Défense européenne : vers la fin d’une dissuasion française « chimiquement pure » ?

Le Rubicon en code morse
Mai 01

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Dans le tome IV de Mondes en guerre en 2021, Nicolas Roche soulève la singularité d’une dissuasion française « chimiquement pure », strictement vouée à menacer de riposte un agresseur pour empêcher la guerre. Il rappelle que la réflexion qui y a conduit débute dès 1945. Celle-ci a accompagné les théoriciens des années 1950 et 1960 jusqu’à être adoptée par l’ensemble des grandes forces politiques. Enfin, cette « pureté » de la dissuasion s’est renforcée dans les Livres blancs de la défense successifs. Toutefois, les débats les plus récents suite à la guerre d’Ukraine semblent laisser entendre que cette page pourrait être tournée.

En effet, les propos de Donald Trump, en campagne électorale, quant à un désengagement des États-Unis de l’OTAN et donc de la défense de l’Europe ont mis en émoi de nombreux dirigeants et acteurs de la réflexion stratégique du continent. En France, on voit le retour de suggestions de mise à disposition de la force de frappe nationale pour la défense de l’Europe sur un large éventail allant d’un déclaratoire plus affirmé en ce qui concerne la dimension européenne des « intérêts vitaux » à une dissuasion partagée, sinon une forme de nuclear sharing sous double clé selon le modèle de ce que pratique l’OTAN avec plusieurs pays de l’Alliance. Certains suggèrent même de faire monter en gamme l’arsenal qualitativement et quantitativement, sortant de la « stricte suffisance », pour être en capacité de contrer tout type d’attaque. Ainsi, adapter ouvertement la dissuasion à l’Europe conduirait à ne pas se limiter aux vecteurs aériens et sous-marins actuels, en se dotant par exemple à nouveau d’armes tactiques, voire même renforcer le conventionnel.

Cet article interroge l’importance du tournant stratégique que nous vivons par rapport à une histoire de près de 80 ans. Pour cela, notre propos revient, dans un premier temps, sur la construction de la réflexion stratégique française à propos de la dissuasion nucléaire. Ensuite, il s’agira de montrer que toute réflexion, toute correction de la posture nationale était, du temps de la Guerre froide, condamnée comme une dangereuse déviance porteuse de risque de guerre et même comme une trahison de l’héritage gaulliste créant les conditions, après 1989, d’une paralysie de la doctrine dans son acception « chimiquement pure ».

 

Une réflexion strictement dissuasive et surtout nationale

La conception absolutiste de la dissuasion trouve ses origines dans l’école stratégique française qui, très tôt, perçoit la révolution politico-militaire que représente l’atome et y voit une opportunité de rehausser le pays au niveau des grandes puissances. En effet, en 1945, l’arme nucléaire est avant tout perçue comme une révolution dans la puissance de feu. C’est en France qu’un article pionnier rédigé par l’amiral Raoul Castex en octobre dans la Revue de défense nationale précise : « la nation faible, tout autant que la nation forte, possédera des bombes atomiques, en moindre quantité peut-être, mais cette considération de nombre pèse peu quand il s’agit d’engins de puissance individuelle aussi grande ». Ainsi sont posées les bases du « pouvoir égalisateur de l’atome » et de la dissuasion nucléaire. Dans les années 1950 et 1960, les quatre généraux qui forgent la doctrine de la France nucléaire, André Beaufre, Pierre Gallois, Charles Ailleret et Lucien Poirier en sont convaincus. Ainsi, Pierre Gallois, alors colonel, participe en 1953-1954 au quartier général de l’OTAN aux travaux du New Approach Group (NAG) chargé d’adapter les armées alliées à l’ère atomique en proposant la doctrine New Look : faire un usage rapide et massif de tous types d’armes nucléaires pour contrer la supériorité conventionnelle du pacte de Varsovie. Encouragé par le général américain Lauris Norstad, son supérieur au NAG, il rencontre les dirigeants politiques français afin de les convaincre de la pertinence de la nouvelle stratégie et de les sensibiliser aux réalités nouvelles de la guerre. C’est dans ce cadre qu’il initie Charles de Gaulle, alors en « traversée du désert », à la dissuasion du faible au fort lors d’un entretien en mai 1956.

