région. En juillet 2019, pour ne citer que cette occasion, six missiles antinavires chinois ont été tirés en mer de Chine méridionale, alors que plusieurs navires américains croisaient dans la région, une situation qualifiée de « préoccupante » par des représentants de la marine américaine. La militarisation croissante des îles artificielles des Spratly va encore accroitre la possibilité de voir se reproduire de telles situations, avec des risques évidents de dérapages. Il faut aussi noter l’existence de traités de défense comme celui liant les États-Unis et les Philippines, qui pourrait jouer un rôle crucial dans une éventuelle escalade en cas de confrontation entre Pékin et Manille.

De son côté, la militarisation des Spratly, qui va à l’encontre de ce que Xi Jinping déclarait vouloir faire en 2015, s’insère dans la vision géostratégique que la Chine a de la région, à savoir celle d’une succession de « barrières d’îles », dont la première se situe dans les mers de Chine orientale et méridionale, et que la marine chinoise a pour mission de est de briser.

La situation en Ukraine et surtout la position des États-Unis et de leurs alliés face à la Russie sont, aux yeux de Pékin, mais aussi des alliés des Américains dans la région Indo-Pacifique, d’importants tests de la résolution de Washington face aux autres grandes puissances. Il n’y a pas eu d’engagement militaire direct, et la Chine l’a noté. Cela va-t-il l’amener à changer ses plans et à accélérer sa stratégie du fait accompli dans la région, une éventuelle intervention américaine étant peu probable par l’exemple ukrainien ? Il faut toutefois préciser qu’en mer de Chine méridionale, les deux plus grandes armées du monde sont en contact quasi direct et que depuis février dernier les États-Unis sont loin d’avoir ralenti leur engagement dans la région Indopacifique, bien au contraire. De plus, si les escalades se bornent pour l’instant à rester verbales, la mer de Chine méridionale est sans le moindre doute un point chaud qui pourrait facilement voir la situation dégénérer en une confrontation aux conséquences catastrophiques.

 

Crédits photo : Jason Tarleton (U.S. Navy)

Auteurs en code morse

Yann Roche et Raïhan Cherrouk

Yann Roche est professeur de géographie à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et président de l’observatoire de géopolitique de la Chaire Raoul Dandurand, chaire dont il est aussi le titulaire par intérim. Il a écrit plusieurs articles sur la situation géopolitique de la mer de Chine méridionale, notamment dans les revues Espace Politique et Diplomatie.

Raïhan Cherrouk est docteure en droit, spécialisée en droit de la mer.

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