Le réveil militaire du Canada n’est pas pour demain

Le Rubicon en code morse
Mai 27

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L’invasion russe de l’Ukraine a causé une telle onde de choc dans les capitales occidentales qu’elle a entraîné un sursaut militaire. Celui-ci est marqué, entre autres, par des réinvestissements massifs dans les budgets de défense, le déploiement de milliers de troupes aux frontières orientales de l’OTAN, la livraison accélérée et considérable d’armes aux Ukrainiens, un consensus sur la menace claire et immédiate que représente le revanchisme russe, ainsi qu’un élargissement de l’OTAN à la Suède et à la Finlande. Bref, l’Alliance atlantique semble ressuscitée après sa soi-disant « mort cérébrale » annoncée à l’automne 2019.

À ce portrait d’unité, il faut toutefois reconnaître qu’une certaine disparité demeure dans le sursaut des alliés et ce, à deux niveaux. D’abord, les alliés varient dans leur niveau de réinvestissement en défense et dans l’ampleur du soutien accordé à l’Ukraine. Pour le président Zelensky, ceci s’explique par leurs intérêts divergents. Il s’est ainsi montré critique envers les Français, qui refusent de fournir des armes offensives « parce qu’ils ont peur de la Russie », et des Allemands, qui « font une erreur » en souhaitant ménager leurs liens économiques avec la Russie.

Les alliés divergent en outre sur l’issue souhaitée de la guerre. Les États-Unis et le Royaume-Uni partagent la position maximaliste de l’Ukraine : la défaite totale de la Russie. Selon le secrétaire américain à la défense, « l’Ukraine peut encore gagner la guerre » en affaiblissant durablement la Russie au point où elle ne puisse envahir ses voisins. Similairement, la secrétaire d’État britannique aux affaires étrangères soutient que la victoire de l’Ukraine – un « impératif stratégique » – nécessite de « pousser la Russie hors de l’ensemble de l’Ukraine » et de lui fournir des armes autant défensives qu’offensives aux standards de l’OTAN.

A contrario, la France, l’Allemagne et l’Italie, notamment, demeurent fidèles aux objectifs initiaux de la guerre, c’est-à-dire de minimiser les pertes territoriales de l’Ukraine et forcer la Russie à négocier un cessez-le-feu le plus favorable que possible à l’Ukraine. Dans les mots du président Macron : « Nous restons concentrés sur notre objectif  : tout faire pour obtenir un cessez-le-feu et aider l’Ukraine à négocier dans les termes que l’Ukraine décidera pour elle-même. » Le chancelier allemand estime lui aussi qu’il est impératif de mettre fin le plus rapidement possible à la guerre. Si les deux camps se rejoignent sur le soutien à l’intégrité territoriale de l’Ukraine et qu’il appartient aux Ukrainiens de déterminer les conditions acceptables d’un règlement négocié, les maximalistes ont intérêt à ce que la guerre se prolonge afin d’infliger des pertes durables à la Russie. Les minimalistes favorisent, pour leur part, un règlement rapide du conflit et un accord de paix qui ne se fasse « ni dans la négation, ni dans l’exclusion de l’un l’autre, ni même dans l’humiliation ».

Qu’en est-il du Canada ? Si l’on se fie à la rhétorique en provenance d’Ottawa, il se situe résolument dans le camp des maximalistes. La vice-première ministre Chrystia Freeland est allée jusqu’à appeler au changement de régime à Moscou : « Les démocraties du monde entier, y compris la nôtre, pourront être en sécurité seulement lorsque le tyran russe et ses armées seront vaincus ». Lors de sa visite à Kyiv, le premier ministre Trudeau a également appelé à une victoire de l’Ukraine contre la Russie.