L’arrivée au pouvoir de John F. Kennedy confirme la réflexion stratégique française en quête d’une dissuasion autonome. En effet, le démocrate élu en 1960 a fondé en partie sa campagne, dans le contexte de l’après Spoutnik, sur la dénonciation d’une vulnérabilité des États-Unis : un missile gap largement exagéré. Le nouveau président s’est entouré d’une équipe d’universitaires qui réfléchissent aux problématiques stratégiques. Cette équipe se penche particulièrement sur la révolution balistique qui ne fait plus de l’Amérique une île protégée par ses deux océans. Surtout, les représailles massives impliquent le choix entre la destruction et la capitulation si l’adversaire frappe le premier. Le secrétaire à la défense, Robert McNamara, reprend alors en 1962 l’idée du général Maxwell Taylor d’une riposte graduée (flexible response) comprenant une multitude d’options – non fixées à l’avance – de réponses à une agression, d’abord conventionnelles, pour maîtriser politiquement le niveau de violence et éviter, sans l’exclure, l’escalade nucléaire. En même temps, en 1963, l’OTAN adopte le concept de « défense de l’avant » qui vise à défendre l’Europe sur le rideau de fer, alors que les plans précédents envisageaient une ligne bien en retrait. Une phase longue de conflit conventionnel se dessine avant de recourir au nucléaire.

Cette évolution ne fait que confirmer les doutes nés chez de Gaulle après Spoutnik : l’Amérique ne lui semble pas prête à risquer New York pour sauver les capitales européennes et chercherait à limiter la violence au continent européen tant sous sa forme conventionnelle que nucléaire. De plus, la dissuasion élargie que prétendent maintenir les États-Unis auprès de leurs alliés doit aussi limiter la prolifération nucléaire dont la France est alors un acteur majeur. Or, pour fonctionner, la riposte graduée ne doit dépendre que d’un seul centre de décision, à savoir Washington. Ces réflexions contribuent sous la présidence de De Gaulle à accélérer le développement d’une force de frappe nucléaire avec autonomie de décision conduisant au retrait du commandement intégré de l’OTAN en 1966. La France n’est pas non plus en capacité financière ni de s’équiper pour la « défense de l’avant » ni de développer un arsenal nucléaire aussi complet que les États-Unis. Ses moyens stratégiques sont incompatibles avec la doctrine de riposte graduée adoptée par l’OTAN, en 1967. En effet, la France n’est en mesure, de manière totalement indépendante, que de pratiquer une dissuasion stratégique sur cibles démographiques, d’autant plus qu’elle ne dispose alors que de sa flotte de Mirage IV.

L’ensemble de ces réflexions est au cœur des travaux du Centre de prospective et d’évaluation (CPE) créé en 1964 au ministère des Armées et auxquels participe Lucien Poirier. Ce dernier théorise les conceptions stratégiques françaises et a parfaitement intégré l’incompatibilité avec la doctrine otanienne qu’il souligne dans son ouvrage de 1977, Des stratégies nucléaires. Il y développe sa loi de « l’espérance politico-stratégique » qui justifie pleinement la dissuasion du faible au fort avec menaces de représailles massives puisqu’un adversaire ne prend le risque d’une agression que s’il en escompte des bénéfices substantiels. Ces réflexions sont ensuite inscrites dans le Livre blanc de 1972, rédigé sous la direction du ministre de la Défense, Michel Debré. En cas d’agression soviétique, il est prévu l’engagement du corps de bataille aux abords des frontières, puis le recours aux armes nucléaires tactiques (ANT), ce qui prend progressivement le nom d’« ultime avertissement », le Pluton de 120 km de portée entrant en service en 1974. Enfin vient la frappe stratégique pour la défense des « intérêts vitaux » avec une limite « nécessairement floue » pour ne pas laisser de marge de manœuvre à l’adversaire. Le texte laisse entendre une sanctuarisation prioritaire du territoire national.

Cette évolution, certes logique, n’a pourtant pas été sans heurt : le retrait du commandement intégré de l’OTAN et la dissuasion indépendante ont été fortement critiqués, bien plus que l’arme nucléaire en elle-même. Ceci se retrouve chez Raymond Aron qui publie à ce propos, en 1960, Le grand débat. Titre réaliste, tant la controverse est forte notamment avec Pierre Gallois, partisan d’une force nucléaire indépendante. Les arguments de ceux que l’on peut qualifier d’atlantistes sont présents dans la gauche non communiste et chez le centriste partisan de la construction européenne Jean Lecanuet qui fustige, lors de l’élection présidentielle de 1965, une arme nucléaire « dépassée, démodée ». Il s’agit de la célèbre critique de la « bombette » selon le propre terme de De Gaulle, celui de « bombinette » n’apparaît que plus tard, en 1973.

