Cet article est la traduction de « Call Putin out by negotiating », publié sur War on the Rocks le 6 décembre 2021.
Alors que les forces russes et biélorusses se rassemblent autour des frontières de l’Ukraine avec ce qui constitue la plus grande concentration de forces militaires en Europe depuis la Guerre froide, les capitales occidentales semblent sidérées par deux désirs ardents : maintenir la porte ouverte à une future adhésion de l’Ukraine à l’OTAN et éviter une invasion russe qui pourrait anéantir l’armée ukrainienne, et affecter des millions de civils. Les appels se font de plus en plus pressants à Washington pour que le président Joe Biden agisse avec force en exigeant que la Russie retire ses forces des zones frontalières et étende de manière effective le parapluie de sécurité américain à l’Ukraine, peut-être en déployant une petite force à vocation dissuasive (tripwire force). Cela risquerait toutefois de déclencher une guerre majeure, le président russe Vladimir Poutine ayant régulièrement et vigoureusement indiqué qu’un tel développement constituait une ligne rouge, parmi d’autres.
La politique la plus efficace serait de tester le sérieux des déclarations publiques répétées de Poutine par un acte diplomatique audacieux : lors de son appel téléphonique prévu demain avec Poutine, Biden devrait proposer de lancer des discussions avec la Russie sur la sécurité européenne à condition que Moscou démobilise sa force d’invasion imminente. L’ordre du jour comprendrait les préoccupations les plus pressantes de chaque partie : pour Moscou, l’expansion de l’OTAN et la position des forces américaines à l’Est de l’Alliance ; pour Washington, l’intégrité territoriale de l’Ukraine, la position des forces russes dans le District militaire Ouest, ainsi que les opérations cyber et la criminalité. Les deux parties souhaiteront sans doute discuter également de la maîtrise des armements. Elles pourraient même relancer les discussions sur le Traité sur les forces armées conventionnelles en Europe. Il serait attendu de chacune des parties qu’elles s’engagent dans des discussions de fond et qu’elles s’abstiennent de toute action déstabilisatrice – politique ou militaire – pendant le cours des négociations. Les pays européens dont les intérêts sont concernés, seraient invités à envoyer des délégations, y compris l’Ukraine.
La réponse de Poutine à cette opportunité révélera la réalité des intentions russes. Si les États-Unis proposent de tels pourparlers et que la Russie poursuit son déploiement militaire en vue d’une invasion, il apparaîtra clairement que Poutine est à la fois hypocrite et inexorablement agressif. Pour faire face à ce scénario, les États-Unis peuvent faire ce que l’administration Biden est, semble-t-il, en train de faire actuellement : ils peuvent mettre en garde publiquement contre les préparatifs russes afin de mobiliser à l’avance, un ensemble de réponses planifiées, d’autant plus fortes qu’elles seront décidées en accord avec l’Europe (y compris avec le nouveau gouvernement allemand). Il pourrait par exemple s’agir de couper la Russie du système financier international, ce que la Maison Blanche a apparemment envisagé. L’administration Biden pourrait même encourager la Suède, et peut-être même la Finlande, à rejoindre l’OTAN. Quoi qu’il en soit, Washington serait mal avisé de faire de cette crise un test des capacités militaires américaines.
Si Poutine accepte l’offre de Biden et se conforme à ces conditions, il apparaitra alors évident qu’il y a peut-être un accord constructif à conclure. Ces négociations pourraient même devenir la base d’une nouvelle entente sur la sécurité européenne.
Cela semble être le moyen le plus productif d’assurer la stabilité à court terme et de parvenir à un accord plus durable avec la Russie sur le long terme. Cette proposition teste une série d’assomptions sur la situation que j’estime valables. La première est que les élites russes – y compris Poutine – sont véritablement paranoïaques : c’est une partie intégrante de la culture stratégique et de l’histoire de la Russie, et même si les dirigeants et les porte-parole russes en rajoutent certainement et exagèrent à des fins de propagande, cette paranoïa est – au fond – sincère. Washington sous-estime gravement ce fait fondamental et beaucoup pensent que tout cela n’est qu’une pièce de théâtre. Deuxièmement, pour Poutine lui-même, la stature et la reconnaissance ont un poids considérable. Troisièmement, Poutine a été constant sur ses lignes rouges. Il a récemment fait une déclaration claire sur les deux principales : pas d’expansion de l’OTAN vers l’Est et une limitation des types de systèmes d’armes fournis par les États-Unis à l’Ukraine. Sur ce dernier point, Poutine semble surtout préoccupé par la coopération des États-Unis avec l’Ukraine en matière de défense, la présence militaire américaine en Ukraine, les armes américaines qui y sont déployées et les transferts de certaines technologies. Quatrièmement, le récent déploiement russe n’est pas un simple signal et ne constitue certainement pas un bluff. Poutine a bel et bien l’intention d’envahir l’Ukraine si rien ne vient à changer dans la situation présente. Enfin, le comportement de la Russie à l’égard de l’Ukraine, ses opérations cyber déstabilisatrices et sa tolérance à l’égard de la cybercriminalité à l’intérieur de ses frontières, ainsi que son mépris général pour les normes internationales font partie d’un ensemble plus vaste.
Pourquoi les États-Unis et leurs alliés devraient-ils envisager de tels pourparlers face à toutes ces agressions ? Tout simplement parce qu’il est dans leur intérêt de le faire. Cela constituerait un moyen efficace de tester les hypothèses que j’ai exposées précédemment et de tracer une voie réaliste pour aller de l’avant dans les relations américano-russes. A tout le moins, il y a un deal à explorer. Cela pourrait empêcher ou du moins retarder de manière significative une nouvelle invasion russe en Ukraine.