Le problème est que, fidèle à ses habitudes, le gouvernement canadien a la verve facile et les gestes plus discrets. Il agit en contradiction avec le conseil prodigué par le président américain Theodore Roosevelt : le Canada parle fort mais tient un petit bâton. Ce paradoxe s’illustre sur le plan des investissements en défense, du déploiement de troupes en Europe et de la fourniture d’armes aux Ukrainiens. Ce fossé entre la rhétorique et le comportement n’est pas nouveau, mais il mine la capacité du Canada d’articuler une politique de défense cohérente. S’il est dans l’intérêt du Canada que l’Ukraine inflige une défaite totale à la Russie, pourquoi ne pas fournir davantage de soutien militaire à l’Ukraine ? Il semble qu’Ottawa préfère une rhétorique grandiloquente à moindre coûts, qui se traduit par une posture internationaliste libérale à rabais. Il serait préférable de s’attarder à mieux circonscrire les contours de la paix souhaitée et de mobiliser toutes les énergies pour l’atteindre.

Réinvestissements modestes dans la défense

Alors qu’elle livrait un discours enflammé appelant à vaincre « le tyran russe », la ministre des finances Chrystia Freeland annonçait un modeste investissement supplémentaire de huit milliards de dollars (5,83 milliards d’euros) sur cinq ans. La vaste majorité de cette somme, soit 6,1 milliards de dollars, servira à la modernisation du Commandement de la défense aérospatiale de l’Amérique du Nord (NORAD) et au financement de la contribution du Canada à l’OTAN. 500 millions ont été budgétés pour venir en aide directement à l’Ukraine. La dispersion temporelle des sommes laisse d’ailleurs entendre que le gouvernement canadien n’est pas en mesure de renflouer rapidement son budget militaire. En effet, la ventilation des 6,1 milliards passera de 100 millions en 2022-23 à 1,875 milliard en 2026-27.

Comme l’illustrent les projections budgétaires du gouvernement canadien, les nouvelles sommes s’inscrivent dans une tendance haussière depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement Trudeau en 2015. Les dépenses en matière de défense sont appelées à doubler entre 2016-17 et 2026-27. Toutefois, les augmentations les plus importantes sont aussi les plus lointaines. Compte tenu de l’inflation galopante – plus de 7% en 2021 – et de l’incapacité du ministère de la Défense nationale de dépenser entièrement le budget annuel qui lui est octroyé (près de 10 milliards de dollars n’ont pas été dépensés entre 2017 et 2021), l’augmentation du budget militaire canadien pourrait être bien moindre que ce que laissent croire les projections. Selon le directeur parlementaire du budget, les augmentations budgétaires devraient s’accroître jusqu’à un sommet en 2027-28, pour ensuite redescendre subitement. Compte tenu de l’inflation croissante, l’étalement dans le temps des augmentations prévues risque de réduire le pouvoir d’achat permis par ces hausses, nécessitant de nouveaux investissements afin d’acquérir les équipements souhaités.

Les augmentations budgétaires annoncées en grande pompe par la ministre Freeland ne permettront pas au Canada d’atteindre la cible de l’OTAN de 2% du PIB. Il aurait fallu que le Canada investisse 16 milliards de plus par année pour atteindre un tel objectif – soit 10 fois plus que ce qui est planifié. Sans investissements supplémentaires, la part du PIB que consacrera le Canada à la défense ne dépassera pas 1,5% au cours des prochaines années. Ceci entre en contradiction avec l’engagement conclu lors du Sommet du Pays de Galles de l’OTAN en 2014, où tous les alliés ont convenu de chercher « à se rapprocher dans les dix années à venir des 2% recommandés ». Si la ministre de la Défense avait un temps laissé miroiter que le Canada pourrait atteindre, voire dépasser le seuil du 2%, ce n’est désormais plus envisagé. Ce sous-investissement, manifeste depuis la fin de la guerre froide, irrite depuis longtemps les États-Unis qui reprochent au Canada de ne pas payer sa juste part du fardeau en matière de défense. Il se situe en effet au 25e rang parmi les 30 alliés de l’OTAN en matière de dépenses militaires relatives à son produit intérieur brut.