 

Un débat violent entre partisans d’une dissuasion pure et d’une riposte graduée

Le deuxième acte du « grand débat » se joue de 1975 à 1988. La montée en gamme capacitaire de la dissuasion nucléaire et un effort en faveur des forces conventionnelles dans un contexte de construction européenne relancée permettent de faire évoluer la conception des « intérêts vitaux » et de sortir du dilemme du « tout ou rien » qu’impliquent les représailles massives. Le premier ministre Jacques Chirac parle devant l’IHEDN d’une « vocation européenne » de la dissuasion, puis le chef d’état-major des Armées, le général Guy Méry, d’une « sanctuarisation élargie », ce que confirme Valéry Giscard d’Estaing, premier président non-gaulliste de la Ve République : « Dans l’hypothèse d’un conflit, il n’y aura qu’un seul espace, et l’espace français sera, dès le départ, dans l’espace de la bataille qui sera générale ».

Une querelle, parfois violente, s’ouvre entre les tenants d’une évolution vers plus de solidarité avec les alliés impliquant un glissement vers la riposte graduée et les absolutistes d’une dissuasion nationale, en posture de gardiens du temps de l’héritage du Général. Il y a cependant dans cette polémique une certaine malhonnêteté de la part des gaullistes qui cherchent avant tout à se distinguer de l’euro-atlantisme de Giscard. En effet, ils élaborent une pensée stratégique, exégèse de De Gaulle, dans un sens neutraliste. Ils souhaitent défendre les SNLE, principaux vecteurs de la frappe stratégique contre des cibles démographiques, puisque Giscard suspend de 1976 à 1978 le chantier du sixième sous-marin pour financer un renforcement du corps de bataille devant matérialiser sur le terrain la solidarité européenne. Chez Pierre Gallois et les gaullistes, renforcer l’armée de terre est une hérésie doctrinale. La simple coordination avec les alliés pour riposter au déploiement des euromissiles soviétiques SS-20 est même critiquée lorsque Giscard réunit le sommet de la Guadeloupe en janvier 1979 : « Il faut rester la nation aux mains libres que nous sommes devenus grâce à de Gaulle », déclare Yves Guéna, député du Rassemblement pour la République (RPR).

Pendant tout son mandat, Giscard est prisonnier de sa majorité, dont le principal groupe parlementaire est composé des gaullistes qui parviennent à imposer leur lecture quasi neutraliste. Le milieu de la recherche stratégique est lui aussi concerné sous l’influence de Lucien Poirier et de Pierre Gallois. Toute expression hors du dogme dissuasif absolutiste devient quasi impossible. Lors d’une journée débat organisée en décembre 1980 par le comité d’études de défense nationale, éditeur de la Revue de défense nationale, sur le thème « Bataille en Europe : point d’interrogation », l’amiral Marcel Duval pose comme règles aux échanges :

Ne remettre en cause, au cours de notre débat, ni la valeur dissuasive de notre force nucléaire stratégique, ni notre appartenance à l’Alliance atlantique, ni notre refus d’intégration dans son organisation militaire, ni enfin la Communauté européenne dans son état actuel, c’est-à-dire sans unité politique véritable et dépourvue d’exécutif.

Des carrières sont même brisées. Ainsi, le secrétaire général de l’Union pour la démocratie française (UDF), Michel Pinton, doit-il démissionner de ses fonctions après avoir publié une tribune dans Le Monde dans laquelle il dénonce, dans la dissuasion pure, « une nouvelle ligne Maginot », alors même qu’il ne remet pas en cause la possession de l’arme nucléaire par la France. Jacques Chirac, après avoir soutenu des thèses absolutistes à la fin des années 1970 sous l’influence de ses conseillers Marie-France Garaud et Pierre Juillet, évolue par réalisme européen et par nécessité de s’allier avec les centristes pour espérer gagner les élections présidentielles. Il s’aligne également sur le discours de Ronald Reagan dans un fort contexte anticommuniste teinté de néolibéralisme. Invité par la CDU à Bonn en octobre 1983, il évoque « une dissuasion européo-américaine » dans laquelle l’Allemagne aurait une responsabilité. Ce double blasphème lui vaut d’être cloué au pilori par la gauche désormais au pouvoir et ralliée au nucléaire militaire depuis 1977-1978, mais surtout par Michel Debré : « le caractère de notre force de dissuasion est d’être nationale. Sa responsabilité n’est crédible que liée à la sécurité de notre territoire ». On continue pourtant de s’affronter : l’UDF, plus favorable à l’OTAN, défend le conventionnel, les ANT et souhaite même l’adoption de la bombe à neutrons dont les radiations immédiates et puissantes font une arme anti-blindés de choix. François Mitterrand, élu en 1981, limite néanmoins son développement au stade des études.