Au cours des années qui ont suivi l’agression russe contre l’Ukraine en 2014, les décideurs et les élus des capitales occidentales ont régulièrement répété que nous devions continuer à compter sur les mêmes mesures pour dissuader Moscou : sanctions contre la Russie ; formation et aide militaire à l’Ukraine ; renforcement des capacités militaires dans la région de la mer Baltique. Or c’est précisément ce qui, loin d’apaiser les tensions, a conduit à la crise actuelle. Sous trois administrations différentes, Washington a développé une solide relation avec Kyiv sur le plan militaire. Parallèlement, le secrétaire d’État Antony Blinken et d’autres hauts responsables de l’administration Biden ont affirmé de manière récurrente que la porte de l’OTAN était ouverte tant à la Géorgie qu’à l’Ukraine. En ce qui concerne la fourniture de matériel et d’armement à l’Ukraine, tout dépend de ce qui peut être fait dans la pratique et de ce que les forces armées ukrainiennes sont capables d’absorber et d’utiliser de manière effective. La fourniture de matériel est rarement une panacée militaire. Malheureusement, Kyiv a échoué à réformer ou à moderniser son armée depuis 2014. Encore aujourd’hui, ses dépenses de défense s’élèvent à moins de 3 % de son produit intérieur brut.
Les arguments en faveur de la diplomatie sont forts. Malheureusement, la diplomatie est souvent présentée comme un signe de faiblesse, un cadeau à la partie adversaire, la représentation d’une vision naïve du monde. Rien n’est plus trompeur. Si nous refusons de négocier avec les pays avec lesquels nous avons de sérieux problèmes, le monde deviendra encore plus dangereux. Nous négocions parce que nous n’avons pas confiance. De plus, il serait sage de mettre fin à l’expansion de l’OTAN vers l’Est. Cela servirait les intérêts de sécurité de l’Europe et des États-Unis. Cela éviterait en outre de mettre en jeu la crédibilité des États-Unis pour un État qui représente, au mieux, un intérêt périphérique. Cela éviterait enfin un engagement sécuritaire coûteux envers l’Ukraine, un État qui, pour rappel, est très corrompu, qui tout en étant menacé de mort, ne peut se résoudre à prendre au sérieux sa propre défense. Un processus d’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN contribuerait à l’insécurité, pas à la sécurité. Il en serait de même si l’Ukraine était dans l’OTAN.
Il y a un argument étrange sur l’Ukraine et l’OTAN qui revient désormais assez régulièrement : Washington empiéterait sur les droits et l’indépendance de l’Ukraine en acceptant de stopper l’élargissement de l’OTAN à l’Est. Or ceci n’a aucun sens. L’Ukraine est libre d’être un acteur indépendant, tout comme les États-Unis. L’OTAN est un club qui a clairement un primus inter pares, un premier parmi ses égaux. L’adhésion à l’OTAN ne concerne pas seulement l’Ukraine, elle concerne l’ensemble de l’Alliance. L’idée de confier des décisions stratégiques importantes à un pays tiers et d’abdiquer l’indépendance de l’Amérique ne fait aucun sens.
Dans les discussions privées et les échanges sur les réseaux sociaux, on me dit souvent que mes recommandations impliquent de reconnaître une sphère d’influence russe. Ce n’est tout simplement pas le cas. Il s’agit de restreindre l’entrée dans une alliance que tout pays ne devrait pas avoir le droit de rejoindre au simple motif qu’il remplit certaines conditions requises. Il est grand temps de revoir la politique de la porte ouverte de l’OTAN. Les pourparlers que je recommande pourraient, à cette fin, constituer un mécanisme constructif et stabilisateur. Cette politique est traditionnellement justifiée en référence à l’article 10 du Traité de l’Atlantique Nord, qui stipule que :
Les parties peuvent, par accord unanime, inviter à accéder au Traité tout autre État européen susceptible de favoriser le développement des principes du présent Traité et de contribuer à la sécurité de la région de l’Atlantique nord.
Selon moi, il est loin d’être évident que l’Ukraine – qui est assez éloignée de l’Atlantique Nord – réponde à ce critère. Même certains des plus grands défenseurs de l’Ukraine à Washington reconnaissent que le pays aurait du mal à remplir les conditions requises pour être admis dans l’alliance. Dans ce cas, pourquoi accepter une politique aussi déstabilisante pour un lointain fantasme ?
Ceux qui insistent sur le fait que les forces armées américaines peuvent venir à bout d’une agression russe feraient bien de réfléchir au fait que la Russie a montré au monde – au cours de la dernière décennie au moins – qu’elle accepte avec joie la souffrance, les revers et les sanctions – à propos de l’Ukraine et de la Syrie, par exemple – essentiellement parce que ses dirigeants hiérarchisent clairement ses intérêts et différents objets.
Il n’est pas évident qu’il existe un moyen constructif et stable de mettre fin à la crise actuelle, ainsi qu’aux tensions de longue date entre Moscou et l’Ouest. Mais l’administration Biden devrait donner sa chance à la diplomatie. Parfois, lorsque les tensions entre deux pays s’aggravent, se présentent des opportunités qui, si elles sont traitées avec tact, peuvent paradoxalement contribuer à une paix plus durable.
(Texte traduit par Laurent Borzillo, Adrien Estève et Céline Marangé)
Crédit : White House (Adam Schultz)
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