Si la cible des 2% peut paraître arbitraire, il en va autrement de celle d’investir en défense à la hauteur des besoins nationaux. Or, à ce chapitre, le Canada fait tout autant pâle figure. La politique de défense de 2017 ne prévoyait aucun budget pour la modernisation du Système d’alerte du Nord, cette chaîne de radars le long de l’océan Arctique dont l’objectif est d’assurer la surveillance de l’espace aérien, jugée être en voie d’obsolescence selon l’ancien commandant du NORAD. Alors que la modernisation du SAN pourrait coûter jusqu’à six milliards au Canada, le budget de 2022 ne prévoit qu’un financement de 252 millions de dollars sur cinq ans afin de « jeter les bases » de la modernisation de la défense du continent nord-américain. Des précisions sur un paquet « robuste » d’investissements pour la défense nord-américaine sont attendues au cours des prochains mois, dont la construction d’un radar transhorizon polaire en 2028, d’une valeur estimée à plus d’un milliard de dollars. Si la ministre de la Défense nationale reconnaît que le Canada fait face à un environnement de sécurité « moins sûr, moins prévisible et plus chaotique », elle promet de livrer une approche « audacieuse et agressive » pour la défense du continent nord-américain au cours des prochains mois. Rien n’indique que cela se traduira par des hausses supplémentaires à celles annoncées lors du budget 2022.

Plus encore, le gouvernement est demeuré coi sur la part des réinvestissements consacrée à l’OTAN. Cela inclut-il la décision d’acquérir 88 chasseurs F-35, soit 23 de plus que prévus, afin de fournir de manière simultanée 36 avions de chasse pour le NORAD (ce qui correspond à l’engagement maximal du Canada prévu pour le NORAD) et une escadrille aux patrouilles aériennes de l’OTAN ? Est-ce qu’Ottawa entend plutôt accroître les capacités de ses trois groupes-brigades mécanisés, dont celui mis en état d’alerte pour la Force de réaction de l’OTAN, activée pour la première fois en réaction à l’invasion de l’Ukraine ? Aucun détail n’a filtré depuis l’annonce budgétaire, laissant planer le doute sur la nature des réinvestissements. Compte tenu des discussions à l’OTAN entourant le renforcement des contingents militaires en Europe de l’Est, qui pourrait se traduire par le pré-positionnement de troupes sur une base permanente, il n’est pas clair si le Canada anticipe bien les coûts que cela pourrait représenter.

Déploiements militaires en déclin

La réplique habituelle du Canada face aux critiques qui l’accusent de sous-investir dans la défense est de mettre l’accent sur les contributions effectives du pays aux opérations alliées. Dans les mots du premier ministre Trudeau : « En fin de compte, les paramètres les plus importants sont toujours les suivants : est-ce que les pays renforcent les capacités dont l’OTAN a besoin ? Sommes-nous en mesure de fournir différentes ressources et de démontrer le type d’engagement envers l’Alliance qui doit toujours être là ? » À ce niveau, « le Canada peut être extrêmement fier », juge M. Trudeau.

Il est vrai que le Canada est l’un des alliés qui commande un groupement tactique de l’OTAN dans le cadre de sa mission de présence avancée renforcée en Europe orientale. Le Canada dirige le bataillon de l’OTAN en Lettonie depuis juin 2017, à la suite de la décision de l’Alliance atlantique de rehausser sa présence militaire dans la région en réponse à l’annexion de la Crimée par la Russie. Cette présence de l’OTAN s’est renforcée encore davantage à la suite de l’invasion de l’Ukraine, avec le déploiement d’autres groupements tactiques multinationaux en Bulgarie, Hongrie, Roumanie et en Slovaquie. L’Alliance a également déployé des navires et des avions supplémentaires afin d’accroître sa posture de dissuasion et de défense face à la Russie.

Dans ce cadre, le Canada a annoncé le 22 février 2022 le déploiement d’une batterie d’artillerie M777 et d’une troupe de guerre électronique, composées d’environ 165 soldats, portant à 695 le contingent militaire canadien au sein du bataillon qu’il commande. À ceci s’ajoute une seconde frégate déployée en Europe, en renfort à celle qui y est pratiquement déployée à longueur d’année. Dans la mesure où le Canada n’a que cinq ou six frégates opérationnelles, cette contribution soulève d’ailleurs des préoccupations quant aux limites capacitaires de la marine canadienne. Le Canada a également réaffecté d’Islande un avion de patrouille à long rayon d’action CP-140 Aurora, afin d’accroître les forces de l’OTAN dans la région euroatlantique. Si six avions de chasse CF-18 Hornet ont été déployés à six reprises en Europe orientale depuis 2014, le dernier déploiement remonte à l’automne 2021; aucun déploiement n’a été annoncé à la suite de l’invasion de l’Ukraine.