Cependant, faire évoluer la doctrine apparaît comme une nécessité pour la droite en train de s’unir après son échec de 1981 dans l’objectif de battre la gauche aux élections législatives de 1986. La construction européenne, les enjeux technologiques et l’imbrication des dispositifs du continent comme la défense aérienne poussent à cette forme de réalisme. La coalition RPR-UDF, qui entre en cohabitation, rompt avec l’absolutisme. En particulier, elle soutient l’adoption de l’IDS de Ronald Reagan (initiative de défense stratégique, projet de bouclier antimissiles), une plus forte solidarité avec les alliés de l’OTAN, le développement d’un missile mobile stratégique et introduit des inflexions de la stratégie par un avertissement qui ne serait plus ultime, mais « diversifié et échelonné dans la profondeur ». François Mitterrand assumant désormais les héritages stratégiques, convaincu que seule la menace des représailles massives est dissuasive pour empêcher la guerre, s’est rallié à une version très stricte de la doctrine qui l’amène même à rejeter les armes tactiques. Il déclare au dirigeant du SPD, Hans-Jochen Vogel, en décembre 1987 : « En fait, je ne crois pas du tout à l’utilité des armes préstratégiques », tel qu’il a fait nommer les ANT à son arrivée à la présidence pour bien marquer la primauté de la dissuasion stratégique. Pendant la cohabitation, pour mettre en échec le volet militaire du programme de la droite, il prend à témoin l’opinion par une multitude de déclarations dans lesquelles il dénonce une trahison de l’héritage de De Gaulle, porteuse de risque de guerre, car moins dissuasive.

Sa réélection en 1988, en partie sur cette question, scelle l’installation de l’idée contestable d’un consensus sur la « dissuasion chimiquement pure ». Or, si cette querelle entre riposte graduée et représailles massives s’achève, c’est que, par sa victoire, François Mitterrand crée un précédent qui prévaut jusqu’à aujourd’hui : il est bien dangereux de contester le président de la République sur ce terrain. En réalité, la fin de la Guerre froide fait sortir les débats stratégiques de l’actualité. Plutôt qu’un consensus, c’est donc un arrêt du débat qui s’observe. Les sondages qui ont été commandés par le Service d’information et de relations publiques des Armées (SIRPA) permettent en effet de douter d’une adhésion populaire à une dissuasion pure puisqu’en 1986, 41 % des personnes interrogées privilégient la négociation en cas de menace d’invasion soviétique (63 % en cas d’invasion de la RFA), 28 % entendent combattre sans nucléaire et seuls 21 % sont partisans de menaces nucléaires. Ceci éclaire les autres sondages soulignant une adhésion largement majoritaire à la détention de l’arme nucléaire. Pierre Hassner avait identifié cette limite en 1983 dans un volume de travaux et recherches de l’IFRI dirigé par Pierre Lellouche : les Français choisissaient dans le nucléaire militaire la « non-guerre » qui empêchait de penser « un échec de la dissuasion » ; une forme d’« innocence » en somme.

 