Aussi louables soient-ils, ces déploiements supplémentaires sont inférieurs à ceux des autres nations-cadres de l’OTAN, même au niveau des forces terrestres. Le Royaume-Uni, qui commande le groupement tactique en Estonie, a doublé la taille de son contingent – qui passe de 900 à 1 750 troupes – et déployé davantage de chars d’assaut et de véhicules blindés. Les États-Unis, à la tête du bataillon en Pologne, ont accru leur présence de 4 700 militaires supplémentaires, en plus d’amplifier leur présence en Allemagne, en Lituanie et en Bulgarie, faisant passer de 80 000 à 100 000 militaires américains en Europe depuis le début de l’invasion russe. La France a déployé 500 troupes en Roumanie, incluant des véhicules blindés, afin de commander un nouveau groupement tactique dans ce pays, aux côtés de 300 soldats belges. L’Allemagne a quant à elle déployé 350 troupes supplémentaires aux 550 stationnées en Lituanie, dont un système de défense aérienne et des unités d’artillerie, afin de rehausser son contingent à la tête du groupement tactique dans ce pays. Plus encore, la contribution supplémentaire du Canada en Lettonie est inférieure à celle d’autres alliés sous son commandement, dont 250 militaires italiens supplémentaires et plus de 800 soldats danois en renfort.

Ces chiffres témoignent du fait que la réputation du Canada comme resquilleur au sein de l’Alliance atlantique n’est pas sans fondement. À ceux qui pourraient croire que la faible contribution canadienne en Europe de l’Est est anecdotique, les données colligées par Scott Cooper et Kendall Stiles attestent du fait qu’elle est plutôt symptomatique d’une tendance lourde. Calculés en fonction de sa population, les déploiements militaires du Canada au sein des opérations « hors zone » de l’OTAN sont sous la moyenne de ceux des autres membres de l’OTAN. Le Canada arrive en effet au 19e rang en termes de contributions militaires par rapport à la population entre 2004 et 2018.

Certains pourraient être tentés de croire que le Canada choisit plutôt de concentrer ses contributions militaires à la sécurité internationale au sein d’autres types d’opérations. Après tout, peu après son arrivée au pouvoir, le premier ministre Trudeau a déclaré que le Canada était « de retour » sur la scène mondiale, en particulier par l’entremise des opérations de paix de l’ONU. Toutefois, sur les 600 Casques bleus et 150 policiers promis, seul un maximum de 167 militaires et 89 policiers furent dans les faits déployés, respectivement en 2019 et en 2015. Cette sous-contribution s’inscrit dans la continuité d’une tendance claire depuis le début des années 2010 : une diminution nette des déploiements militaires canadiens à l’étranger, quel que soit le type de mission. Ainsi, depuis la fin de sa mission de combat en Afghanistan en 2010, le Canada a déployé un peu plus de 1 200 militaires à l’étranger sur une base annuelle, comparativement à près de 4 000 entre 1991 et 2010.[1]

Soutien militaire significatif à l’Ukraine

Le constat est plus reluisant lorsque l’on s’attarde à la contribution directe offerte par le Canada aux Ukrainiens. Il est l’un des rares alliés à avoir déployé des troupes en Ukraine après l’annexion de la Crimée afin de participer à leur formation. Compte tenu du succès remporté sur les champs de bataille par l’armée ukrainienne, les quelques 200 Canadiens qui ont formé plus de 33 000 membres des Forces de sécurité de l’Ukraine depuis 2015, dont près de 2 000 membres de la Garde nationale de l’Ukraine, ont de quoi pavoiser. Ils sont en partie responsables des succès inespérés des militaires ukrainiens face à l’envahisseur russe, qui repose entre autres sur les habiletés tactiques, la formation au combat et la professionnalisation des Forces armées ukrainiennes développées depuis 2015. Ces capacités auraient pu être encore plus grandes, n’eut été de l’évaluation trompeuse des services de renseignement, qui ont en vaste majorité sous-estimé la volonté de combattre des Ukrainiens et surestimé les avantages de la supériorité militaire russe. Si les évaluations du renseignement avaient été plus justes, le soutien militaire des États-Unis, du Royaume-Uni et du Canada aurait peut-être été plus important.

Cela dit, les alliés ont limité leur soutien à l’Ukraine après l’annexion de la Crimée afin de ne pas provoquer la Russie et l’inciter à envahir davantage l’Ukraine. N’étant pas en reste, le Canada a longuement limité son aide matérielle à des équipements militaires non létaux, dont des vestes pare-éclats, des équipements de vision nocturne, des casques et des masques à gaz. Il faut attendre le 14 février 2022 pour que le Canada accepte de fournir les armes demandées par Kyiv. À ce moment, Ottawa annonce qu’à l’instar des États-Unis, du Royaume-Uni, de la Pologne, de la République tchèque, des Pays-Bas et de la Lituanie, il fournira des armes à l’Ukraine. Celles-ci se limitent toutefois à de petits calibres, dont des pistolets, des mitrailleuses et des fusils pour tireurs d’élite.

Il faut attendre l’invasion du 24 février pour qu’Ottawa consente à fournir l’Ukraine en armes de plus grands calibres. Le gouvernement Trudeau accroît d’abord la livraison d’équipement non létal, dont des lunettes de vision nocturnes, puis il offre le 28 février 100 systèmes d’armes antichars Carl Gustav et 2 000 roquettes. Multipliant les annonces, Ottawa ajoute trois jours plus tard la livraison de 4 500 lance‑roquettes M‑72 et 7 500 grenades. Ces armes sont bien accueillies par Kyiv, mais jugées insuffisantes. Le président ukrainien réclame notamment de l’artillerie lourde, des chars d’assaut, des systèmes de défense aérienne, des véhicules blindés, des hélicoptères, des avions de chasse et des missiles. Toutefois, la ministre de la Défense nationale déclare que le Canada a « épuisé » son inventaire d’armes et que les Forces armées canadiennes font face à « des problèmes de capacité ». Ceci en fait sursauter plusieurs, dont l’ancien Chef d’État-major Rick Hillier, qui suggère que le Canada livre 250 de ses véhicules blindés légers modernisés. Mais des sources gouvernementales expliquent la réticence du Canada du fait du besoin de formation et de pièces de rechange pour les forces ukrainiennes. D’autres proposent que le Canada fournisse des missiles antinavires Harpoon, dont 120 sont entreposés par la Marine royale canadienne, afin d’aider les Ukrainiens à défendre Odessa contre un assaut russe. Des sources gouvernementales répliquent que les États-Unis s’y opposent, ce que nient les autorités américaines.

Après des semaines de pression internationale et politique, le gouvernement Trudeau annonce le 18 avril la livraison d’artillerie lourde, soit quatre obusiers M777 parmi les 30 batteries acquises des États-Unis en 2005, ainsi de la formation sur ces systèmes dans un pays limitrophe à l’Ukraine. À ceci s’ajoutent, jusqu’à présent, huit véhicules blindés, des caméras pour des drones, ainsi que la fourniture d’imagerie satellite. Lors de sa visite à Kyiv, le premier ministre Trudeau déclare que le Canada continuera de faire « tout ce qui est nécessaire » pour soutenir l’Ukraine, de quoi plaire au président Zelensky, qui affirme à son tour qu’il ne peut en demander davantage sinon de faire pression sur les autres alliés, puisque le Canada lui a déjà fourni « tout ce qu’il avait ».

Selon les données compilées par l’Institut Kiel, le Canada se classe au sixième rang des plus importants fournisseurs nationaux d’aide à l’Ukraine depuis le 24 janvier 2022, avec un soutien total de 2 milliards d’euros. Ceci est considérablement moindre que les États-Unis, qui ont offert près de 43 milliards d’euros, soit près de trois fois plus que l’assistance offerte par l’ensemble des pays et institutions européennes (près de 16 milliards d’euros), ou encore du Royaume-Uni (€4,8 milliards), de la Pologne (€2,6 milliards), de l’Allemagne (€2,3 milliards) et de la France (€2,1 milliards), mais loin devant l’Italie (€0,48 milliard) et les autres États occidentaux. En fonction du PIB, le Canada se classe au 10e rang de plus importants donateurs, cette fois également devancé par les pays baltes, la Slovaquie et la Hongrie, mais devant l’Allemagne.