Près de trente ans de gel du débat stratégique

La période de gel du débat stratégique de 1988 à la guerre d’Ukraine voit un renforcement de la « dissuasion chimiquement pure ». Le débat s’appauvrit et la dissuasion est désormais strictement ramenée à sa dimension nucléaire, alors que Lucien Poirier lui-même admettait une « dissuasion globale » incluant le conventionnel qui devait s’adapter à nos intérêts hors de nos frontières. Cette tendance s’observe d’abord dans le Livre blanc de 1994 par le découplage entre forces conventionnelles vouées désormais à agir dans les opérations extérieures et le nucléaire stratégique strictement réservé à la défense des « intérêts vitaux ». Ceci s’accompagne d’une adaptation des moyens à la posture et la recherche des « dividendes de la paix » dans un monde alors moins soumis au risque nucléaire. Même si l’« ultime avertissement » subsiste, les armes préstratégiques, tactiques, soupçonnées de favoriser une guerre nucléaire limitée, sont abandonnées au début des années 1990 avec le retrait des missiles terrestres Hadès qui devaient succéder aux Pluton, puis la suppression de la force aérienne tactique (FATAC). Des initiatives fortes dans les domaines de la maîtrise des armements et du désarmement sont possibles dans ce contexte politico-stratégique : le traité de non-prolifération (TNP) est signé puis ratifié en 1992. Après avoir autorisé une ultime campagne de tests, le président Chirac ferme le centre d’essais du Pacifique en 1998. Il annonce en 1996 que la France renonce à fabriquer de la matière fissile, désormais réutilisée à partir des anciennes armes. Voilà autant d’éléments qui confortent la France dans cette conception absolutiste puisque le développement d’une gamme plus importante d’armes devient difficile. Un partage avec des alliés s’avère même quasi impossible juridiquement puisque cela impliquerait une modification drastique de toutes nos dispositions législatives qui, à partir du décret du 12 juin 1996, précisent les rôles respectifs du gouvernement, du chef d’état-major des Armées et du président de la République. Y renoncer semble peu probable, car la Ve République cesserait d’être une « monarchie nucléaire », selon l’expression de Samy Cohen : quel souverain partagerait son sceptre ?

Tout ne reste pourtant pas figé. Tout d’abord, le ciblage n’est plus démographique, mais vise à provoquer des « dommages inacceptables » depuis 2001. Le retour dans le commandement intégré de l’OTAN sous Nicolas Sarkozy en 2009 est une évolution majeure qui tranche avec la phraséologie gaulliste, mais sans participation au groupe des plans nucléaires (NPG). Peut-être s’agit-il de la prochaine étape ou bien la France persiste-t-elle dans son « atlantisme réticent » ? Des voix s’élèvent déjà en ce sens. Les timides protestations observées suite à la décision de 2009 pourraient signaler que cela ne déclencherait pas un séisme national : une page est déjà tournée depuis les disputes théologiques de la Guerre froide.

 

Troisième acte du « grand débat » ou tournant stratégique ?

À l’issue de cette mise en perspective du débat stratégique français, concluons sur les interrogations de départ à propos d’une alternative européenne à la protection américaine via l’OTAN. Déjà, rappelons que cette menace n’est pas nouvelle : de Gaulle y pensait, le Sénat des États-Unis prévoyait en 1973, par l’amendement Mansfield, un important retrait de troupes, en 1979 Henry Kissinger avait lui-même douté de la crédibilité de l’engagement américain en faveur de l’Europe et Ronald Reagan parlait de guerre limitée à celle-ci. Les intimidations de Donald Trump font cependant l’effet d’un signal à l’adversaire qui rappelle la bévue de Dean Acheson, secrétaire d’État des États-Unis en 1950 : dans une déclaration publique, il avait dressé la liste des États d’Asie-Pacifique couverts par la protection américaine… oubliant la Corée du Sud ; on sait ce qu’il advint.

Sans trancher sur la nécessité d’une alternative nucléaire européenne à la protection américaine dans laquelle la dissuasion française prendrait sa place, et surtout sur ses contours, il est clair que ce serait un tournant stratégique mettant au moins fin au fameux « gaullo-mitterrandisme » évoqué par Hubert Védrine, sinon à 80 ans de réflexion sur une dissuasion pure proportionnée aux capacités nationales. Quoi que l’on pense de son contenu, l’ouvrage récent de Jean-Dominique Merchet aurait fait scandale lors de la crise des euromissiles en montrant les failles d’une arme nucléaire dont on discute surtout entre Français et qui parfois nous isole de nos partenaires, lesquels nous soupçonnent d’hégémonisme ou d’égoïsme, voire les deux à la fois. Notre discours y a contribué. Envisager un renforcement du corps de bataille pour renforcer une dissuasion conventionnelle est déjà un tournant quasi révolutionnaire par rapport aux anathèmes qui étaient jetés contre ceux qui avançaient de telles options. Si le débat prend, et ce serait souhaitable dans une démocratie, ce serait le troisième, et peut-être ultime, acte du « grand débat ».

 

Photo : domaine public

Auteurs en code morse

Yannick Pincé

Yannick Pincé (@PinceYannick) est docteur en histoire contemporaine, professeur agrégé d’histoire en CPGE littéraire au lycée Jean-François Millet de Cherbourg-en-Cotentin, chercheur associé au CIENS de l’ENS-PSL et à l’ICEE de l’université Sorbonne nouvelle. Il a soutenu en 2022 une thèse sur le « consensus » nucléaire français sous la direction du Pr. Frédéric Bozo.

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