Le Canada grimpe au classement en ce qui a trait à la principale commodité réclamée par le président Zelensky, c’est-à-dire la fourniture d’armes, avec un soutien total de 0,76 milliard d’euros. Cela demeure nettement en deçà des 24 milliards d’euros engagés par les États-Unis, mais près de cinq fois plus que le soutien offert par la France (€0,16 milliard) ou l’Italie (€0,15 milliard).

Enfin, en termes d’armes lourdes, qui pourraient permettre aux forces ukrainiennes non seulement de repousser l’assaut russe dans le Donbass, mais possiblement de reprendre du territoire perdu, l’engagement canadien fait toutefois piètre figure par rapport à celui de ses alliés. La principale contribution canadienne réside dans la livraison de quatre obusiers M777, soit moins que la quantité d’unités artillerie lourde offerte par les États-Unis (90), la République tchèque (20), la France (12), l’Estonie (9), l’Allemagne (7), l’Australie (6) et les Pays-Bas (5), toujours selon les données colligées par l’Institut Kiel. Contrairement à plusieurs, le Canada n’a pas non plus offert de chars d’assaut, de systèmes portatifs de défense aérienne, ou de drones, ces armes lourdes décisives pour la bataille du Donbass.

Ainsi, si le Canada offre un soutien significatif à Kyiv dans la guerre contre la Russie, il n’en demeure pas moins que son aide n’est pas à la hauteur de sa posture en faveur d’une victoire totale de l’Ukraine. Contrairement au désir de la ministre de la Défense, le Canada ne semble pas « prêt pour une phase potentiellement plus dangereuse de cette guerre », c’est-à-dire d’offrir les armes nécessaires pour que l’Ukraine puisse tenter de reprendre le contrôle de sa souveraineté territoriale.

L’atlantisme à moindre coût

Que cherche le Canada avec sa politique ukrainienne ? Officiellement, le Canada aspire au retrait de la totalité des forces militaires russes et de ses « agents interposés » de l’ensemble du territoire ukrainien. Ceci est d’ailleurs le cas depuis l’annexion de la Crimée, comme en témoigne la fameuse déclaration du premier ministre canadien de l’époque, Stephen Harper, lors d’une rencontre inopinée avec le président Vladimir Poutine lors d’un sommet du G20 : « I guess I will shake your hand but you need to get out of Ukraine ». Évidemment, non seulement la Russie ne s’est-elle pas retirée de l’Ukraine, elle a plutôt choisi de l’agresser de nouveau de manière encore plus brutale.

La politique ukrainienne du Canada n’est-elle donc que du vent ? L’on pourrait certainement le croire, compte tenu de la taille imposante de la diaspora ukrainienne au pays – la seconde dans le monde après la Russie, avec 1,4 millions de ressortissants d’origine ukrainienne, soit 3,8% de la population canadienne. Son poids électoral est notamment concentré dans les trois provinces des Prairies canadiennes (Alberta, Saskatchewan et Manitona), où elle représente 11% de la population. Tous les principaux partis politiques courtisent donc le vote de la diaspora ukrainienne en adoptant des positions fortes. L’on aurait donc pu s’attendre à ce que le gouvernement Trudeau accède aux demandes répétées du Congrès des Ukrainiens canadiens d’en faire davantage, notamment en fournissant les armes lourdes réclamées depuis longtemps par l’Ukraine.

Le fossé entre la parole et les gestes vis-à-vis de l’Ukraine s’explique par la culture stratégique atlantiste du Canada, c’est-à-dire sa prédisposition à soutenir l’Alliance atlantique afin d’éviter la marginalisation internationale du Canada, mais à moindre coût. Le Canada a ainsi appuyé chacune des initiatives majeures de l’OTAN depuis sa création et a activement cherché à apaiser les différends qui ont divisé ses principaux alliés au cours des dernières décennies. Toutefois, cet engagement se fait dans l’optique de minimiser les coûts pour le Canada. La stratégie de défense du Canada sur la scène internationale consiste à brandir l’unifolié, c’est-à-dire à assurer une présence visible du Canada, sans pour autant chercher à atteindre d’autres buts stratégiques fixés par le politique que ceux d’éviter la marginalisation. Autrement dit, le Canada voit dans sa contribution militaire en Ukraine la preuve du succès de sa stratégie, plutôt que l’inadéquation entre les objectifs politiques et les moyens militaires.

Plusieurs incohérences découlent de cet atlantisme à rabais. Si le Canada militait aux côtés des États-Unis pour une « demande d’adhésion complète » de l’Ukraine et de la Géorgie lors du sommet de l’OTAN à Bucarest en 2008, il s’est, jusqu’à présent, refusé à offrir des garanties de sécurité souhaitées par le président Zelensky en échange d’une renonciation de l’Ukraine à joindre l’OTAN. De même, le Canada a décliné offrir des garanties de sécurité directes à la Suède et à la Finlande d’ici leur adhésion à l’OTAN et ce, malgré un soutien sans réserve à leur candidature. Enfin, le Canada privilégie une posture militaire multi-rôles lui permettant d’opérer sur plusieurs domaines, mais de façon temporaire et marginale, plutôt que de focaliser ses ressources limitées sur des capacités de pointe. Il dispose donc de plusieurs armements, mais pas en quantité suffisante pour contribuer avec impact à une guerre par procuration de longue haleine. Cet échantillonnage ne lui permet pas les volumes d’armements nécessaires à la guerre à haute intensité.

Conclusion

Le réveil du Canada n’est pas pour demain. Le principal obstacle au reversement de sa posture réactive et minimaliste réside dans un invariant qui ne risque pas de disparaître de sitôt : la garantie involontaire de sécurité des États-Unis à l’égard du Canada. Peu importe ses positions publiques, le Canada n’a pas à investir significativement dans sa défense puisque celle-ci est assurée par les États-Unis contre tout agresseur étranger. Il lui suffit de contribuer à un seuil minimal pour préserver une certaine visibilité internationale et satisfaire son électorat. Le Canada peut ainsi appeler au renversement du président Poutine tout en refusant de fournir les armes nécessaires à l’Ukraine pour vaincre son agresseur. Il peut également souhaiter que la Russie respecte la souveraineté de l’Ukraine, tout en refusant d’entrer en dialogue avec son président. L’issue souhaitée par le Canada à la guerre en Ukraine s’en retrouve déconnectée des efforts requis pour l’atteindre.

La principale conséquence de la posture canadienne réside dans la privation d’influence internationale et l’absence d’anticipation stratégique. En refusant de « payer sa part » et d’articuler clairement ses intérêts, le Canada est au mieux ignoré, au pire marginalisé. Dans le contexte de la guerre en Ukraine, ceci se traduit par l’absence de poids et de réflexion sur une possible fin de la guerre. En l’absence du renversement du président Poutine ou de la récupération de la totalité du territoire par les forces ukrainiennes, quelle est l’issue désirée par le Canada et que fait-il pour l’atteindre ? Dans la mesure où une partition du territoire ukrainien est plus que probable, et qu’une Russie revanchiste est là pour rester, le Canada devrait concentrer son attention sur ces scénarios et mobiliser toutes ses ressources pour une protection à moyen et à long terme de l’Ukraine. Autrement dit, le Canada se doit de penser et d’agir de manière stratégique plutôt que d’émettre des déclarations à l’emporte-pièce tout en se complaisant dans le confort de sa sécurité nord-américaine.

 

[1] Military Balance, International Institute for Strategic Studies. Données compilées par l’auteur.

 

Crédit : © Sputnik . Service de presse du Président russe

Auteurs en code morse

Justin Massie

Justin Massie (@justinmassie1) est professeur titulaire de science politique à l’Université du Québec à Montréal et co-directeur du Réseau d’analyse stratégique et du Rubicon.  Il est l’auteur de Francosphère : l’importance de la France dans la culture stratégique du Canada et a co-dirigé Paradiplomatie identitaire : Nations minoritaires et politique extérieure et America’s Allies and the Decline of U.S. Hegemony.

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